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Critique

Maternité et maladie mentale au cinéma, images de la mère folle

Carlo Mirabella-Davis : "Swallow"
Avant-dernier volet de notre thématique cinéma et maternité, cet article aborde la question de la santé mentale à travers deux films, l’un américain, l’autre français, qui s'approprient le sujet de manières très différentes.

Sommaire

Swallow : quand la femme n’est qu’un ventre

Dans ce premier long-métrage de l’Américain Carlo Mirabella-Davis, le traitement de la maternité prend des détours singuliers. Même si le décor nous est d’emblée familier : une femme au foyer bourgeoise s’ennuie dans une grande maison aseptisée, femme-trophée d’un mari peu présent mais exigeant. Maîtresse de maison impeccable, Hunter (Haley Bennett) y meurt à petit feu. Objet du décor dépourvu d’intention aux yeux de sa belle-famille, elle est aussi sommée de remplir son devoir de reproduction et d’offrir une descendance à l’héritier. L’histoire est connue. Mais lorsque la grossesse est déclarée, elle perd pied et se met alors à avaler des objets incongrus. Bille, punaise, clou, pile. De plus en plus aigus ou tranchants. Et les expose, une fois récupérés dans les toilettes, comme des talismans magnétiques.

Agneau sacrifié sur l’autel du patriarcat

Ce trouble alimentaire compulsif, appelé pica (du latin pica, la pie, cet oiseau connu pour ingérer n’importe quoi), désigne un désir incontrôlable de manger des substances non-comestibles, apparemment plus courant chez les femmes enceintes. Pour échapper à son mal-être, Hunter se donne ainsi l’illusion de contrôler sa vie. Paradoxalement, une fois découvert, son trouble psychique autorise la mise en place d’un système de surveillance qui la cadenasse d’autant plus. Infantilisée, elle doit accepter au quotidien la présence inquisitrice d’un infirmier à domicile syrien, figure étrange et vraie bonne idée du film, témoin de ses moindres gestes et de son désespoir. Elle est alors cet agneau apeuré et sacrifié, première image programmatique d’un film à l’esthétique irréprochable.

La logique patriarcale de l’enfermement des femmes est ici poussée à son paroxysme : dans sa prison de verre, en rupture avec sa propre famille, isolée, Hunter est la victime d’une emprise qui s’accentue aussi avec sa grossesse. La maternité est ici, et souvent, l’un des rouages les plus puissants de cette logique. Parce qu’elle porte l’enfant de la dynastie, elle sera plus scrutée, observée, dominée. Elle devient un pur corps, véhicule d’un être à venir plus important qu’elle-même. Or c’est précisément la maternité toute neuve de l’héroïne qui la pousse à ces comportements alimentaires obsessifs. L’aliénation de la maternité dans un monde patriarcal porte elle-même précisément à la folie, clame le film.

Carlo Mirabella-Davis : "Swallow"

Carlo Mirabella-Davis : "Swallow"

Le propos a été inspiré à Mirabella-Davis par l’histoire de sa propre grand-mère, mère au foyer dans les années 1950, qui a développé des troubles compulsifs fixés sur l’obsession de la propreté. Internée, elle a subi injections d’insuline, électrochocs et lobotomie, arsenal délirant d'oppression du corps et de l’autonomie des femmes. Ou comment leur internement forcé se révèle une arme patriarcale redoutable.

Briser les chaînes

Dans son univers de papier glacé, tout en réajustant un carré platine que n’aurait pas renié Hitchcock, Hunter prend peu à peu conscience de cette aliénation et de la violence des rapports de pouvoir exercés sur elle. Lorsque l’internement en maison psychiatrique se dessine, un sursaut salutaire lui donne les ressources pour échapper à l’emprise. L’histoire de la grand-mère du cinéaste ne se répétera pas. De fantôme de sa propre vie, elle devient alors actrice, dans une mise en mouvement à la puissance libératrice en même temps que le film change de ton et, s’ouvrant sur l’extérieur, sort du huis-clos asphyxiant.

Mais, au-delà de cette question, l’approche de la maternité dans Swallow se révèle d’une richesse infinie. Les troubles compulsifs d’Hunter cachent aussi une autre réalité, un traumatisme, une douleur ancienne liée à sa propre mère. Loin d’une psychanalyse de bazar, le réalisateur suggère qu’on peut s’affranchir des schémas familiaux et sociaux de mille façons, combattre les traumas du passé avec ses propres armes. La question de l’avortement traverse le récit, comme celle de la place que la mère de l’héroïne n’a pas su lui donner, elle-même intriquée dans une toile de dominations invisibles. Hunter fait finalement le choix qu’aurait dû faire sa propre mère, et brise ainsi les chaînes de la mainmise opérée sur sa vie.

Swallow est un grand film sur la domination, sur l’appropriation du corps des femmes et de leur psyché, jusqu’à leur existence même. Il est aussi le récit de l’émancipation d’une femme aliénée dans tous les sens du termes, psychologique, sociologique, étrangère à son propre territoire.


Demain et tous les autres jours : mère de sa propre mère

Noémie Lvovsky : "Demain et tous les autres jours"

Noémie Lvovsky : "Demain et tous les autres jours"

Dans un tout autre registre narratif, Demain et tous les autres jours nous permet d’aborder la maternité et la santé mentale par d’autres prismes. Noémie Lvovsky met ici en scène une sorte de conte fantastique à hauteur des yeux d’une enfant, ceux de Mathilde, 9 ans (l’excellente Luce Rodriguez). Elle partage avec sa mère, séparée de son père, un quotidien loufoque et imprévisible, voire complètement instable. A l’image de cette mère borderline, jouée par Noémie Lvovsky elle-même. Qui ne rentre pas le soir, mais traîne en robe de mariée dans les rues. Monte sur scène au spectacle de l’école pour serrer sa fille dans ses bras. Prend des trains au hasard le soir de Noël. Et déménage sans crier gare, emportant meubles et valises, pour débarquer chez des locataires médusés.

Mes yeux voient autre chose que ce que je regarde. — La mère

Dès la première scène, c’est la petite main qui serre la grande pour la rassurer, et l’on saisit que l’enfant doit pallier les absences et les failles de l’adulte. “Je ne suis pas une bonne mère”, dit cette dernière à la psychologue de l’école chez qui mère et fille sont convoquées. Le spectre de la “bonne mère” n’est jamais loin lorsqu’il est question de santé mentale. Pourtant jamais Mathilde, petite fille sensible et pleine d’imagination, n’en veut à sa mère. Pour ramener un semblant de normalité au foyer, elle prend sur ses épaules la responsabilité de leur vie, et endosse vaillamment le rôle de parent de sa propre mère. On la voit préparer le repas de Noël, faire les courses, penser au cadeau, ramener sa mère à la maison. Cacher ses frasques. "Ma mère est folle, et j'en suis responsable", dit-elle à sa petite chouette domestique. Une responsabilité à double sens qui ajoute de la richesse et du corps aux liens filiaux.

Irruption du merveilleux, le vrai, celui des contes de fées : la chouette que sa mère lui offre est dotée de la parole, et devient le bon génie de l’enfant, sorte de Jiminy Cricket à la voix d’homme rassurante. Un cadeau symbolique censé pallier les insuffisances maternelles, et dégager la voie à une fuite éperdue dans l’imaginaire, loin d’un réel plus glauque que simplement fantasque.

Noémie Lvovsky : "Demain et tous les autres jours"

Noémie Lvovsky : "Demain et tous les autres jours"

L’amour filial à la folie

La relation mère-fille n’en est pas moins orageuse lorsque les failles de la première sont trop profondes et creusent trop abruptement leur vie à toutes les deux. Pourtant, c’est l’histoire d’un amour inconditionnel entre une petite fille et sa maman qu’a voulu dépeindre Noémie Lvovsky. Un lien magique qui illustre à merveille l’absolu de l’amour filial. Qui n’empêche ni le désarroi, ni la douleur. Comment vivre avec une mère folle qu’on aime à la folie ?

Comme Swallow qui prenait des accents personnels, la fiction est inspirée de l’enfance de la réalisatrice, dont la mère, Geneviève Lvovsky, a passé plusieurs séjours en hôpital psychiatrique et a quitté le domicile familial alors que Noémie avait 9 ans. Le film lui est d’ailleurs dédié. Sur cette base très intime, la cinéaste, aidée de sa complice scénariste Florence Seyvos, déroule toute sa fantaisie ici empreinte[RN1] d’étrangeté, mais flirte avec le malaise lorsque la légèreté apparente du récit se mue en drame. Une dernière scène poignante laisse entrevoir une Mathilde adulte (Anaïs Demoustier) menant une danse libre avec sa mère retrouvée, où les corps peuvent enfin s’ajuster, délestés des couches d’un réel écrasant et standardisé.

Sandrine Guilleaume

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