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Critique

LETTRE D'UN CINÉASTE À SA FILLE

publié le

GROS PLAN : CINEMA CALYPSO VAMOS AL CINEMA CALYPSO, MI AMOR


Calypso… Calypso ? Une piscine de l'agglomération bruxelloise… Le navire du Commandant Cousteau… Une chanson d'Elli Medeiros, moitié féminine et uruguayenne d'Elli & Jacno… Ou, plutôt, associé au cinéma, le souvenir prégnant et vivifiant de deux de mes films préférés, deux films qui continuent à me hanter et à me faire vibrer…

 

En 1943, un an après La Féline [Cat People], Jacques Tourneur tourne le second film de sa Trilogie de la peur pour la R.K.O. et le producteur Val Lewton.
Comme les deux autres volets du triptyque - voire comme tous les films du cinéaste - Vaudou [I Walked with a Zombie] (VV1031) sera un film d'ombres et de chuchotements, entre Odilon Redon, Arnold Böcklin et Charlotte Brontë, où le surnaturel touche au métaphysique et au poétique et où le cinéma invente sa modernité. Une infirmière, Betsy (Frances Dee) est appelée au chevet de Jessica, la femme catatonique de Mr. Holland, un riche planteur de canne à sucre sur l'Île de San Sebastian dans les Antilles. On lui promet les palmiers, la plage, les bains de soleil mais, au bout de trois minutes à peine, l'illusion exotique est déjà sérieusement ébréchée. Sur le navire, Betsy regarde les étoiles scintillantes, sent le vent chaud sur ses joues… Tout en elle l'induit à se dire « Comme c'est beau… ». « Rien n'est beau ici ! (…) Tout vous semble beau parce que vous ne comprenez pas. Ces poissons volants ne sautent pas de joie, mais de peur. De plus gros poissons veulent les manger. Les reflets de cette eau proviennent de millions de cadavres minuscules. C'est le scintillement de la putrescence. Il n'y a pas de beauté ici, tout n'est que mort et putréfaction. Tout ce qui est beau meurt ici. Même les étoiles » lui annonce sèchement Wes, le demi-frère de Mr. Holland, sur fond de mélopées plaintives des matelots noirs du voilier. Dans le genre publicité pour villages de vacances en bambous ou propagande pour « Île de la tentation » en bikinis à paillettes, on peut imaginer discours plus engageant !


Après vingt minutes, un peu avant le tiers du film, au port, à la terrasse d'un café, la nurse a l'attention attirée par la chanson d'un troubadour de rues – qui jouera le même rôle annonciateur du destin que la petite leçon de biologie marine de Wes sur le bateau. En dressant l'oreille, en écoutant les paroles de Shame and Sorrow for the Family interprété par le chanteur de Calypso Sir Lancelot, au cours de la minute qui sépare son « Je veux écouter » de son « J'aurais aimé ne pas entendre », elle apprendra ce qu'elle aurait préféré ne pas savoir : « There was a family that lived on the isle / Of Saint Sebastian a long, long while / The head of the family was a Holland man / And the younger brother, his name was Rand / Ah, woe ! Ah, me ! / Shame and sorrow for the family / The Holland man, he kept in a tower / A wife as pretty as a big white flower / She saw the brother and she stole his heart / And that's how the badness and the trouble start ».
Comme l'écrit Michael Henry Wilson – historien, critique et scénariste de cinéma; complice fréquent de Martin Scorsese – dans son livre sur Tourneur : « Comme un choeur grec, il [Sir Lancelot] est le chantre du destin. Il formule ce que les personnages ne peuvent exprimer, les drames refoulés, les affres du désir, une malédiction qui remonte à l'esclavage. La honte et le chagrin : Shame and Sorrow for the Family ».
Ou - puisque chez Tourneur il y a cette ambiguïté fascinante de la mort et de la beauté, de la putrescence et du scintillement - sous la plume plus poétique et mystique – et drôle - Louis Skorecki : « Dans 'Vaudou' Dieu chantait de très beaux calypsos. Pour ne pas avoir d'ennuis, il avait pris un pseudonyme, un truc comme Sir Lancelot ou Seigneur Rochereau. On n'y a vu que du feu au Vatican. Il n'a même pas eu d'avertissement » (Libération, 9 décembre 2003).


« Un jour, ma fille m'a demandé pourquoi je ne faisais pas de films pour elle. Pourquoi je ne faisais pas de films pour enfants. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas, que ça m'était impossible parce que ça faisait longtemps que je n'étais plus un enfant – que je n'étais plus cet enfant-là - et que les films je les faisais d'abord dans un esprit de recherche, pour me retrouver, pour essayer de traduire mon rapport au monde et aux autres… [calypso]. Mais, à partir de sa question et de son désir, il y a eu le désir de lui répondre, de lui raconter des histoires » : en l'an 2000, presque soixante ans après Tourneur, sur fond d'une vieille cassette crachotante de calypso, Éric Pauwels entreprend de tourner, d'écrire et de raconter sa Lettre d'un cinéaste à sa fille (TW5803). Un film que le cinéaste belge inaugure par la réception d'un colis de Fransi de Villar Dille et Oranne Mounition, ses amis cinéastes à Cuba, et l'assemblage devant la caméra de l'offrande en kit au dieu Elegua – un des esprits majeurs de la santeria, cousine proche mais différente du vaudou haïtien – qu'il contient : trois petits papiers froissés, trois petits poissons morts (ceux du début du film de Tourneur ?), trois pinces à linge, trois épingles, trois gousses d'ail, trois ficelles rouges et blanches… Un quatrième papier, un escargot de mer, une petite clef, une chaînette, sept grains de poivre, sept raisins secs… Sans oublier, bien sûr, un odorant cigare cubain. Par ce rituel, l'essai cinématographique est lancé dans le monde sur de beaux rails, le long de beaux chemins de contrebandiers… Cinquante minutes durant, Pauwels nous prend par la main, en même temps que sa petite fille Lotte, et nous emmène dans l'Oural, au point d'impact d'une météorite de quatre mille kilos entièrement mangée par les villageois pour ses prétendues vertus aphrodisiaques ou sur les traces d'Anna, la poupée voyageuse qui écrivait avec la main de Kafka… Dans son film, il y a beaucoup de contes, beaucoup de tableaux et de peintures, beaucoup d'eau (ruisseaux, nuages, rosée, ressac… )… Beaucoup de morts aussi pour un film pour enfants (l'enterrement d'un clown sous une pluie battante, les corps pétrifiés de Pompéi… ). Des fleurs, des jardins, des dompteurs de tigres et des enluminures au henné et – surtout – la récurrence de ce regard d'enfant si lumineux et pénétrant (Eric Pauwels enfant ? Ou sa fille ?)… Et, enfin, beaucoup de musiques : de la musique classique, une chanson d'enfants asiatiques, un accompagnement de film muet au piano par Alexandre Von Sivers … Quand Philippe Simon écrit « Le souci de Pauwels, en s'adressant à sa fille, n'est pas de lui délivrer un message, ni de lui donner une leçon de morale ou de vie. Ce qu'il cherche à lui transmettre tient tout entier dans une façon de voir le monde, dans un regard qui est déjà un usage du monde » (www.cinergie.be), on a envie de rajouter « et dans une façon d'entendre le monde, dans une écoute qui, elle aussi, est un usage de ce monde ». Et ce n'est pas un hasard si la lettre cinématographique se clôt sur le même splendide vieux calypso qui l'avait vue s'ouvrir : « Et voilà, c'est la fin du film que j'ai désiré pour toi. Un film pour le désir et pour le plaisir. Juste pour cela. Je te quitte sur cette vieille chanson que je voulais t'offrir, sur les voix de ces hommes qui racontent leur histoire et qui ne sont plus là depuis longtemps. Mais, dis-toi que la mémoire est collective et que la mort n'existe pas. [calypso] ».

PD

À regarder : l'original Le Monde du silence (J-Y Cousteau, 1956 – TO5051) ou l'hilarant pastiche récent The Life Aquatic with Steve Zissou  (Wes Anderson, 2004 - VV3982).

À écouter : A bailar calypso (Un tout petit baiser / Au bord du décolleté / C'est la caresse, la promesse / Le flacon et l'ivresse / D'un tout petit baiser / Vamos a bailar calypso mi amor / Vamos a bailar calypso / Vamos a bailar calypso mi amor / Vamos a bailar calypso) NM2511, NM2512

À regarder : les deux autres films de la trilogie Cat People (J. Tourneur, 1942 – VC1131) et The Leopard Man (J. Tourneur, 1943 – VH5170) et l'interview d'une demi-heure pour FR3 six mois avant sa mort : Directed by Jacques Tourneur (J. Manlay & J. Ricaud, 1977 – TD9201).

À écouter : la chanson se retrouve sous le titre Scandal in the Family sur le CD Trinidad is Changing de Sir Lancelot (MF8181). De Madness (XM040G) à Dalida (ND0387) et Sacha Distel (ND4527), la chanson a connu de nombreuses reprises !

À lire : Michael Henry Wilson : Jacques Tourneur ou La Magie de la suggestion (éd. Centre Pompidou, 2003).

À regarder : le documentaire sur la santeria: Le secret des choses (F. de Villar Dille & O. Mounition, 1995 – TJ8147).

À écouter : le morceau – non-identifié par nos soins – se trouve peut-être sur l'une de ces compilations de vieux calypsos historiques : Calypso Pioneers - 1912-1937(MF7432), Calypso Breakaway - 1927-1941 (MF7430), Calypso Carnival - 1936-1941 (MF7560)…

 

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