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Critique

CAS HOWARD PHILLIPS LOVECRAFT (LE)

publié le

Le documentaire de Pierre Tridivic et Patrick Mario Bernard s'y entend pour nous décrire la vie et les tourments d'une des plus grandes figures de la littérature fantastique connue sous le nom de H. P. Lovecraft. Ils ne s'attardent guère sur l’œuvre […]

Le documentaire de Pierre Tridivic et Patrick Mario Bernard s'y entend pour nous décrire la vie et les tourments d'une des plus grandes figures de la littérature fantastique connue sous le nom de H. P. Lovecraft. Ils ne s'attardent guère sur l’œuvre elle-même, mais plutôt sur le caractère intime de l'auteur. Par moment, le document flirte avec le cinéma d'art et d'essai. C'est une approche audacieuse, mais le film ne sacrifie jamais la cohérence historique du personnage. Chaque séquence du documentaire nous entraîne dans un périple onirique où se confrontent l'exigence d'une chronologie limpide des faits et le sentiment diffus que le temps n'a jamais œuvré chez Lovecraft que pour mettre un terme à l'innocence de ses premières années... Et tout commence par un écran noir, par la lecture d'une lettre que Lovecraft destine à un de ses admirateurs. Il y prodigue le fruit et la rigueur de son expérience. Il ne ménage pas ses efforts pour donner à son lecteur les moyens d'écrire un ouvrage digne de ce nom. Nous sommes déjà au cœur du paradoxe de Lovecraft ! De son génie précoce inspiré par une ardeur tenace, il n'en tira jamais aucun profit. Pourtant, nous savons qu'il a écrit quatre-vingt mille lettres, une soixantaine de nouvelles, des poèmes et des articles en tous genres. Ses faiblesses nerveuses, son caractère morbide, ainsi que la morgue avec laquelle il jugeait la plupart de ses contemporains firent de son travail un véritable champ de bataille pour la gloire d'un art maudit. Son oeuvre est un chaos remarquable de talent. C'est aussi un remugle viscéral, empreint d'une fascinante mythologie de dieux aveugles, informes, parfois stupides, immortels et très anciens. De cette faune archaïque, Lovecraft suscita sans le vouloir l'appel d'une cosmogonie si imposante qu'elle servit de fondation à un genre littéraire complet. Ce que les romans d'Arthur Machen ne purent motiver avec des chefs-d’œuvre comme Le grand dieu Pan ou La colline des rêves dont s'inspira Lovecraft lui-même.

La voix pacifiante et longue du commentateur plonge notre imaginaire dans le ressac hypnotique d'une mer en fleur de pavot. Le commentaire est à la fois chirurgical et étrangement poétique. La sarabande des contrastes entre une narration rigoureuse et les visions hallucinées du film nous ménage un espace intuitif sur la misérable puissance de Lovecraft. Florilège du mot, sortilège des sens, sens de l'image tendue vers un abstrait perceptible. Tout cela favorise la montée d'un vague sentiment d'inquiétude et de tension. Pour un peu, si l'on est sensible, on pourrait sentir une présence éthérée à l'affût de nos angoisses afin de s'en repaître avec délectation. Le roulement des mots nous porte dans les méandres de cette musique insidieuse qui forgea l'esprit et la légende du maître. Il pratiqua l'accouplement contre-nature de phrases désuètes et intemporelles. Il les combla d'une force tellurique si prégnante que parfois son verbe cherche à nous engloutir au détour d'un chapitre ou d'une page. Lovecraft nous défie sur l'insignifiance de l'homme quand il se fige dans les brumes du sommeil. Réduit à n'être qu'un corps sans substance sur une planète dont il n'est que l'incident passager. Il nous simplifie la vie quand, au réveil, la réalité paraît encore plus sordide que le pire de nos cauchemars. Avec cette idée sous-jacente que la décrépitude et l'anéantissement ne peuvent échapper au destin des hommes, que les hommes sont prisonniers du temps et des illusions du monde.

Pour en terminer sur le film, il faut suivre le fil conducteur d'une ombre mécanique, suintante et claustrophobe. Il faut s'agripper au profil bancal d'un Lovecraft emmuré vivant dans les quelques pièces lugubres d'un immeuble en ruine. Pour comprendre la tragédie qui fut la sienne et ses égarements aussi. Mais ce simulacre d'humanité paraît plus tangible que les vieilles photos granuleuses que le documentaire essaime ici et là. Avec ses cycles récurrents, ses voies à sens uniques, ses transitions déchirantes, ses promesses suspendues, ses tensions altérées: tout pour produire une sensation bizarre qui prend corps dans le spectateur.
Ce magnifique documentaire s'y entend donc pour nous décrire la vie et les tourments de ce démiurge de la littérature d'épouvante. Une délicieuse prouesse en somme !
JN

 

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