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Critique

GRAINE ET LE MULET (LA)

publié le

Parler et manger : on pourrait réduire La graine et le mulet à ces deux activités fondamentales, sans en trahir le sens ni en réduire la portée. Assertion tautologique? Ailleurs, on mange aussi, c’est nécessaire; on y parle plus encore: la bouche est […]

 

Parler et manger : on pourrait réduire La graine et le mulet à ces deux activités fondamentales, sans en trahir le sens ni en réduire la portée. Assertion tautologique? Ailleurs, on mange aussi, c’est nécessaire; on y parle plus encore: la bouche est sans doute l’accès privilégié du corps au cinéma. La différence ici tient à un effet de grossissement: manger et parler sont à la fois matière et manière, fond et forme, moyen et fin.

La Graine et le Mulet

 

Un extérieur inondé de soleil : Sète est une ville tellement radieuse que même ses quartiers les plus pauvres et son port où les hommes travaillent dur scintillent, à peine ébréchés par quelques écailles dans la peinture, quelques zones grises, poussiéreuses, où les couleurs, la chaleur, trouvent, comme à l’ombre, un apaisement de fraîcheur. Un semblable trompe-l’œil tend à donner à la vie des ouvriers, réellement difficile, des apparences de légèreté - ensoleillement de la peau et vivacité du langage.

Mais de tout ceci, une vue rapprochée modifie la perception: le sort des pêcheurs - l’âpreté économique des métiers de la mer - est aussi peu enviable que celui de Slimane, qui, après trente-cinq ans de carénage, perd son emploi. Faisant face à son licenciement, il doit encore affronter deux femmes: sa compagne actuelle, indépendante financièrement, mais dont les exigences émotionnelles dépassent de loin les revendications pécuniaires de son ex-femme. Tout autour, il y a beaucoup de monde; c’est la famille: fils et filles, gendres et brus, enfants, neveux, nièces et cousins, et, un peu à part, Rym, fille de sa compagne, confidente et amie, véritable porte-parole de l’homme taciturne, émanation sensuelle de sa trop grande austérité. À deux, ils forment le projet de transformer un vieux navire en restaurant, pour régaler les clients de couscous (la graine) au poisson (le mulet).

Ce résumé est aussi succinct que trompeur: il pourrait ne pas rendre compte de la foncière irrégularité du scénario, dont aucune séquence ne figure le déroulement de l’intrigue. Celui-ci se passe intégralement hors-champ, chaque scène s’affichant dès lors comme le résultat d’une action élidée. Ainsi, à une conversation entre Slimane et Rym sur un improbable retour au pays succède une demande de fonds à la mairie, sans que jamais auparavant il n’ait été question du moindre restaurant. Cette structure déroutante, qui met l’accent sur le commentaire et néglige les faits, configure l’architecture du film par paliers, de sorte que si, de scène en scène, la tension monte et les nœuds se resserrent, la participation du spectateur, qui comble les vides de l’intrigue, est requise à tout moment. La narration proprement dite n’existe pas; il n’y a que peu de plans descriptifs, transitionnels; rares sont les prises de vue destinées à donner l’ambiance, créer un contexte. Comme au théâtre, ce sont les dialogues qui rendent compte des événements et les décors sont une toile de fond, dont la fonction, essentielle et précise, ne déborde pas de son cadre utilitaire. Pour autant, La graine et le mulet n’est pas un film aride, difficile; les éléments «divertissants», pittoresques ou anecdotiques, qui agrémentent toute histoire, se situent aux endroits les plus inattendus pour un film et sont d’autant plus plaisants que l’on n’a pas l’habitude de les y trouver. C’est, par exemple, le langage. L’accent chaleureux du Sud, mélange de marseillais et de tunisien, avec ses expressions typiques, son débit, sa phraséologie particulière - Kechiche filme la langue comme un paysage - les mots, l’accent composent de façon originale un climat naturel, mais insolite à l’oreille, comme le parler des banlieues de L’Esquive, où le français s’entend presque comme une langue étrangère. L’absence de sous-titres, parallèle à l’évolution elliptique de l’intrigue, sollicite l’attention, la concentration du spectateur, lequel, pour comprendre le film, n’a d’autre choix que d’y participer activement.

Cette exigence, le réalisateur la pose consciemment; elle témoigne de ses antécédents comme acteur et metteur en scène au théâtre. On ne pourrait croire, à mesurer l’importance de la scène dans son cinéma, que ces années de travail, nécessaires à la réalisation de son rêve, aient été purement subies, tant elles semblent avoir été pour lui bénéfiques, formatrices, dans la maturation de son oeuvre, comme s’il avait réussi à intégrer la substance même du théâtre qui lui permettrait ensuite de traduire avec justesse sa vision de l’humanité. Né en Tunisie, Kechiche est venu s’installer dans le Midi de la France à l’âge de six ans. Très tôt, le cinéma retient son attention, cristallise une vocation évidente. Des cours au Conservatoire lui donnent rapidement accès à la scène, mais ailleurs, ses scénarios n’intéressent pas. À partir de La faute à Voltaire, les voies du cinéma s’ouvrent à lui: L’Esquive, son film suivant, reçoit le César du meilleur film en 2005 et voici que La Graine et le Mulet est, lui aussi, plusieurs fois récompensé. Les critiques, toujours à l’affût de filiation esthétique tenant lieu d’analyse, l’inscrivent désormais dans la lignée de Renoir, Doillon et Pialat. Pourtant, son cinéma ne se réduit pas à un quelconque naturalisme remis au goût du jour. Ce qui, dans son œuvre, retient justement l’attention, se développe en marge des styles et des contenus prédéterminés. À commencer par la matière même du film, constituée de combats verbaux, à l’exclusion presque totale de tout le reste. C’est l’essence du théâtre mêlée à celle du cinéma. Avec ses acteurs, Kechiche effectue un long travail préparatoire, fondé sur une appropriation intime du personnage par diverses mises en situations qui, par la suite, ne figurent pas forcément dans le scénario. Il s’agit de créer un esprit de troupe – corps de la communauté sociale représentée à l’écran – et de développer des individualités fortes, capables de résister à la suppression de toute psychologie. Une fois de plus, la rigueur structurelle, qui se passe de commentaires, de descriptions, d’explications – exige des acteurs qu’ils prennent en charge tout ce qui est ôté du scénario. Les conventions théâtrales remplacent les conventions cinématographiques. L’unité de lieu, par exemple, sans être radicale, reste une constante: chaque scène se déroule dans une pièce fermée, et, si l’on fait exception de la dernière demi-heure, il n’y a quasiment pas de montage alterné. L’excellence des acteurs, mais celle aussi de l’écriture, crée l’illusion de l’improvisation – l’illusion du réel. Poussé à bout, ce procédé trahit un pessimisme qui contredit ses prémisses. En effet, accorder une telle importance aux dialogues, n’est-ce pas leur prêter une valeur fondamentale, humaniste? Or, tout n’est qu’affrontements, monologues alternés, c’est-à-dire, pour reprendre le terme consacré à la démarche d’Antonioni: incommunicabilité. Et c’est à cet endroit précis que le cinéma reprend ses droits, dans la mise en scène d’une violence relationnelle. La caméra serre au plus près les personnages, leurs visages, les enferme dans leurs revendications, frustrations - séquences banales de la vie courante. La solitude fondamentale de l’individu au sein du groupe, et l’égoïsme qui en résulte, devient moteur de l’action. Les plans établis ne résistent pas à l’addition des hasards. Sans se montrer aussi radical que Haneke dans 71 fragments d’une chronologie du hasard, Kechiche coud et découd simultanément son intrigue.

Le temps évolue par contractions et dilatations, mettant en concurrence lenteur et vitesse de façon à restituer la subjectivité des perceptions. Cet effet, lié directement à la longueur des dialogues, est à mon sens une des plus grandes réussites «naturalistes» du film. Certes, on entend parfois reprocher à Kechiche de ne pas suffisamment «couper», de ne pas savoir arrêter une scène à temps – avant qu’elle ne commence à lasser – comme s’il s’agissait de divertir… Mais comment croire une seconde que des conversations aussi désespérantes, aussi «vides», aient pour but de «divertir»? Les gens parlent pour exister: cela ne rend pas leurs paroles opérantes, fonctionnelles. Rien à voir avec les dialogues platoniciens qui cisèlent en douceur, par la dialectique, une pensée philosophique. Là-dessus, le film ne triche pas non plus: ni bons mots, ni aphorismes, les dialogues ne prétendent pas à une sagesse dont la vie serait exempte. L’ironie et l’humour, s’ils sont très présents, ne sont jamais introduits artificiellement. C’est au spectateur de les déceler, de faire cet effort de recul qui, du quotidien, permet d’extraire la matière comique.

Mais le cinéma de Kechiche est avant tout un cinéma transfiguré. Pris séparément, aucun de ses éléments ne rend compte de la totalité. Liés, amalgamés, fondus en marge du récit, bien plus, illuminés par le regard posé sur eux, leur nature change imperceptiblement. Il arrive que regarder quelque chose de près revienne à le regarder de loin: la vue, gênée et déficiente, est dans un cas compensée par l’imagination, dans l’autre par la sensation. Dans La graine et le mulet, la caméra, qui glisse contre la peau, est bien trop près des personnages pour les juger, relever leurs contradictions, ou les «étudier». Cette émouvante attention renvoie à l’écriture très charnelle de Zola qui, malgré la noirceur de ses sujets puisés dans la réalité sociale de son époque, faisait entrer tant de sensualité dans son style que, loin de transmettre l’horreur et le dégoût, ses histoires inspiraient au contraire une intense empathie. Certes, l’écrivain et le réalisateur supportent tous deux une étiquette sociale, mais à la fin, ce qui se lit, ou se montre, ne correspond plus à ce qualificatif. Plutôt, c’est une exaltation de la vie, d’autant plus puissante que les circonstances appellent à la tristesse. Mais le cinéma s’affranchit des clichés faciles qui associent pauvreté et laideur, richesse et esthétique. Ici la beauté s’incarne dans la voluptueuse Rym (Hafsia Herzi), dans les nombreuses scènes de table, le couscous qui fait luire les lèvres, la graine maculant les doigts que l’on lèche avec gourmandise, la lumière chaude et la désormais célèbre danse du ventre. Au-delà de ces manifestations physiques, la sensualité se diffuse comme une vapeur qui atténue la dureté, les drames du quotidien. Sans pour autant faire régresser la société à un stade primitif, il y a certainement, dans ce portrait de groupe, un détachement par rapport à l’éthique courante, comme si ces conflits moraux n’étaient eux-mêmes que jaillissements naturels, mais sans importance, dans un paysage humain indifférent. Tempêter, rire, manger, aimer, participer, vivre… Celui qui ne mange pas, celui qui se tait - est déjà mort.

Catherine De Poortere

 

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