Actif depuis 1992, le groupe genevois Brico Jardin ne vient pas de tomber du nid (de coucou !). Timbrés, ils le sont depuis toujours comme on peut le constater à l’écoute des trois albums précédents qui ont marqué le territoire suisse : Les fils d'une nouvelle esthétique odorante, 16 nouvelles aventures de Brico Jardin et l’album concept Outreterre. Depuis cet opus datant de 2002, le projet est porté par une voix féminine, celle de Delia Mayer dont le timbre qui navigue entre douceur et rugosité n’est pas sans rappeler ceux de Catherine Ringer, d’Édith Piaf ou encore de China Forbes de Pink Martini. Quant au répertoire, il s’écarte de la légèreté enivrante des délires initiaux, laissant éclore de véritables chansons electro-pop-rock qui rendent encore mieux et de manière plus subtile le grand dérangement qui hante le cerveau à deux têtes du groupe.
Le premier hémisphère est tenu par le bassiste Marc Jeanneret qui est aussi et surtout l’auteur des textes. Afin d’exorciser ses démons, il donne vie à des personnages en dérive (la chanteuse de Brico, Aleister Crane, les amants d’appartement, une femme en cavale, la jeune fille sans yeux…) et nous attire dans des lieux étranges (Jupiter, le magasin Torpédo, Nulle part, le cabinet d’optique…). Des histoires absurdes aussi belles qu’inattendues, des rêves éveillés. Des bulles oniriques et floues, des courts métrages où se débattent des êtres égarés. Une poésie de l’imaginaire où l’on sent le plaisir de jouer avec les mots (On est apparemment / Deux amants à part / Deux amants d’appartement) et de les chahuter (l’escalatorpédo, l’océan Pacivite, les Champs-Enlisés).
L’autre moitié est pilotée par le guitariste Simon Aeschimann, metteur en musique et pile électrique infatigable sur scène. L’énergie d’un rock déjanté, des touches electro et des ambiances pop kitsch confèrent à l’ensemble une bonne humeur étrange au goût amer. Après quelques écoutes seulement, les mélodies nous hantent déjà et l’on se surprend à vouloir les fredonner. C’est là que l’on se rend compte de toute la richesse de ces lignes mélodiques qui refusent la facilité. Bourré d’idées et de références bien senties, ce mélange détonant fonctionne à merveille. Et si dans Aleister Crane et le conte final, on sent clairement la présence du fantôme de Gainsbourg (époque Melody Nelson), Brico Jardin a su se construire un univers bien à lui. Un trip qu’il faut aller voir en live où les cinq cinglés ont la réputation d’offrir un spectacle total mariant musique, théâtre, humour débridé et films d’animation home made.
Après les sept bijoux pop constituant la première partie de l’album, les dernières plages forment un conte inquiétant qui donne son nom à l’ensemble. L’Étrange affaire de la jeune fille sans yeux détient un regard cinématographique rarement égalé en musique chantée. L’insolente Delia Mayer prend son grain le plus suave pour raconter ce songe cruel qui se termine en suspension, entre rêve et cauchemar. Un pur moment de grâce psychédélique et fantastique où la musique d’Aeschimann prend encore de l’envergure. Sans perdre la folie qui le caractérise, Brico Jardin a gagné en profondeur. Il était grand temps que leur monde décalé se cogne à nos contrées.
Guillaume Duthoit

Discographie à la Médiathèque

- Les fils d'une nouvelle esthétique odorante, Ayaa, 1994 - NB7451
- 16 Nouvelles aventures de Brico Jardin, Kaklon Records, 1999 - NB7453
- Outreterre, Musikvertrieb, 2002 - NB7454
- L'Étrange affaire de la jeune fille sans yeux, Kaklon Records, 2006 - NB7452

www.bricojardin.ch