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Critique

GESUALDO, DEATH FOR FIVE VOICES

publié le

ASSASSIN & COMPOSITEUR, POURTANT ROI DU MADRIGAL GESUALDO PAR LE DISQUE ET PAR LE FILM

 

 

 

 

 

 

 

 

Son nom est celui d’un assassin, sa musique celle d’un grand compositeur. Nulle nécessité de dissocier les deux sous prétexte d’amoralité esthétique : la mythologie les comprend tous deux.

gesualdoDans la lugubre galerie de portraits qui, tels des miroirs, reflètent le visage de Gesualdo (1566-1613), le moins convaincant est peut-être aussi le plus populaire : celui du musicien fou, ou son inverse, celui du fou musicien. Sous les traits d’un Gilles De Rai tenant la lyre dans une main, le couteau dans l’autre, le musicien tel qu’il fut s’efface en un piètre collage de traits contradictoires. Pareille représentation réduit le geste créateur à un événement : les actes, tous équivalents, deviennent des accessoires dont l’unité s’écrit a posteriori. Mais une autre image est possible, plus puissante et plus féconde que tout archétype de la cruauté, celle du dieu grec Dionysos. Opposée à la figure apollinienne de l’équilibre intellectuel, du bon goût plein de raison, de l’idéal aux proportions parfaites, l’artiste dionysiaque déborde, excède, déferle, déchaîne - son œuvre suffit à peine à l’exprimer. La force créatrice ne se conçoit pas sans une capacité de destruction équivalente, et les dieux sont jaloux, intolérants : leur colère porte le caractère immodéré des gestes définitifs. Lorsqu’en 1690, Gesualdo met en scène l’assassinat de sa femme et de son amant, c’est avec la même démesure que celle qu’il manifeste dans son travail de compositeur. Invention et anéantissement coulent d’un flux unique et se confondent plus d’une fois…

Il n’est pas surprenant que Werner Herzog, collectionneur de vies démentes et de destins outranciers, se soit intéressé au prince de Venosa. Son point de vue, par contre, échappe à l’entendement. C’est que son documentaire est très laid. Par moments, il semble que le cinéaste se moque de son sujet, il tient sa caméra et son micro comme une concierge. En désordre, il donne la parole à l’historien, au musicologue, au descendant, aux conservateurs, aux cuisiniers, aux médecins, aux réincarnations… Les séquences musicales sont ramenées au niveau d’une thérapie équestre ou d’une commémoration religieuse grotesque. Les discours farfelus, les commérages, les superstitions se mêlent aux commentaires pertinents ; la musique, desservie par l’atmosphère générale de persiflage et de moquerie, grince presque davantage que les portes du château. Lorsqu’il filme les paysages italiens, c’est dans ces tons verdâtres et blafards que l’on associe aux terrains miniers du Nord industriel. Ce petit film peut valoir le détour en tant que phénomène de foire, mais il n’est certainement pas une entrée adéquate à l’univers sonore de Gesualdo.

Loin de ce chahut, la musique de Gesualdo demeure cependant étrange. Chant religieux ou madrigal profane, son art est avant tout celui d’un individualiste. Non qu’il invente de nouvelles formes ou déroge ostensiblement aux règles de ses contemporains, l’originalité de son écriture se manifeste avec discrétion, à l’intérieur des contours fixes. La polyphonie est comparable à une forêt séculaire où les voix s’entrecroisent avec l’élégance et le raffinement des branchages proches du ciel. C’est dans l’ombre de ces frondaisons que Gesualdo intervient comme perturbateur. Dissonances, chromatismes, ruptures violentes de tons tendent à signifier le texte et à renforcer l’émotion. De loin, l’écoute est apaisée. On se rapproche, quelque chose frémit, inquiète. En plein cœur de la musique, c’est l’affolement, l’angoisse. Ce style très particulier correspond davantage à la sensibilité du XXe siècle qu’à celle, plus mesurée, de la Renaissance : redécouvert par Stravinsky, Gesualdo connaît une seconde gloire, posthume, qui le désigne désormais, à juste titre, comme un précurseur.

 

Catherine De Poortere

 

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