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Critique

BAGATELLES OP.126 / CONCERTO PIANO 1 OP.15

publié le

Rien de tel qu’un jeune musicien frondeur pour réveiller un compositeur jadis révolutionnaire. Beethoven, trop lourd, trop classique ? C’est sans compter sur l’énergie d’Anderszewski, sa spontanéité, son indépendance. Jouer une partition à la lettre? […]

Rien de tel qu’un jeune musicien frondeur pour réveiller un compositeur jadis révolutionnaire. Beethoven, trop lourd, trop classique ? C’est sans compter sur l’énergie d’Anderszewski, sa spontanéité, son indépendance. Jouer une partition à la lettre? Il préfère lui redonner vie. Une idée, un souffle, un univers.

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Le dilemme des musiciens (curieusement surtout des pianistes) est le suivant: s’engager pour une tournée de concerts et, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige, le soir venu, exécuter le programme de façon magistrale et inspirée, au risque de décevoir le petit critique bien calé dans son siège ou, plus grave, le public rempli de ferveur. Accepter cette contrainte, c’est renoncer à l’excellence. La refuser, c’est risquer une réputation de diva imprévisible à la Martha Arguerich, dont on ne sait jamais, jusqu’à la dernière minute, si elle jouera ou non. Bonne nouvelle, Piotr Anderszewski ouvre une troisième voie, à la fois respectueuse du public et de ses limites personnelles. C’est, sans jeu de mots, la voie du rail. Aménager un wagon, l’accrocher à un train, installer un piano, établir un espace privé - tout en longueur - et partir en tournée dans son chez-soi itinérant. La vitesse de l’avion représente paradoxalement une perte de temps: nul paysage à contempler, la monotonie des aéroports, un parcours d’ennui. Le train offre en revanche un faisceau de possibilités: une ouverture sur l’extérieur par les fenêtres; un contact avec les autres voyageurs; un abri intime, familier. Cet hiver, dans son pays natal, la Pologne, c’est ainsi qu’il s’est déplacé pour donner une série de récitals - moitié nomade, moitié casanier.

Sans doute Piotr Anderszewski a-t-il décidé que s’il devait devenir musicien professionnel, il poserait ses conditions. La première étant, naturellement, de ne pas brader son talent. En concert, il peut reprendre un concerto entier, s’il estime ne pas l’avoir bien joué la première fois. Son éclat le plus remarquable reste une sortie de scène, à Leeds, lors d’un concours qu’il est sur le point de gagner. À dix-huit ans, il prend conscience de l’absurdité, en musique, de la compétition et refuse d’avaliser par sa présence cette malheureuse tradition.

Mais Anderszewski est surtout un pianiste exceptionnel. Exceptionnel parce que, d’une certaine façon, iconoclaste. Doué d’admiration, il envisage les grands compositeurs non comme maîtres suprêmes de la partition qu’il s’agit scrupuleusement de suivre, mais comme univers à explorer, comprendre, intérioriser. Il peut jouer Chopin, Mozart, Bach et les percevoir de façon anhistorique, en dehors de tout contexte, pour eux-mêmes, et se réserver le droit d’aimer ou non certains de leurs morceaux, de les juger. Avec simplicité, il est radicalement subjectif. Plus loin, sa lecture de la partition reflète cette indépendance assumée. Au-delà de la technique, il affirme le primat de la recréation.

Vraiment, c’est en étant infidèle à Beethoven qu’il se montre le plus fidèle. Bien sûr, certains préféreront les interprétations irréprochables de Sviatoslav Richter - Anderszewski le dit lui-même: la compétition ne l’intéresse pas. En revanche, confronter un Beethoven jeune, encore virtuose et enthousiaste, (son premier concerto date de 1795), avec l’homme d’âge mûr, devenu sourd, éprouvé par la vie, beaucoup plus profond, (1825 pour ses dernières Bagatelles), c’est déjà prendre parti. Lorsqu’il évoque la révolte de Beethoven, il distingue l’action - la révolte physique - de la pensée - la révolte spirituelle - inclinant d’ailleurs vers ce deuxième stade de la vie du compositeur. Sa préférence va aux compositions très éloignées de la grandiloquence dont Beethoven est presque devenu synonyme. Plus dépouillés, les quatuors et surtout la Missa Solemnis laissent entrevoir d’autres couleurs, subtiles et intimes, d’un compositeur trop souvent associé aux foules, aux rassemblements collectifs (cf. La neuvième symphonie). Le premier concerto intéresse Anderszewski parce qu’il manifeste de la part du jeune compositeur un élan, un moment crucial où il décide de transgresser le modèle mozartien pour laisser entendre sa propre voix. Des attaques incisives, un dynamisme inattendu, une allégresse rythmique, certaines inflexions plus intimes: c’est une invention permanente que le pianiste capte en plein vol et répercute avec toute sa verve. Puis, trente ans plus tard, il retrouve un compositeur vieilli, beaucoup plus méditatif. Un autre moment de l’œuvre, tout aussi significatif. Les formes ambitieuses ne lui sont plus nécessaires; sa pensée se concentre, s’intensifie. Ses bagatelles, vives et rougeoyantes, expriment dans leur brièveté toute l’intériorité du compositeur. Le mot « bagatelles » ne doit pas laisser croire qu’il s’agit de choses légères, anodines. Certains artistes préfèrent brouiller les pistes - des formes sérieuses pour un contenu futile et de la légèreté pour les sujets graves. Un Polonais, portant l’héritage de Witkiewicz et Gombrowicz, comprend la force subversive d’un genre détourné. Aussi, ce nouveau Beethoven qui jaillit de ses doigts apparaît-il sous un jour audacieux: il n’appartient plus au XIXesiècle, pas plus qu’il n’est d’aujourd’hui. Il vit dans le monde de Piotr Anderszewski.

Catherine De Poortere

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