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Critique

NEHAROT

publié le

« Orphée » : prémisses et reprises d’un opéra de MONTEVERDI

 

 

« Orphée » : prémisses et reprises d’un opéra de MONTEVERDI

par Angelo POLIZIANO; Ottorino RESPIGHI; Paul HINDEMITH; Nikolaus HARNONCOURT; Betty OLIVERO.

 

Qui est Orphée dans la musique, dans l'opéra ? Pourquoi le mythe ne cesse-t-il de revenir, d'œuvre en œuvre, traversant les siècles avec une éternelle actualité ? Jacques Ledune répond à ces questions et nous parle, entre autres, de Monteverdi, Respighi, Hindemith.

Une discussion avec avec Catherine De Poortere, Jacques Ledune et David Mennessier

 

 

« L’erreur d’Orphée semble être alors dans le désir qui le porte à voir et à posséder Eurydice, lui dont le seul destin est de la chanter. Il n’est Orphée que dans le chant, il ne peut avoir de rapport avec Eurydice qu’au sein de l’hymne, il n’a de vie et de vérité qu’après le poème et par lui, et Eurydice ne représente rien d’autre que cette dépendance magique qui hors du chant fait de lui une ombre et ne le rend libre, vivant et souverain que dans l’espace de la mesure orphique. Oui, cela est vrai : dans le chant seulement, Orphée a pouvoir sur Eurydice, mais, dans le chant aussi, Eurydice est déjà perdue et Orphée lui-même est dispersé, l’« infiniment mort » que la force du chant fait dès maintenant de lui. Il perd Eurydice, parce qu’il la désire par-delà les limites mesurées du chant, et il se perd lui-même, mais ce désir et Eurydice perdus et Orphée dispersé sont nécessaires au chant, comme est nécessaire à l’œuvre l’épreuve du désœuvrement éternel. » (Maurice Blanchot, L’Espace littéraire).

orheeOrphée est celui qui lie le verbe à la musique, et la mort à la vie. Cette union qu’il réalise en tant qu’homme, qu’il permet et dont toutefois il se défend, car elle est exaltation et souffrance, invalide un à un les termes qui la fondent : et le verbe et la musique, et la vie et la mort – et l’homme. Sur les significations défaites, les retraits et les ajouts qui s’imposent, sur sa propre dispersion, un corps inouï voit le jour; ni hybride ni amalgame, un corps irréductible à ses origines.

Incidemment, ce mythe pourrait décrire la naissance de l’opéra. Orphée, sujet pertinent de la forme nouvelle, Orphée, métonymie sensible de la réinvention, est, avec Eurydice, l’être et l’idée à la source d’un genre lyrique original et des esquisses qui le précèdent.

À la fin du XVème siècle, l’Italien Angelo Poliziano (1454-1494) écrit la Fabula di Orfeo, sorte de théâtre musical composé de courtes pièces alternativement chantées et récitées. L’œuvre connaît un grand succès, d’autant que la liberté dont jouissent les interprètes, tenus à la seule mise en valeur des poèmes, fait de ce spectacle une re-création permanente, une œuvre toujours autre, ouverte. On ne sait si l’Euridice de Rinuccini et Peri, écrite en 1600, tient encore de l’influence de Poliziano tant la danse semble être sa seule fin ; par contre, il est certain que Striggio, librettiste de Monteverdi, s’en est inspiré pour écrire ce qui doit donc être considéré comme le premier opéra historique, Orfeo.

Se démarquant d’un art scénique jusqu’alors horizontal et hétérogène, l’opéra s’élève en totalité verticale. L’auteur se projette hors d’un sujet qu’il évalue sous plusieurs angles: appliquée à l’écriture et se jouant des illusions d’optique, la perspective module le récit pour en contrôler la montée dramatique. La tragédie grecque peut alors renaître structurellement. Aux yeux de l’homme de la Renaissance, fervent héritier de l’idéal antique, l’équilibre est une valeur: entre espoir et contrition, entre émotion et intellect, entre musique et texte. Cette philosophie, on le voit, se nourrit d’oppositions. Or, de même que le cheminement d’Orphée aux Enfers permet l’éclosion d’une réalité nouvelle à partir de réalités anciennes, de même l’opéra de Monteverdi résulte d’un mélange inédit de formes musicales et poétiques déjà existantes. Si l’Enfer est le lieu de la perte et de la souffrance, Orphée est son dépassement. Ainsi l’opéra, lacunaire et véritablement indigent dans le détail, se transcende en tant que totalité. À elle seule, la musique ne suffit pas; souvent le livret déçoit et le chant humain est par essence limité, fragile; mais au risque de faillir, de s’éteindre, bouleversés et inquiets, les sons, le texte et les interprètes se confortent mutuellement dans l’ampleur du corps qui les retient.

L’Orfeo de Monteverdi (1567-1643) rayonne – en tant qu’initiale du genre, en tant que fragment du mythe, en tant que charnière musicale entre la Renaissance et le Baroque. Rayonne – souterrainement: un désintérêt de plusieurs siècles n’affecte pas son empreinte. En témoigne la valeur de ses reprises.

La partition est réimprimée en 1927. Des œuvres anciennes que l’on exhume de l’oubli émane un charme trouble, fondé sur l’orgueil de retravailler une matière à la fois vierge et cependant déjà prestigieuse. Il s’agit toujours d’une réappropriation, ceci expliquant la diversité des approches. Ici en particulier, la composition de l’orchestre est explicite, mais sa distribution ne l’est pas. L’ellipse est intentionnelle: du temps de Monteverdi, l’œuvre doit pouvoir s’adapter à un lieu, à des effectifs variables. Les instrumentistes étant également des compositeurs, cette liberté atteste la dimension participative de la musique, et l’importance de l’improvisation. Quelques siècles plus tard, le potentiel de l’œuvre s’accroît de la possibilité de nouveaux instruments, de nouvelles façons de faire. Entre reprise et réinterprétation, Respighi (1879-1936) présente, en 1935, une version que l’on pourrait presque qualifier de romantique, n’étaient les prétentions de son initiateur. Il est question d’atmosphère, d’esprit: en cela, Respighi se dit fidèle à Monteverdi, malgré une réduction considérable du livret (trois actes au lieu de cinq), et l’emploi d’instruments modernes. Quelques années plus tard, en 1954, Hindemith (1895-1963) procède autrement. Pour ce compositeur d’avant-garde – paradoxe de la personne et de la démarche –  l’acte révolutionnaire consiste à ressusciter l’œuvre originale. Moderne dans sa recherche de l’obsolète, Hindemith met en scène la première version historicisante de l’Orfeo. Au nombre de ses interprètes se trouve un certain Nikolaus Harnoncourt (1929) qui connaît là, de son propre aveu, une véritable illumination. Il sera d’ailleurs à l’origine, en 1968, d’une version améliorée, plus scrupuleuse encore de l’entreprise initiée par son maître.

Loin de ces reprises littérales, la compositrice israélienne Betty Olivero (1954) fait un travail semblable à celui d’un Salvatore Sciarrino. Leur démarche consiste en la reprise de fragments brefs qui, tels quels ou à peine modifiés, sont enchâssés dans des compositions tout à fait contemporaines. L’incrustation d’un extrait de l’Orfeo dans Neharót fait signe en la personne d’Orphée. Betty Olivero songe au deuil, à l’actualité de son pays, aux guerres: elle attend que les notes de Monteverdi, au sein d’un cortège de lamentations, répandent la mort. L’unité de Neharót peut surprendre; la clef en est donnée par le titre, Neharót signifiant « rivière » en hébreu, rivière de larmes, rivière de sons, flux de cordes qui se mêlent et se répondent.

Avec sa lyre, Orphée touche et chavire jusqu’au gardien des Enfers, mais en vain pour lui-même, puisque privé d’Eurydice. Pour lui nul accomplissement, nulle plénitude si ce n’est dans la dépossession. Et sans doute, toute œuvre qui se réclame de lui, reprise plus ou moins lointaine, plus ou moins fidèle, porte en elle la blessure des modifications. L’Enfer c’est ce corps lu, interprété et recréé à en perdre toute identité ; corps toujours contraire qui relie lorsqu’il est dispersé, qui complète lorsqu’il se sent lacunaire, qui apaise lorsqu’il souffre.

 

Catherine De Poortere

 

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