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Critique

TREFFEN (DAS)

publié le

Axel Dörner est né en 1964. Il fait partie de ces musiciens surdoués et hyper formés, cumulant les formations en Conservatoire et, simultanément, les expériences où l’on désapprend en élaborant d’autres techniques, sur des terrains non académiques. […]

 

axel dornerAxel Dörner est né en 1964. Il fait partie de ces musiciens surdoués et hyper formés, cumulant les formations en Conservatoire et, simultanément, les expériences où l’on désapprend en élaborant d’autres techniques, sur des terrains non académiques. S’il n’est pas connu du grand public ce n’est pas faute d’un travail sérieux et abondant, avec un palmarès épatant de concerts, créations originales et compositions, implications dans de multiples formations (du solo au grand ensemble). Une carrière dont les traces enregistrées sont consultables dans une impressionnante discographie (facilement 50 CD). Si sa réputation reste confinée à ce qu’on stigmatise en segment pointu, son œuvre écoutée d’un peu plus près fera apparaître combien ces rangements sont arbitraires et ridicules, sans souplesse, tant Axel Dörner manifeste une capacité facile à créer des formes différentes, véritable défi aux segmentations, depuis le flux intimiste le plus abrupt jusqu’au débit très fluide d’un post-bebop.  Sa grande plasticité ne se traduit pas en une virtuosité éclectique, « regarde, je sais jouer de tout » ! C’est peut-être facile, mais je dirais que ce qui l’intéresse est le passage entre les styles, les raccords, plus exactement ce qu’il y a dans les raccords, ce qui se passe dans ces instants entre deux styles, deux formes, quand la pensée hésite entre un récit narratif, une représentation figurative ou abstraite, une proposition constructive ou une esthétique régressive, une empathie ou une analyse. Aucun choix ne peut être définitif, le cerveau fonctionne constamment en passant d’un mode à l’autre, c’est peut-être même ça qui fait moteur, fait avancer des concepts, des idées, permet de résoudre des problématiques expressives. Chaque mode est un réservoir de possibles, de ressources, le cerveau butine de l’un à l’autre.

Les compositions sont d’apparence hétérogène, Axel Dörner pose d’emblée que l’on s’exprime avec des matériaux pluriels. On passe de l’informel déstructuré, du vague à l’âme sauvage à un quartet piano-trompette-batterie-contrebasse d’une facture jazz très classique ou à des réminiscences tribales perturbantes, de sons nets bien tranchés à des sonorités sales peu assurées. Il ne semble pas y avoir d’unité ni temporelle, ni spatiale, ni géométrique, à part dans certains moments de friction, recherchés ou involontaires. L’important n’est pas d’organiser cette disparité de matériaux pour donner l’illusion d’une unité, mais de s’intéresser à ce qui relie et fait fonctionner ensemble les éléments constitutifs de cette hétérogénéité.

« Das Treffen » rassemble trois compositions, trois plages plutôt longues (entre 16 et 28 minutes), aux tempéraments bien distincts. Elles ont chacune un «programme» narratif particulier et partagent la manière d’instaurer la dynamique et d’impulser le mouvement. J’ai été surtout attiré par « Baby Doll », longue plage de 28:12. Il ne semble pas y avoir de centre, uniquement une force qui avance, une avancée freinée, tortueuse, rencontrant des obstacles, effectuant une croissance à rebours, à reculons. J'ai été fasciné par la manière de construire cette cohérence désordonnée. J’ai écouté, écouté, réécouté jusqu’à être à même d’en retracer le fil, de (me) raconter schématiquement ce qui se passe durant ces 28 minutes (comme si j’essayais de dessiner mentalement une partition graphique qui me permettrait, mentalement, de réentendre le morceau, sans devoir recourir à l’appareillage technique).

Dans les premières minutes, les musiciens construisent une trame de motifs méfiants et troués qui se jouent des tours, font trébucher ce que chaque autre instrument, à côté, essaie de mettre en place. C’est retors, ça patine, néanmoins ça avance ensemble, ça s’accroche l’un à l’autre, une dynamique collective s’instaure, paradoxale et diffuse. C’est une connivence qui joue sur les contrariétés. Une collaboration chamailleuse, sans rentre-dedans, mais par observation et évitement ou en coupant l’herbe sous les pieds du partenaire, en écrasant les bords de ce qu’il rend audible. « Tu as tracé un chemin jusqu’ici ? Je le coupe, et le dévie par là, je prends les devants ». Ainsi, un récit avance en course-poursuite faite de démarrages avortés, de sorties de route inopportunes, de gauche à droite, comme en tournant les pages d’un livre illustré.

Contrebasse pincée ou frottée à l’archet, percussion qui s’incruste et s’approprie la sonorité de la contrebasse, piano équilibriste et distant, pointilliste et divergent. L’électronique camouflée, espionne, traque et amplifie le souffle tapi entre les interventions de chaque musicien, révèle et amplifie des interférences, l’empreinte de ce qui se reflète de l’un à l’autre. L’archet donne l’impression de glisser sur les cordes fantômes de ces interférences, de les faire chanter, et puis ça plonge dans le sombre, le dense, le dépressif agité d’ondes trépignantes avec, dans la prolongation, une éruption de signes électroniques palpitants, appareils d’assistance respiratoire qui disjonctent.

Et l’on passe à la case suivante avec la trompette possédée par un didgeridoo, arabesques noueuses de tuyauteries ancestrales. Le piano s’isole en une méditation noble qui s’énerve progressivement. Les percussions cherchent le fil d’autres danses. Un signal d’alerte frétille toujours dans l’ombre, prompteur crachant l’annonce d’un sinistre imminent. L’électronique laisse gronder l’animosité de créatures cachées, forces obscures. Paf, exorcisme de percussions saccadées, secouées, évoquant des rituels indonésiens, en opposition avec le piano disert, savant, posé. Les percussions patinent et se convertissent en rythmique commentant la prétention du piano, cordes frottées et électronique développent les soubassements brouillons, vaguement inquiétants. Hop, changement de décor, l’électronique fait surgir un jeu de miroirs déformant les sons. À cet instant déboule un quartet jazz tout à fait orthodoxe, dans la rythmique, dans le phrasé rapide de la trompette. Il traverse l’image, sans ralentir, bien que dans ses rouages surgissent pas mal de vacheries, de piques, de bâtons dans les roues, pour faire trébucher l’autre, superbe jeu d’influences, de rivalités à fleurets mouchetés. Rencontres et combats. Ce n’est qu’un segment, une citation décortiquée autant que jouée, et l’on bascule soudain dans une autre case de l’histoire où l’écran informatique avale tous les sons de la séquence précédente, les digère, les désolidarise, les transforme, les retourne en leur contraire. Une narration musicale rembobinée. Elle n’aura pas le dernier mot, des cordes frottées amorcent une nouvelle direction, le piano rapplique de très loin, en douce, la percussion imprime une ponctuation et, donc, un sens, un découpage qui contrarie l’informe synthétique qu’étaient en train de réaliser les machines.

Ce qui surnage ensuite est un flux continu de la trompette, un seul souffle vacillant, enroulé sur lui-même, prenant de la hauteur, reléguant les autres instruments à de la figuration, dans les coulisses, juste à tapoter leurs touches, leurs cordes, leurs peaux, distraitement, à vide. Jusqu’au moment où le flux modelé de la trompette se rencontre et se dilue dans une vague d’angoisse, immense et ralentie, qui s’épuise d’elle-même, est avalée à son tour, absorbée par la trompette qui la recrache dans son flux retrouvé, qui progresse en boa constrictor. Ligne qui s’amenuise et se disperse en bruitages de distorsions, d’implosions, de trifouillages, signaux sans aucune solidarité, plaçant ici des imitations d’animaux (bruits sans passé ni avenir), là des imitations de machines (marteau pique), des rappels épileptiques de motifs précédents. Dans un crescendo chaotique.

Voilà une succession de scènes qui s’imbriquent, vont de l’avant, mais se dérobent l’une devant l’autre, des motifs qui s’étouffent mutuellement comme s’il s’agissait d’une maladie de croissance. Vous savez, quand un organisme rencontre un obstacle, génétique ou autre, et que sa croissance va se poursuivre « monstrueusement », en se tordant, en s’enroulant, en rebroussant chemin, en rentrant dans ses chairs ou traversant celles d’autres organismes voisins, colonie de formes déviantes…

PH

 

 

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