Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Focus

La mer qu’on voit tuer (le long des golfes clairs)

Anne-Lise Coste

migration, fresque, frontière, hospitalité, réfugiés, lettrisme, Frontex, police des frontières

publié le par Pierre Hemptinne

De nombreux acteurs culturels et artistes exposent et créent pour changer le regard sur les migrations et la police des frontières. Exemple avec le FRAC Occitanie et Anne-Lise Coste et son oeuvre « ê ê ê » (aérographe, 2019).

C’est une grande fresque qui submerge. Elle envahit les murs blancs sans atténuer l’impression d’un vide oppressant. Ça commence à gauche, au ras du sol, un vol de poussières floues, de teintes chaleureuses mais dépigmentées, la terre se dérobe. L’empreinte de mains qui marquent leur appartenance à cette terre – juste un passage – cherchent une issue. Le mot « viens » en altitude, détaché, hors sol. Entendre des voix qui disent qu’il y a une solution ailleurs, des humains pour accueillir, partager une autre terre, une foi inconditionnelle – irrationnelle – en l’humanité. L’hospitalité n’est-elle pas en vigueur universellement ? Être poussé à partir. Puis le mot « viens » se rapproche, se répète, se brouille dans une ligne têtue de part et d’autre de l’angle du mur où se produit une forte tension, un cap à franchir. Une rupture prémonitoire. Ça bouillonne, les « e » et les accents circonflexes abondent, s’imbriquent les uns dans les autres, résonnant avec « rêve », « merveille », « poème », « larmes » du départ, le tout superposé, organisé en flux successifs, chaotiques. Rouge, orange, jaune. Puis la rupture, le « se jeter à l’eau » impérieux, parce qu’il n’y a pas d’autres solutions.

Migrants welcome

Alors les flots lettristes, pétris de peurs, turbulents, déstructurés et décomposés, enflent, grondent, bataillent. Courants conflictuels entre l’image de la mer salvatrice et l’élément marin sans pitié, destructeur. Ressac violent de cris, de souffles, de prières hachées, d’appels emportés par les vents. Et le danger partout, les contrôles, les garde-côtes, les balles. La dérive alors dans des plis de mots de plus en plus comprimés, stressés, juste des radeaux désarticulés de voyelles, des bouées fragiles de consonnes. Les vagues sans fin sont vues comme les murs d’une prison fatale où les condamnés inscrivent leurs témoignages, nomment leur désespoir, désignent leurs bourreaux. Des graffitis sur des murs d’eau sans cesse dilués, comme du sang s’épanchant, sans cesse repris, écrits à nouveau. Hurlés (même silencieusement). En retrouvant, dans la mémoire collective, un fil historique tragique qui refait surface, « Nantes, le port, les esclaves ». Voilà, pour le prix dérisoire que les pouvoirs accordent à ces migrants jetés à la mer, sur des embarcations de fortune, voués à la mort. Par-dessus les tourbillons, une frêle cursive « l’am » (ou l’anglais I am ?) continué par un rayonnement d’embruns flous, dispersés à la manière des graines de pissenlit. De ces tragédies, peut-être que s’échappent des particules pour régénérer un jour les consciences, l’humanité ? En se reliant à un timide « migrants welcome », à peine audible depuis l’infinie étendue de la mort, sans secours, le véritable « cimetière marin ». Les causes du désastre sont scandées à la manière d’un chœur dans les tragédies grecques : « Merde aux murs », « Merde à la police des frontières », « Merde aux frontières », « Merde au FNRN »…

Merde aux frontières

Puis une sorte d’échouage, improbable, dû à une sorte de coup d’aile providentiel, retour à une assise plus solide, rivage nu, il faut reprendre ses esprits, reconstituer une consistance, retrouver un fil. Expectorer, balbutier. Babillage étourdi, désorienté, sans lieu, sans corps. Une sorte de rameau flotte dans les airs, fantasme d’un nouveau départ, d’une généalogie renouée, trouvant un nouvel ancrage, mais tout flotte, tout est en sursis. Le coup de génie de représenter cette épopée insupportable, suffocante, par des mots, par des flux épileptiques de langage – tout est écriture, même les taches –, consiste à, tout en renvoyant à toutes les images que les médias en montrent, de mesurer combien tout ça repose aussi sur des dimensions mentales. Les murs, les frontières, les polices des frontières, elles sont érigées dans les têtes, fabriquées dans les cerveaux. Ces intériorisations des frontières – et des « identités » qui vont avec, cachées dans le halo trouble qui remue tout l’arrière-fond de la fresque –, elles agissent de l’intérieur. Elles rendent possible, pour le grand nombre, chez une part importante des populations, ce que l’historien Gérard Noiriel appelle la « mise en acceptabilité » de régimes inhumains (nazi, Vichy…). Contre cela, et invitant à se méfier de ceux et celles qui conseillent des solutions toutes faites, il suggère plutôt de produire de la connaissance, de partager de la connaissance, de construire une autre culture de la compréhension des problèmes qui secouent la société actuelle. À quoi se rallient de nombreux acteurs culturels qui documentent cette question des migrations, et des artistes telles qu’Anne-Lise Coste qui ouvre les yeux et les sensibilités par des esthétiques critiques et d’ouverture d’esprit.

Pierre Hemptinne


Anne-Lise Coste

Né(e) en 1973
à Marignane
Vit et travaille à Orthoux, France

Anne-Lise Coste vit et travaille à Orthoux. Elle est née à Marignane en 1973. Elle a étudié aux Beaux-Arts de Marseille puis de Zürich, où elle a vécu plusieurs années avant de s’installer à New York. Depuis 2014, elle vit à nouveau en France. Elle est représentée par la galerie Nogueras Blanchard à Madrid, Lullin + Ferrari à Zürich, Ellen de Bruijne Projects à Amsterdam et Reinhard Hauff à Stuttgart.

http://www.annelisecoste.com

Classé dans