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Critique

Pensée pour Betty Davis (1945-2022)

Betty Davis : "They Say I'm Different" - Sunshine, 1974

années 1970, États-Unis, afro-américain, hommage, afro-futurisme, souvenir, Betty Davis, musicienne, funk, réconfort

publié le par Philippe Delvosalle

Betty Davis est morte. Dans l'anonymat musical. Pourtant, au niveau funk, elle fut l'égal d'un Jimi Hendrix pour le rock, de Miles Davis pour le jazz, d'un Rimbaud pour la poésie. Lors du premier confinement, PointCulture l'avait reprise dans sa discographie de réconfort et rendait hommage à sa puissance pionnière.

Longtemps j’ai cru que la musique qui secoue était faite par des mecs agitant leur trompette, sax ou manche de guitare. Puis par hasard – enfin, intrigué par des allusions, des commentaires presque cryptés qui font « tilt » quand je découvre la pochette de They Say I’m Different, à la Médiathèque de Namur, dans les années 1970 –, je « tombe » sur Betty Davis. Ah ! Les choses ne sont pas si simples. L’impression d’entendre « le fond », ce qu’il y avait derrière de nombreux musiciens que j’écoutais alors, fond par rapport auquel ils se détachaient, captaient la lumière, mais sans lequel ils n’auraient pas beaucoup de signification. Le fond matriciel.

Je crois que j’ai été submergé, suffoqué. Pas à cause d’une dose d’inaudible. J’avais déjà écouté des trucs assez corsés, dissonants. Non, à cause d’une « charge » que je ne n’étais pas prêt à recevoir. Trop matriciel, trop sorcière, trop black pour un p’tit blanc.

C’est de l’excellent funk, rutilant, en fusion. Tous les ingrédients pour remuer. Tout est connu, y compris la suggestivité sexuelle. Le tout porté jusqu’à une extravagance brutale, à la limite du dérangeant. « En avance sur son temps » comme disent beaucoup de chroniques consacrées à ce disque.

De fait, quand elle chante être considérée comme un morceau de sucre de canne, il n’y a rien de lascif. Il faut entendre : « Tu me traites comme un consommable parmi d’autres de tes plantations de canne qui t’ont bien enrichi. Et bien, je vais t’en foutre, du consommable, jets de lave dans tes oreilles. »

L’explicitation sexuelle de ses textes-musiques – elle avait été très attaquée à ce sujet pour son premier album – atteint une dimension « politique », par une surenchère que je ne pouvais appréhender à l’époque.

Cet album fait partie de ceux qui m’ont incité à écouter autrement, à ne pas en rester aux évidences, à essayer d’entendre les charges sous-jacentes.

Les réminiscences de cet album m’apportent aussi, allez savoir pourquoi, des vestiges de Salammbô, oui, celle de Flaubert, dessinée plus tard par Druillet. Peut-être que ça vient de convergences capiteuses, somptueuses et guerrières – convergences en miroir, tout en étant fondamentalement différentes ? Et du style précieux, toute carapace de joaillerie, avec lequel Flaubert construit un imaginaire carthaginois, sensuel, confrontation d’une civilisation raffinée, épuisée avec l’éternel barbare ? Quelque chose, là, se répétant dans les design afro-futuristes ? Voilà un séduisant sujet de divagation, d’évasion, autre chose que « profitez-en pour ranger et récurer ».

Chaque fois que cet album m’est revenu : l’effet de bombe. Inusable. Pas une ride. Le magazine The Wire le classe parmi les « 100 disques qui ont mis le monde en feu (alors que personne n’écoutait). » Le funk hargneux, en ébullition, ressac jouissif presque malsain, flux de fleurs du mal, brutes, crues, black, sophistiquées.

Ils disent que je suis différente. Parce qu’elle écoute : Elmore James. John Lee Hooker. B.B. King. Jimmy Reed. Big Mama Thornton. Lightnin' Hopkins. Chuck Berry. T. Bone Walker. Muddy Waters. Sonny Terry. Brownie McGhee. Bessie Smith. Bo Diddley. Little Richard. Robert Johnson. Voilà, et elle mange avant tout des chitlins, préparation de tripes de porc, considérée comme de la « bouffe pour pauvres ». Voilà, elle vient de là, de la plantation, de l’esclavage. Un choc qui vibre et vrombit à jamais dans son plexus solaire. C’est le « la » de ses musiques incroyables. Le plus sordide de la condition noire y est vomi tout au long d’échappées sexo-galactiques, à la poursuite de rédemptions luxuriantes, toujours possibles.

Pierre Hemptinne, avril 2020

Image de bannière : pochette de l'album, Sunshine Records, 1974


Documentaire dans nos collections :


Disques de reconfort 13 - Betty Davis : "They Say I'm Different" (Just Sunshine, 1974)

Cet article était paru dans notre feuilleton « Disques et films de réconfort », lors du premier confinement.

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