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Critique

ATMOSPHERE

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Par des voyages - forcés ou rêvés - les instruments de musique, comme les musiques elles-mêmes, se déplacent et se réinventent.

 

 

Par des voyages - forcés ou rêvés - les instruments de musique, comme les musiques elles-mêmes, se déplacent et se réinventent.

metzgerDepuis 2005 - son premier LP éponyme et son premier CD « Three Improvisations on Modified Banjo », Paul Metzger a sorti, sur les deux supports, quatre… et demi autres albums (pour la demi-portion : sa face d’un split-LP avec Chris Corsano et Ben Chasny de Six Organs of Admittance). Cette frénésie discographique (presque sept albums en moins de cinq ans) aurait pourtant pu ne jamais se mettre en branle. Elle est une trace tardive et inattendue d’une pratique de la musique et du bricolage qui pendant quasi vingt ans est à peine sortie de son atelier et du cercle privé et familial. Pendant tout ce temps, Paul Metzger a construit et perfectionné à partir d’instruments de musique existants et de pièces détachées faciles à se procurer dans son environnement nord américain, une série d’instruments mutants qui devaient lui permettre de jouer ses relectures personnelles des musiques indiennes et afghanes qu’il aimait tant écouter. Il y a, d’abord, une guitare peinturlurée, munie d’une grande cymbale montée perpendiculairement au manche à l’autre bout de la caisse de résonance et sertie d’une série de boîtes à musique trafiquées (une série d’ergots étant limés pour que la mélodie initiale - souvent ultra-connue - du petit gadget mécanique ne soit plus reconnaissable). Puis, surtout (parce que ses sonorités sont encore plus étonnantes), un banjo modifié qui, au fil des ans, s’est vu gratifier d’une petite vingtaine de cordes supplémentaires - quasi exclusivement des cordes sympathiques non directement jouées, mais amenées en vibration par résonance -, passant ainsi de cinq à vingt-trois cordes.

Les deux longues plages reprises ici et enregistrées l’an dernier lors d’un petit concert dans la librairie de seconde main Big Jar Book Store de Philadelphie offrent une belle introduction aux deux hémisphères (guitare/banjo) du monde intérieur de Paul Metzger. Deux beaux exemples de comment, dans un contexte d’improvisation, sa musique part d’un élément premier (le tintement métallique de la cymbale de sa guitare pour « Canticle of Ignat », un jeu de banjo à l’archet au début de « All Glass ») pour s’en éloigner, se déployer, trouver son cours méandreux le long de la ligne du temps…

Le voyage - imaginaire - que Paul Metzger a cherché à concrétiser pour déraciner le banjo de son répertoire désormais normatif aux États-Unis (country, folk et bluegrass) et le transplanter dans un champ de sonorités nouvelles, d’inspiration indienne et afghane, peut surprendre et faire rêver. Pourtant, il ne faut pas trop de gymnastique intellectuelle pour voir dans ce geste un écho lointain de ce qui, au dix-septième siècle, a fait apparaître l’ancêtre du banjo au sud des États-Unis : un autre déracinement - même si celui-ci, l’esclavage, était crûment et cruellement réel - et une autre tentative de pallier à l’absence d’instruments prisés, mais géographiquement inaccessibles. À cette époque, en effet, d’abord à partir d’une courge séchée en guise de caisse de résonance, les esclaves noirs essayent de recréer des équivalents à certains des instruments - à cordes et combinant des atouts mélodiques et percussifs - qu’ils ont dû abandonner en Afrique. Ce n’est que pas mal de décennies plus tard que les Américains blancs se mirent à jouer - et à commercialiser - le nouvel instrument.

En décembre 2001, à Brooklyn, est enregistré Eloping with the Sun, un fascinant album de jazz à la fois fragile dans ses sonorités et répétitif, obstiné et enivrant dans ses structures. Le batteur Hamid Drake y joue un simple tambour sur cadre ; le contrebassiste William Parker y joue du sintir (instrument à cordes d’origine gnawa) et le guitariste et bassiste Joe Morris y joue du banjo et du banjo-uke (instrument combinant la construction du banjo et la taille du ukulélé). Deux musiciens noirs, un musicien blanc, des instruments africains ou initialement inventés par leurs descendants : connaissant l’attention profonde de Parker et Drake pour ce qui les relie à l’histoire de leur communauté afro-américaine, il est impossible de ne pas entendre dans ce disque - encore un peu plus que dans leurs autres - une trace métaphorique de cet héritage. Six ans et demi plus tard, Joe Morris le visage pâle du trio continue en solitaire son exploration buissonnière du banjo et du banjo-uke comme instruments du monde : « Je n’essaye pas de sonner historique ou ethnique. Le banjo a juste cette musique en lui. Je fais ce que je peux pour la faire remonter à la surface. Je ne joue pas dans quelque tradition que ce soit. Je fais cette musique parce que je pense que c’est une chose à faire de nos jours. Cependant, je trouve de l’inspiration dans la musique jouée sur différents luths comme le ngoni, le halam, le guembri, le saz, le tar, le oud, le shamisen et le banjo des premiers temps » (Joe Morris, notes de pochette). En dix « Atmosphères », Morris propose, dans le sens le plus positif du terme, dix divagations : comme le babil d’un enfant découvrant le ravissement de l’imitation phonétique de la parole des adultes ou comme la logorrhée hallucinée de quelque vieux sage visionnaire, cette musique nous raconte des histoires - que nous ne comprenons pas nécessairement mais qui nous parlent.

 

Philippe Delvosalle

 

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