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Critique

Quand le travail fait mal : trois films de Stéphane Brizé

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santé, politique, finance, famille, entreprise, travail, management, Crise économique

publié le par Sandrine Guilleaume

En prélude à la fête du travail ou Journée internationale de lutte pour les droits des travailleurs : La loi du marché, En guerre et Un autre monde, trois variations sur la brutalité du monde du travail en trois films implacables avec Vincent Lindon. Stéphane Brizé décortique les stratégies de l’humain pour faire face à un système vicié. Quitte à y laisser sa santé. Et sa vie entière parfois.

Sommaire

Le cinéma de Stéphane Brizé fusionne réel et fiction de façon saisissante. Son dernier film, Un autre monde, s’inscrit dans le sillon que La loi du marché (2015) et En guerre (2018) avaient creusé, celui d’un cinéma qui raconte les désillusions du monde du travail tel qu’il se conçoit dans le système capitaliste, où l’unique grille de lecture est économique. Un système qui emprisonne, qui éreinte, qui écrase. Non seulement les collectivités, mais aussi et surtout les individus. La victime d’Un autre monde, c’est Philippe Lemesle, cadre décisionnaire de la multinationale Elsonn, qui, sous les traits de Vincent Lindon, est tenu de licencier 58 collaborateurs. Depuis sept ans, il donne tout à son entreprise, son énergie, son temps et sa santé. Et finalement son mariage. Au cours de la procédure de divorce, sa femme jouée par Sandrine Kiberlain le regrette :

Je vis avec le groupe Elsonn. Je suis mariée avec Elsonn, moi... — Anne Lemesle (Sandrine Kiberlain)

Chez Brizé, les corps souffrent. Ils sont lourds. Les regards se tournent vers le sol, la tête est baissée, la nuque tendue, le dos supporte le poids du monde, et les yeux, souvent humides, trahissent tantôt la résignation tantôt l’impuissance. Car c’est précisément sur ce corps que s’imprime le joug infernal de la machine ultralibérale. Et les patrons, eux aussi, pâtissent des failles d’un système dont ils sont à la fois les victimes et les complices.

Les nombreux plans du héros en train de nouer sa cravate en témoignent : lorsqu’il revêt l’uniforme du bon petit soldat, il est littéralement pris à la gorge. Sa ceinture l’enserre comme la tension qui s’abat sur l’individu en lutte face à un système devenu fou, aux objectifs de plus en plus exigeants, voire incohérents. Les médicaments qu’il prend font partie des gestes répétitifs du quotidien aliénant qui est devenu le sien. Le piège s’est refermé sur lui. Et toutes les personnes gravitant autour de lui en sont impactées : sa femme, à la vulnérabilité exacerbée, mais aussi son fils, formidable Anthony Bajon, adolescent psychologiquement fragile dont l’instabilité trouve un écho symbolique dans le travail de son père.

Crise intime et crise sociale

Cette porosité entre sphère intime et sphère du travail s’incarne de façon terriblement juste dans une scène où l’on voit Lucas, le fils de Philippe, se livrer à d’étonnants calculs sur le temps d’itinéraire de ses parents venus le voir à l’institut où il est soigné après avoir menacé son professeur. L’argument d’une « fatigue psychique » évoquée par le médecin ne semble pas rassurer ses parents. Dans leur regard, la douleur et l’incompréhension.

Surtout, sur un plan plus symbolique, l’obsession du fils pour les chiffres rencontre bien la question à laquelle doit faire face Philippe Lemesle dans son entreprise : réduire les coûts, calculer les primes des cadres, supprimer 58 emplois. Le soir, seul chez lui, il compte et recompte. Les chiffres planent comme une menace dans le quotidien du héros, à la fois dans sa sphère professionnelle et dans sa sphère privée. Bien plus, le réalisateur nous suggère qu’il y a même un transfert de cette menace, du corps travailleur au corps intime. L’irruption du dysfonctionnement est bien liée au déséquilibre professionnel créé précisément par le mode de production ultralibéral dénoncé par Brizé.

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La tragédie aux caisses du supermarché

La santé mentale, comme corollaire de cette mécanique impitoyable, est aussi au cœur du premier film de la trilogie, La loi du marché. Cette fois, Vincent Lindon incarne un chômeur de longue durée contraint de travailler comme agent de sécurité dans un supermarché. Lui aussi subit. D’abord, il s’essouffle à courir derrière les formations inutiles, les entretiens d’embauche humiliants et les crédits illusoires. Il lutte pour joindre les deux bouts, et surtout pour permettre à son fils, Matthieu, adolescent handicapé moteur cérébral, de poursuivre ses études. La question du dysfonctionnement s'invite là aussi dans la fiction au travers du personnage du fils, mais surtout au travers de l’absurdité des tâches demandées au héros, sommé de surveiller indifféremment les clients comme ses propres collègues.

Les corps trinquent, encore une fois. L’acteur met d’ailleurs son corps tout entier au service du rôle : au contact des comédiens non-professionnels, il se fond littéralement dans la peau de Thierry, cet homme au dos courbé, au regard fuyant, qui prend peu à peu conscience de la mascarade à laquelle on lui demande de participer. Il est le témoin de la violence sociale ordinaire qui broie les laissés-pour-compte, ceux auxquels Vincent Lindon a dédié son prix d’interprétation reçu à Cannes en 2015 pour ce rôle. Lorsqu’un dilemme moral se présentera au personnage – l'on sent ici l’influence qu’ont pu avoir les frères Dardenne sur Stéphane Brizé –, il s’agira de faire un choix d’avance perdant, qu’il soit humain ou économique, car la loi du marché est une loi de la jungle où les dominés ne peuvent qu’encaisser sans broncher.

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Des corps en lutte

La révolte est silencieuse dans La loi du marché, mais elle se fait bavarde, revendicatrice dans En guerre, le deuxième maillon de la chaîne sorti en 2018 : ici, les corps s’affrontent physiquement, verbalement, se frottent, se jaugent et hurlent leur colère. Vincent Lindon, toujours, joue le rôle de Laurent Amédéo, un leader syndicaliste aux prises avec la fermeture d’un site d’industrie automobile. Lui aussi, comme le cadre d’Un autre monde, donne tout à son travail, qui est aussi son combat pour plus de justice sociale. Au cœur du film, traité comme un thriller à l’escalade inexorable, la grève et les négociations sont la toile de fond où s’imprime crûment la brutalité des mécanismes du marché du travail.

Ici, la violence n’est plus symbolique, elle frappe les corps en lutte. Les plans saturés de visages et de corps qui s’affrontent oppressent autant que les discours. Face aux prises de parole policées, prétendument empathiques de la direction, les salariés opposent finalement une violence physique à l’encontre du chef de groupe allemand dans un apparent renversement du rapport de force, que soulignent les médias à travers une fausse séquence de JT. Des patrons qui, dans ce scénario, deviennent les victimes de la hargne des travailleurs. En fin de compte, les semaines de négociations stériles et les dissensions entre syndicalistes eux-mêmes ont fini par épuiser les corps jusqu’au dénouement final, qui sera tragique.

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Ces trois films, rouages d’une même intention, ne se limitent heureusement pas à une dénonciation. Car la filiation entre ces films, bien que non-préméditée par le réalisateur, crée finalement, à rebours, une œuvre inédite et passionnante. Dans tous les cas, on peut dire que ce cinéma questionne l’éthique personnelle et les responsabilités collectives d’un naufrage humain avec une radicalité qu’on voit rarement aujourd’hui dans le cinéma français.

Texte : Sandrine Guilleaume

Crédit images © L'express, Diaphana Distribution et Nord-Ouest Films

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