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Focus

Jean-Luc Le Ténia vu par Thibault Leonardis (Art et Marges) et Ignatus

Jean-Luc Le Ténia - pochette "Le Meilleur chanteur français du monde"
L'un des points d'orgue de l'exposition « Chanson d’amour » qui sera encore visible jusqu'au dimanche 26 septembre au musée Art et marges, le musée d'art brut situé dans les Marolles reste sans nul doute la mise en lumière des œuvres musicales du chanteur, auteur, compositeur, dessinateur et vidéaste originaire du Mans, le regretté Jean-Luc Le Ténia disparu à seulement trente-cinq ans en 2011. Son univers musicale reste un des plus singuliers et des plus foisonnants de l'art outsider de part les thèmes abordés mais aussi de part sa propension à cultiver une forme de poésie et d'humour dont il s'est lui-même nourrit pour mieux la sublimer à travers ces chansons faussement naïves à la profondeur rare. Proche en cela de celui qu'il admirait tant, le chanteur texan Daniel Johnston lui aussi mis à l'honneur par le curateur de cette exposition, Thibault Leonardis que nous avons interrogé au sujet de son approche de l'œuvre de Jean-Luc Le Ténia ainsi que Jérôme Rousseaux (alias Ignatus) lui aussi grand fan des mille et une chansons du manceau dont il avait sorti en 2002 une compilation sur son label Ignatub, la si bien nommée Le meilleur chanteur français du monde.

- Te souviens-tu de la première fois où tu as entendu une chanson de Jean-Luc Le Ténia et qu'est-ce qui a fait que tu as commencé à t'intéresser à son travail de chanteur et parolier ?

- Thibault Leonardis (Art et Marges) : J’ai pour la première fois entendu parler de Jean-Luc Le Ténia en écoutant une chanson de Bruit Noir :

Quand je me dis que je vivrais bien en province, je repense à Jean-Luc Le Ténia. Qui écrivait des chansons. Qui vivait au Mans. Qui s’est suicidé. Que je ne connaissais pas. — Bruit Noir, « La Province »

Je ne sais plus bien pourquoi ça a attisé ma curiosité. De là je me suis retrouvé sur sa chaîne YouTube qui regroupe presque 200 clips qu’il a filmé. Évidemment, je me suis laissé happé, je trouvais ça fascinant que quelqu’un puisse auto-produire l’intégralité de ses chansons, clips compris ! Donc je dirais que c’est d’abord par la quantité que j’ai été fasciné. Et puis j’ai écouté de plus en plus attentivement les textes qui m’ont beaucoup touché. C’est peut être à ce moment là que je suis vraiment devenu scotché par son travail. Produire autant, mais surtout autant de chansons fortes, c’est incroyable. Aujourd’hui je découvre encore de nouveaux morceaux grâce au formidable travail d’archives de Tony Papin qui gère le site internet de Jean-Luc Le Ténia.

- Jérôme Rousseaux (Ignatus) : J'avais un concert au Mans à la Péniche Excelsior. David Glaser, à la fin d'une interview, me donne une K7 de Jean-Luc. Le lendemain, on l'écoute dans la voiture avec Matthieu Ballet qui m'accompagnait en tournée et on hallucine. Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Qui c'est ce mec ? C'était tellement décalé. On l'écoutait souvent ensuite sur la route. Ça ne ressemblait à rien de ce qu'on connaissait.

- Lorsqu'on évoque l'œuvre complète de Jean-Luc Le Ténia on aborde assez rapidement son côté stakhanoviste, on parle tout de même de quelqu'un qui a écrit en seulement quelques années plus de mille chansons réparties sur près de deux cents cassettes audio. Sais-tu comment il opérait au jour le jour par rapport à ce processus d'écriture très particulier ?

- T. L. : Alors, oui, comme je te disais, c’est une facette qui interpelle souvent, cette production pléthorique. Même si apparemment les chiffres sont un peu en deçà de ce qui se dit, il a beaucoup créé. Je n’ai pas d’élément précis sur son travail si ce n’est les notes de son journal intime publié chez Conspirations. On y apprend que Jean-Luc Le Ténia pouvait composer et enregistrer un titre en une journée mais aussi que parfois il n’enregistrait rien pendant un mois.

Ce qui est évident c’est l’importance du quotidien dans ses textes, c’est quelque chose qui nourrit toute son œuvre. On peut supposer que ce quotidien amène à une sorte d’immédiateté dans l’écriture et la composition, de création assez rapide pour saisir l’instant. — Thibault Leonardis (Art et Marges)

- J.R. : T'écris une chanson par jour pendant trois ans et t'en as mille ! Il racontait sa vie, son quotidien, ses émotions, ses frustrations, sans se poser plus de questions. Et c'est ça qui est fort chez Jean-Luc. Il ne fait pas des chansons pour plaire, pour avoir du succès, même s'il cherchait une forme de reconnaissance ; c'était une nécessité.

Jean-Luc Le Ténia avec Elvis 2003 - www.teniadiary.fr

Jean-Luc Le Ténia avec Elvis 2003 - (c) site officiel du musicien : www.teniadiary.fr

- Dès qu'on sort d'une forme d'écriture conventionnelle que ce soit au niveau des thèmes abordés ou de l'aspect très « do it yourself » ou « lo-fi », il est courant d'être à juste titre ou non catalogué comme un artiste outsider lié à l'art brut. Penses-tu qu'il est pertinent d'opérer ce rapprochement par rapport aux chansons de Jean-Luc Le Ténia ?

- T. L. : Bien sûr, le rapprochement est très tentant à plusieurs égards. La quantité, encore une fois, qu’on fait parfois abusivement coïncider avec une forme d’obsession. Mais aussi les conditions de production : Jean-Luc Le Ténia enregistrait la majeure partie du temps seul dans son appartement enregistrant sa voix et son jeu de guitare et de clavier. On trouve parfois de la boîte à rythme. Tout ça reste très sommaire et le rapproche en ce cas d’un artiste outsider : la recherche d’une forme d’honnêteté.

Pour autant, de mon point de vue, l’étiquette serait abusive. Il ne faut pas oublier que Jean-Luc Le Ténia a fait un bref passage par les Beaux Arts du Mans et a longtemps travaillé à la médiathèque de cette même ville. Deux détails qui l’éloignent indubitablement du cliché de l’artiste outsider isolé culturellement et socialement.

En parcourant son journal, j’ai plutôt l’impression d’être en face d’un artiste prolifique qui avait une culture musicale et cinématographique assez importante. A côté de cela, il ne s’embarrassait ni avec les normes ni avec le bon goût. Et c’est très bien comme ça. — Thibault Leonardis (Art et Marges)

- J. R. : Oui, pour moi, c'est une forme d'art brut. En musique, l'art brut est souvent associé à une approche bruitiste improvisée, et c'est vrai que Jean-Luc n'ignorait pas complètement les codes de la musique, mais il s'en foutait. Par ailleurs il souffrait de problèmes psychologiques voire psychiatriques.

- Jean-Luc Le Ténia vouait une grande admiration pour le travail du chanteur et parolier américain Daniel Johnston qui lui aussi est considéré par beaucoup comme l'un des artistes outsiders les plus importants. Est-il judicieux d'effectuer un parallèle entre les textes de Jean-Luc Le Ténia et ceux de Daniel Johnston par le biais des thématiques abordées dans leurs chansons alors qu'ils ne sont pas vraiment issus de la même culture ?

- T. L. : Alors, oui, Jean-Luc Le Ténia à longtemps voulu être le Daniel Johnston français, chose qu’il a peut-être réussi ! Le thème de l’amour traverse l’œuvre des deux hommes, c’est indéniable. Mais ce qui est encore plus frappant c’est cette façon dont ils parlent d’amour : on retrouve très souvent le thème de l’amour déçu ou impossible. Ils ont tous les deux beaucoup écrit sur la poursuite de l’amour et donc fatalement sur la frustration et la déception qui peut en découler. On retrouve également beaucoup de fantasmes et de projections quant à ce que doit être le vrai amour, celui qui n’existe peut être que dans la fiction. C’est fascinant cette attention presque mystique qu’ils portent à ce sentiment.

- L'art de la reprise de chansons d'autres artistes est une approche que Jean-Luc Le Ténia affectionnait tout particulièrement. En quoi ces reprises assez brutes de décoffrage et un rien décalées fascinent par leur simplicité et par leur rendu faussement naïf ?

- T. L. : Ce qui est intéressant c’est que bien qu’il fasse des reprises, les titres restent avant tout des chansons de Le Ténia. Quand tu écoutes ses albums de reprises des Who et de Neil Young, tu as surtout l’impression d’écouter du Jean-Luc Le Ténia. Je dirais qu’il y a une espèce d’intégrité dans sa démarche, qui transparait même lorsqu’il joue un morceau qui n’est pas de lui.

C'est la spontanéité. On entend tellement de reprises démonstratives ou scolaires. Lui, il faisait son truc. Toujours. — Jérôme Rousseaux (Ignatus)

- Étant donné qu'il s'agit d'une œuvre foisonnante qui en dehors d'un cercle de fans et de passionné.es reste encore trop méconnue, est-ce qu'on peut s'attendre à voir apparaître d'autres publications car mise à part une compilation de quarante et un morceaux éditée sur le label Ignatub en 2002 et deux albums digitaux de reprises de ses chansons par d'autres artistes publiées par le label La Souterraine sa discographie reste hélas encore très confidentielle ?

- J. R. : Il y a quand même pas mal de choses sur internet et franchement, après sa mort, je pensais qu'on ne parlerait plus de Jean-Luc. Les Mausolée Tapes, c'est quand même quelque chose. Il y a un documentaire en préparation, un film d'animation, cette expo où il figure... ça me touche vraiment, je trouve ça quand même incroyable. Et ce qui touche particulièrement, c'est les textes qui accompagnent les Mausolée Tapes et qui racontent l'intimité du rapport des artistes avec les chansons de Jean-Luc. C'est souvent très fort.

- T. L. : J’espère bien ! L’exposition Chanson d’amour chez Art et marges a suscité beaucoup d’intérêt autour de son œuvre en tout cas. J’aimerais beaucoup voir des albums réédités dans leur intégralité.

À noter qu’une bonne partie de sa discographie est en téléchargement libre sur www.teniadiary.fr dont je parlais plus haut, et je sais que Tony Papin dépoussière régulièrement des textes, photos ou chansons de Jean-Luc Le Ténia. C’est une formidable archive !

Interviews (par e-mail) : David Mennessier, septembre 2021
image de bannière : pochette de l'album Le meilleur chanteur français du monde, Ignatub 2002


Exposition collective
Chanson d'amour

Jusqu'au dimanche 26 septembre 2021


Art et marges musée
314 rue Haute
1000 Bruxelles

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