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Focus

Hélène Giannecchini : « Voir de ses propres yeux »

Hélène Giannecchini © Astrid di Crollalanza
Que faire de nos morts ? Comment parvenir à se les représenter ? Et comment s’adresser à eux ? Dans un premier roman impressionnant, la Française Hélène Giannecchini fouille une histoire du corps, de la médecine et de l’anatomie pour trouver une manière de vivre avec ses fantômes.

Sommaire

Une jeune femme, à Paris, vit des deuils successifs. En peu de temps, des personnes qu’elle a aimées sont mortes, dont nous ne saurons rien, ou presque. Passée la douleur, elle décide d’examiner une autre manière de vivre son deuil. Tenter de réellement le penser. Son idée ? Inscrire la disparition physique de ces corps familiers dans une histoire plus large : celle de l’art et des sciences.

Créer le corps humain

L’évolution de la médecine, de l’anatomie en particulier, lui permettra de mettre en perspective le destin de ses trépassés. On y croise André Vésale, anatomiste de la Renaissance, qui pense que pour voir, il faut toucher (il est le premier médecin à découper lui-même le mort – une tâche jusque-là assumée par des barbiers, des bouchers) –, l’Italienne Anna Morandi, première femme anatomiste au XVIIIe siècle, ou encore Honoré Fragonard (1732-1799), inventeur d’une technique de conservation des corps (les « écorchés »), qui reste à ce jour encore en partie un mystère. Car le livre d’Hélène Giannecchini nous rappelle cette chose toute simple qu’on préfère souvent oublier : il a fallu ouvrir des morts pour apprendre de quoi ils étaient faits. « L’anatomie a l’extraordinaire propriété de créer le corps humain en le découvrant. »

La mise à distance du savoir contre la sidération de la perte : la narratrice de Voir de ses propres yeux est érudite. Elle ressemble en cela beaucoup à son autrice, la jeune docteure en littérature Hélène Giannecchini (1987). Son livre est bourré de références à Henri Michaux, Judith Butler, Roland Barthes ou Vinciane Despret (suite de citations qu’on se surprend à souligner les unes après les autres avec avidité).

Sans la possibilité du deuil, il n'y a pas de vie ou, plutôt, il y a quelque chose qui vit qui est autre chose qu'une vie. — Judith Butler, « Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil »
La photo de l'être disparu vient me toucher comme les rayons différés d'une étoile. — Roland Barthes, « La Chambre claire »
Ce monde sourd des entrailles, tout l'envers noir du corps que tapissent de longs rêves sans yeux. — Michel Foucault, « Naissance de la clinique »

« Tous ces écrivains me prêtent leurs mots en attendant que je trouve les miens », explique-t-elle, un peu comme on s’excuse.

L’Inconnue de la Seine

L'Inconnue de la Seine

Historique, référencée, voyageant de la France à l’Italie en passant par le Danemark ou la Suisse, l’enquête inclassable entre essai et roman charrie aussi énormément d’images : jalonnée de tableaux, de sculptures et de photographies, cet « art fantôme » par excellence. On y lit la fascinante histoire de l’inventeur de la radiographie Wilhelm Röntgen et de son épouse Anna Bertha, dont la main sera la première jamais passée sous les rayons X. Mais aussi celle, plus connue, de l’Inconnue de la Seine, jeune noyée dont le visage énigmatique, reproduit à des milliers d’exemplaires au XIXe siècle par moulage, inspirera quantité d’artistes. Aux femmes, Hélène Giannecchini consacre d’ailleurs un chapitre entier, tant, constamment érotisées, esthétisées, chosifiées, « les femmes ne semblent pas mourir de la même manière que les hommes ».

Le lecteur en tourne les pages impressionné. D’abord parce que, par « moralisme », ou « réflexe contemporain », nous avons pris l’habitude de nous cacher l’existence des corps morts. « Il y a peu de place pour le voisinage des défunts et des vivants, il semble bizarre, c’est en tout cas ce que l’on me dit. (…) La mort est partout oblitérée : les cimetières sortent des villes, les mourants des maisons et des récits. » Ensuite parce que, profondément intime quand elle interpelle directement « ses » fantômes, sa quête est au fond universelle. « Le "travail du deuil" auquel on nous enjoint est, la plupart du temps, une sommation à l’oubli. Mais je n’ai aucune envie de vous oublier et vous voulez aussi, j’en suis sûre, être souvenus. » Peuplé d’images morbides, frappantes, crues et inhabituelles comme celles d’un cours de dissection, Voir de ses propres yeux l’est aussi d’idées consolatrices. Car aussi inattendu que cela puisse paraître, penser au devenir inévitable de nos corps – ou ne plus éviter d’y penser – s’avère aussi étrangement apaisant…

Ysaline Parisis
Photo de bannière : Hélène Giannecchini © Astrid di Crollalanza



Hélène Giannecchini : Voir de ses propres yeux

Roman - éditions du Seuil, 2020

224 pages

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