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Critique

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C’est un disque « énorme » et, géologiquement, une merveille inépuisable présentant des textures, des vestiges, des galeries, des roches, des couches, des motifs d’époques et de cultures différentes en un seul agrégat fluide, comme un vent chaud et […]

 

C’est un disque « énorme » et, géologiquement, une merveille inépuisable présentant des textures, des vestiges, des galeries, des roches, des couches, des motifs d’époques et de cultures différentes en un seul agrégat fluide, comme un vent chaud et rond porteur de pollens d’espèces et d’âges diversifiés.

 

Topographie de l’orchestre en convergences exceptionnelles

On (re)trouve dans cet « orchestre total » Bobby Bradford, américain, première génération du free, né en 1934, trompettiste et professeur de musique, affectionne les timbres tendres, mélodieux, quasi romantiques et naïfs, les phrasés posés, presque figuratifs et animistes au cornet… Revoici aussi le batteur Louis Moholo-Moholo, né en 1940, représentant d’un jazz venu d’Afrique du Sud qui, autour de Chris McGregor, avec le légendaire Brotherhood of Breath va réveiller les racines africaines du jazz avant de multiplier les expériences sur le terrain du free européen. En embuscade, le clarinettiste et saxophoniste Frode Gjerstad, 1948, a été, précisément, un acteur dynamique de cette scène d’Europe inventant les relations entre free jazz, musique contemporaine classique et revisitation des héritages ethniques, avec Derek Bailey, Peter Brotzmann
Ensuite il y a un fort contingent de la nouvelle école du jazz nordique, notamment l’extraordinaire batteur Paal Nilssen-Love (1974) et il faudrait rappeler toute l’histoire qui conduit à ce qu’il y ait, là, une terre d’asile particulièrement féconde pour le jazz (transferts de compétences humaines, musiciens « noirs » hébergés, scènes qui se développent…). On frémit en découvrant dans les rangs la présence d’un grand prédateur électronique comme Lasse Marhaug (1974), doté déjà d’une discographie énorme, un activiste inspiré de la musique noise, connu surtout pour ses implications dans l’entité Jazzkammer…(« Prédateur » dans le sens où son activité électronique du son se nourrit des sons acoustiques pour les transformer et, je dirais, faire apparaître pour le tordre et bousiller aussitôt, ce qui lie les sons entre eux et échappe à l’oreille nue, du liant, des ondes agrippées et qu’il extériorise en certains dérapages, collisions en chaînes, le lien équivalent à l’accident, à la combustion de l’unité qui lie les sons…)
Au total, Circulasione Totale Orchestra est un ensemble costaud de 12 musiciens où les histoires, les géographies, les temporalités, les relations avec le jazz et l’improvisation divergent et convergent en foisonnant, explorent leurs ressemblances et dissemblances, font fructifier l’héritage vivant en développant une activité de discrétisation dans ses fibres, ses matériaux, ses lignes de fuite originelles (soit en y créant de nouvelles forces de différenciations, à l’intérieur, cette multiplication dégageant une puissance d’expansion exponentielle).

Une dynamique singulière

ctLe propos n’est pas de rassembler toutes les générations, tous les courants et de montrer que l’on sait jouer ensemble, histoire de manifester une sorte d’éternité du jazz ! Pas de ces fadaises. Il y a ici un rassemblement de musiciens singuliers piochant ou alimentés par une source commune, un courant qui les déplace en les gardant plus ou moins dans la même zone historique, et leur manière de « jouer ensemble » est de créer de la discrétisation au sein même de ce qui représente leur langage commun, au sens où « discrétiser » signifie « qui crée du discret en se détachant du milieu, comme des singularités » (M. Benasayag). Ils jouent ensemble sans chercher à générer une forme commune, partagée où « s’oublier », faire aboutir leurs parties singulières dans un tout final. C’est une mise en commun de singularités, ce qui les tient ensemble est leur manière de se détacher du milieu (noyau jazz), c’est la discontinuité, les styles de discrétisation, une manière de faire proliférer un héritage commun en envahissant le maximum de terrains de fuite.

Matières sonores et paysages

Ça commence par un coup de semonce, une décharge chaotique intense et brève, - histoire de rappeler que la musique ne jaillit pas du lisse, du consensuel - ensuite, en une longue montée lente et très ample, plusieurs idées musicales se dispersent, cordes frottées, cornet, percussions, ce sont des formes qui s’amplifient, engrossées par des graves de tuba, des ondes magnétiques, des courses frénétiques, des guirlandes de vibraphones, des pépiements, des couinements, des hurlements, des égorgements… La voile se gonfle, les formes fusent pour elles-mêmes, prennent place dans l’espace, enveloppent l’auditeur d’un paysage sonique mouvant, accidenté, d’une grande profondeur et de contrastes prononcés. Il faut être attentif à cet effet englobant, laisser s’étendre son filet qui opère aussi comme un appel d’air, l’envie de se laisser porter sans très bien savoir où ça conduit. Abandonner ses préventions. Ce climat étant posé, de multiples rencontres se succèdent, se juxtaposent, depuis des phrasés bavards et solaires (à l’ancienne), presque des fragments de contes et légendes, jusqu’aux perturbations interstitielles morbides évoquant le chant de folie de synapses larsenisées en douce et recouvertes par un brasier de guitare inextinguibles qui effacent tout repère, politique de la terre brûlée…
Au même moment, dans le même morceau, cohabitent des énergies caractéristiques d’époques différentes, des manières de faire représentatives de certains segments historiques bien précis, parce que l’improvisation s’effectue avec un appareil mental dont les connexions et le potentiel reflètent l’âge et la culture de chaque musicien (les plus jeunes ayant, à leur manière, assimilé l’histoire des anciens avec lesquels ils jouent et ces plus anciens ayant, d’une certaine manière, anticipé ce que les suivant allaient inventer, ce qui leur permet aussi de comprendre et sentir ce qui les continue). Ces ressources mentales sont plastiques, pas rigides parce qu’il appartient au jazz de garder l’esprit excité par les connexions possibles, les transformations génétiques du thème et des standards. Elles s’échangent des informations, des formes, des trucs, des signaux, très vite, parfois selon des structures qui se mettent en place, parfois ça file, ça dégage, ça migre entre les musiciens, entre leurs corps, leurs cerveaux, leurs territoires, ça transite sans directive, comme s’il s’agissait d’une force naturelle, d’une hantise. Et il ne suffit plus de dire qu’ils « jouent ensemble » dans le sens où une cohésion est recherchée pour exprimer un résultat commun, partagé (ce qui était le cas même dans les transes chaotiques du premier free jazz). Parce que déjà, à la limite, plus ils jouent simultanément, plus on peut distinguer de strates distinctes, larges, significatives ou discrètes, souterraines. Surtout, ils jouent pour explorer ce qu’il y a de relationnel entre eux, comment «ça se transforme» d’une singularité à l’autre, comment, à travers leurs organismes de musiciens en action, ayant métabolisé singulièrement une partie de l’histoire du jazz, des relations s’établissent, une circulation de compétences, de regards particuliers sur ce jazz qui, d’une certaine façon, est le vaste fantôme qui les rassemble en un seul organisme. C’est une dynamique très particulière au niveau du fonctionnement de l’orchestre : tout est en mouvement, tout est échange d’informations, circulation d’informations, réseau de relations en tous sens. L’orchestre ne cherche pas à être un grand organisme où chacun joue sa partition, c’est un grand tout – un paysage, neurologique si vous voulez, mais paysage – où chacun circule, déambule, grave son vocabulaire, le connecte à d’autres circuits intégrés, explore les relations possibles, multidirectionnelles, sans les transformer en langage collectif fixe.
C’est le reflet d’une conception de l’individu que l’on ne décrit plus avec un centre tout-puissant, mais comme une entité biologique à générer des relations internes (les différentes réalités internes d’un individu) et externes (avec les autres individus eux-mêmes animés des relations établies avec leurs réalités différences internes, faites d’incorporations d’expériences passées…), il n’y a pas rassemblement dans une forme, la forme est le maillage de toutes les énergies qui tendent et cherchent la forme sans jamais s’y arrêter. Peut-être y a-t-il à certains moments des collisions entre conceptions opposées, entre des topographies du jazz éloignées l’une de l’autre: une plus ancienne qui chercherait à structurer, une plus récente qui s’investit dans le «déstructuré», pas dans un sens destructeur mais dans cette dimension qui traite la musique au niveau d’un flux de molécules d’informations envahisseuses, qui se collent, font masse, s’effritent, s’éjectent…

Pour qui est ce jazz flamboyant, audacieux ? Et quelle en est la pratique d’écoute ?

Comment aborder « ça » ? La médiation culturelle a-t-elle pour but de rendre « ça » accessible, potentiellement, à quiconque !? Pourquoi ? Allez, quelqu’un qui voudrait s’intéresser sans pré-requis, comment peut-il procéder ?
Première chose, il faut du temps. Écouter une bonne partie, une première fois, laisser infuser. Reprendre. Ne pas chercher à « comprendre », se laisser envelopper, laisser prendre le paysage. Ensuite, se promener, ramasser des instants, isoler des modules qui « parlent » de suite, il y en a plein, des miniatures craquantes. Des zones plus accueillantes, landes, berges aménagées, clairières fleuries…
Les laisser vivre en soi, s’effacer, attendre qu’elles reviennent.
Alors, réécouter. Aller plus loin: écouter un peu du parcours historique de Bobby Bradford, de Louis Moholo-Moholo, pour mieux percevoir leur style, mieux sentir les strates géologiques qui viennent travailler l’une contre l’autre dans cet exercice de « circulation totale ». Apprendre à distinguer, ne serait-ce que vaguement, par intuition, les végétations anciennes, les lichens préhistoriques et les nouvelles pousses, s’habituer à leurs configurations respectives, à ce qu’elles dégagent. Nul doute que ce type d’investissement est « payant ». Il prouve bien que les pratiques d’écoute « d’étude » sont submergées par les pratiques d’écoute, au mieux d’information, au pire de consommation rapide. Et c’est là que le « combat » doit être mené si l’on veut un avenir pour les médiathèques, si l’on veut que la relation aux musiques ne soit pas abandonnée à 100% au commerce.

PH

 

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