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Focus

La guerre de Samuel Fuller, le factuel et le fictionnel

Samuel Fuller : "The Big Red One"
Qu’on l’aborde sous l’angle de l’outil (machine à écrire, fusil et caméra) ou sous l’angle de l’action qui en découle (écrire, combattre, filmer), tout Samuel Fuller repose sur ce trépied.

Sommaire

"Marteau !" (...) Je ne sais pas pourquoi c’est ce foutu mot que j’ai prononcé en premier. La raison pour laquelle je n’ai rien dit avant d’avoir cinq ans reste encore plus mystérieuse. Ce silence anormal inquiétait mes frères et sœurs et surtout ma mère, Rebecca. Ils craignaient que je sois mentalement retardé ou pire, tout simplement débile. Ce fut un moment de joie pour toute la famille lorsque j’ai enfin prononcé ces deux premières syllabes pleines de pugnacité. — Samuel Fuller [avec Christa Lang Fuller et Jerome Henry Rudes] : "Un troisième visage", Allia 2011

Journaliste, soldat, cinéaste

Il y a la matière première, pas toujours facile à canaliser, la mémoire et un de ses produits dérivés, les Mémoires : ce sous-genre de la littérature au point de jonction de l’autobiographie et du récit historique. Du début des années 1980 à sa mort (survenue en 1997), Samuel Fuller, qui, depuis longtemps, était devenu un maître dans le maniement de ces mots qui s’étaient longtemps refusés à lui enfant, passe pas mal de temps à se souvenir et à témoigner d’une triple vie bien remplie (dans le monde de la presse new-yorkaise avant la Seconde Guerre mondiale, dans l’US Army pendant celle-ci et dans le cinéma après 1945).

Des deux côtés de l’océan Atlantique, ses enfants et petits-enfants spirituels, critiques ou cinéastes – sans oublier sa femme – lui tendent le micro et l’écoutent, tantôt pour un livre, tantôt pour un documentaire. Ce n’est pas un hasard si le portrait qu’Adam Simon réalise en 1996 pour le British Film Institute, avec la complicité de Tim Robbins, Jim Jarmusch, Martin Scorsese et Quentin Tarantino, porte un titre (The Typewriter, the Rifle and the Movie Camera) intimement complémentaire au sous-titre du livre de ses mémoires que Christa Lang Fuller et Jerome Henry Rudes aident à faire publier presque au même moment : My Tale of Writing, Fighting and Filmmaking.

Qu’on l’aborde sous l’angle de l’outil (machine à écrire, fusil et caméra) ou sous l’angle de l’action qui en découle (écrire, combattre, filmer), tout Samuel Fuller repose sur ce trépied.


The Big Red One, film testament

Alors que, de 1949 à 1957, Samuel Fuller avait tourné onze films en moins de 10 ans, il ne réalisera, au cours des quinze ans qui suivent son chef-d'œuvre The Naked Kiss, tourné en 1964, qu’un film de cinéma (et pas un de ses meilleurs : Shark!, en 1970) et un film de télévision (Dead Pigeon on Beethoven Street pour la WDR, en 1972). C’est à ce moment-là, fin des années 11970, qu’il concrétisera enfin un projet de film lui tenant particulièrement à cœur : le récit de ses années de guerre au sein de la première division d’infanterie, la « Big Red One », du débarquement en Afrique du Nord à la libération des camps dans les Sudètes, en passant par le débarquement en Sicile, celui du D Day à Omaha Beach en Normandie, la campagne des Ardennes, etc.

Si l’on en croit Fuller, John Wayne, qui l’avait contacté pour incarner le rôle du Sergent dans The Big Red One, lui demande des nouvelles du film quelques mois plus tard, alors qu’il est en train de tourner « l’histoire d’un barbare et d’une geisha », film de John Huston, datant de… 1958 !

Noël Simsolo se souvient aussi que le cinéaste lui avait raconté le film, séquence par séquence, plan par plan, huit ans avant de le tourner. Si ce projet de film a littéralement hanté Fuller pendant plus de trente ans, de son retour des champs de bataille à la fin des années 1970, c’est aussi qu’il voulait le réaliser tel qu’il le souhaitait. À l’époque où John Wayne était pressenti pour le rôle principal, le Pentagone lui proposait trois camps de 15.000 soldats comme figurants, mais Fuller ne voulait pas d’un film à grand spectacle à la Cecil B. DeMille ou à la "Guerre et paix". — Philippe Delvosalle

Au début des années 1970, on lui suggéra de tourner le film avec Steve McQueen, mais l’âge de celui-ci ne correspondait pas à l’âge du personnage du Sergent, qui devait avoir fait la Première Guerre mondiale et pouvoir être le père des gamins de son unité (quand Fuller s’engage dans l’infanterie, il a un rien plus de 30 ans, mais la moyenne d’âge des autres soldats autour de lui est de 19 ans). Finalement, Fuller choisira Lee Marvin (« Le visage de la guerre, le visage le plus ridé, fatigué, cadavérique possible. Mais, précisément à cause de ça, la mort ne peut pas l’atteindre »).


Tourné avec un budget oscillant entre le quart et le huitième de celui d’un film de guerre classique, The Big Red One [Au-delà de la gloire] ne sera pas, conformément aux options de son créateur désormais sexagénaire, juste un film de guerre de plus.

Ce sera le film d’un ex-soldat, d’un fantassin, même (ses aînés Ford, Capra, Stevens et Huston ont aussi fait la Seconde Guerre mondiale, mais dans les services cinématographiques de l’armée). « Chaque plan de mon film sera basé sur mon expérience » : tournant le dos aux grandes scènes de combat (elles sont ici assez courtes et filmées de près, au cœur de l’action, pour pallier le manque relatif de figurants) et à l’héroïsme (« il n’y a rien d’héroïque dans l’acte de tuer »), le film se focalise sur le vécu et la survie du Sergent et de quatre soldats, dont Zab, l’alter ego de Fuller (écrivain débutant, « l’Hemingway du Bronx », un cigare aux lèvres en toutes circonstances). « Avancer, avancer et laisser des gens derrière. Avancer ! »

Ainsi, The Big Red One est aussi un film sur l’envers sombre de l’action : la fatigue, la peur et l’attente. Une sorte de danse macabre balançant entre l’horreur indicible de la folie guerrière et des détails cocasses du quotidien qui ne pouvaient être racontés que par quelqu’un qui les a vécus (les capotes déroulées sur la gueule des fusils pour les protéger de l’eau lors des débarquements, le salpêtre dans les rations pour juguler les érections des hommes, etc.). Et ce film de fusilier est aussi un film de journaliste. Mais pas de n’importe quel journaliste : non pas une noble plume d’un journal de la haute, mais un reporter de terrain de la section faits divers du New York Evening Graphic, un des tabloïds du magnat de la presse W.R. Hearst. Avec ce que cela implique comme accents accrocheurs et « percussifs » dans l’expression, les formules et les images-choc (« Who Killed Santa Claus ? » s’intitulait un des premiers articles de Sam, alors âgé de 17 ans). Ou, pour reprendre les deux lignes du carton qui ouvre le film :

This is fictional life / based on factual death — carton au début de "The Big Red One"

L'horreur au bout de l'horreur

Au bout de ce périple infernal, il y a la capitulation allemande et le retour vivant au pays, mais, juste avant, il reste encore à vivre le pire : la découverte du camp de Falkenau (aujourd’hui Sokolov en République tchèque), de ses morts, de ses morts-vivants, des abjections subies.

À la guerre, nous nous étions habitués à la violence et aux horreurs, mais nous n’avions jamais imaginé découvrir quelque chose qui ferait passer tout ce cauchemar pour une sinécure. — Samuel Fuller

Devant le déni des notables germanophones de la ville adjacente, le commandant Walker les oblige à habiller les morts et à les enterrer et il enjoint le jeune soldat Fuller de filmer cette cérémonie avec la caméra 16mm à ressort que sa mère lui avait envoyée quelques mois auparavant. En 1988, pour le documentaire Falkenau, vision de l’impossible, Emil Weiss remontre in extenso son premier film à Samuel Fuller et enregistre ses commentaires.

Croyance en la puissance des images

Régulièrement, chose exceptionnelle pour celui que Jean Narboni avait surnommé « Un homme à fables » (un homme affable), Fuller se tait. Une retenue qui fait écho à la scène centrale de la libération du camp dans The Big Red One : un simple, mais bouleversant jeu de regards, en champ-contrechamp, entre trois soldats ouvrant trois portes et ne comprenant pas ce qu’ils sont en train de découvrir et le regard perdu et encaissé, au fond d’orbites décharnées, des survivants qu’ils libèrent.

Quand Fuller retrouve la parole dans le documentaire de Weiss, c’est cependant pour défendre un credo dans la puissance éducative, quasi curative, des images. Faisant explicitement référence aux négationnistes et aux chambres à gaz comme « point de détail » de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale selon Jean-Marie Le Pen, le cinéaste considère que les images d’archives peuvent « montrer le mal et lutter contre le mensonge », en particulier si ces images sont incorporées dans une fiction et que le spectateur voit un personnage les regarder et changer. Exactement ce que Fuller a mis en scène avec brio trente ans plus tôt dans Verboten ! (1959) lorsque, dans l’Allemagne dévastée de l’hiver 1945, une sœur emmène son jeune frère adolescent, toujours réceptif à l’idéologie nazie (qui continue à être véhiculée sous le manteau par un groupuscule de nostalgiques jusqu’au-boutistes), au Procès de Nuremberg et que la vision des images documentaires des camps le fait pleurer et se remettre en question.

Certains esprits méfiants – ou lucides – ricaneront ou souligneront la part de naïveté qui sous-tend le déterminisme de ce basculement. En ces temps de cinéastes tellement blasés, cyniques ou désintéressés de tout ce qui ne relève pas de leur petit ego, et devant la puissance radicale du cinéma de Fuller, on préférera faire la révérence à ce regretté aîné, animé d’un idéal qui faisait palpiter ses films d’un souffle qui manque à tant d’autres.


Philippe Delvosalle
texte écrit à l'origine pour La Sélec "Mémoire" en juin 2012

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