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Critique

LEGGO DE LION

publié le

[Note sur l’oralité, le sens et les musiques afro-américaines.]

[Note sur l’oralité, le sens et les musiques afro-américaines.]
On peut penser que ce que toutes les musiques afro-américaines (du blues au rap, jazz compris, jusqu’à sa greffe européenne) ont introduit durablement (inoculé pourrait-on dire) dans les musiques mais aussi, par extension, les images, les corps, les consciences… c’est un élément qui tient à l’oralité. C’est-à-dire, pour désigner quelques pistes: à l’instabilité, aux affects, aux accidents, aux humeurs, aux mélanges, aux circonstances…
On pourrait formuler ceci dans des termes plus généraux: la vérité est un rapport, elle a un corps, elle s’inscrit dans une durée qui n’a pas de terme.
Il ne s’agit pas de faire un absurde procès à l’écrit, à la distance qu’il peut instaurer, mais de faire une place à une part fondamentale de la réalité et de l’expérience (l’une allant avec l’autre) qui a été chez nous et est encore aujourd’hui largement inassimilée et occultée.
La parole n’est pas un médium neutre. Elle est une « chose matérielle » et, en tant que telle, une part du message. La « parole pense », écrivait le philosophe Gaston Bachelard.
Le jazz, explique Christian Béthune*, part d’éléments basiques, connus de chaque musicien (le thème mélodique, le cadre harmonique, le nombre de mesures dévolues successivement à chacun) pour pouvoir, à partir de ceux-ci, accentuer, déplacer, gauchir, modifier le timbre ou le phrasé, se servir de l’équivoque rythmique et de l’incertitude tonale qui caractérisent cette musique pour inscrire l’essentiel du travail musical dans la « performance », la chose en train de se faire.
En ce sens, le plus important, ce n’est pas ce qui est écrit mais le reste qu’il est impossible d’écrire puisqu’il est, ce reste, imprévisible, changeant, dépendant en permanence du mouvement même de son apparition, de son engendrement.
Le sens des mots est donc nécessairement mêlé au « geste » qui lui donne sa couleur, sa figure propre et, plus fondamentalement, sa force. Le sens n’est rien d’autre que le flux permanent qui relie toutes les choses entre elles. Abruptement, on pourrait direque nous sommes immergés non pas dans un monde d’objets mais dans un monde de liaisons.
« En performance, le texte prononcé constitue de façon première, un signal sonore, actif comme tel, et n’est message articulé que de façon seconde » écrit Paul Zumthor **, spécialiste en France de la littérature (presque exclusivement orale) du Moyen-Âge. « L’oralité, écrit-il encore, implique tout ce qui, en nous, s’adresse à l’autre. »

C’est, bien sûr, l’histoire politique, économique, culturelle du monde nord-américain, l’esclavage, la ségrégation, la montée en puissance, en parallèle, de la musique et de la protestation collective et véhémente de la communauté « noire » aux États-Unis en particulier (mais cette histoire s’inscrit dans une géographie beaucoup plus vaste) qui auront donné vie et de plus en plus d’échos à cette figure bouleversante, dans tous les sens de ce terme, de l’humanité tout au long du siècle dernier. Sans doute une des plus puissantes. Aujourd’hui encore, quoiqu’on en pense, crainte et reléguée. Reléguée parce que crainte.

On pourra aller chercher d’autres exemples de cette aventure du côté du hip-hop, bien sûr, et du reggae (le raggamuffin en particulier, plus imprécateur), dans le rythm’n’blues des années quarante jusqu’aux musiques funk : Big Mama Thornton, Betty Davis…, chez les shouters (crieurs) de blues à Kansas City, dans les années quarante également : Jimmy Rushing, Big Joe Turner…, le blues urbain de Chicago : Elmore James, Muddy Waters…, le blues du Delta du Mississippi : Bukka White, Robert Pete Williams…, dès le début du XXe siècle, et une bonne partie du jazz, bien sûr. Ce monde musical est immense.

Dans cet album d’Anthony Joseph***, puissant autant qu’émouvant, on sera attentif aux beaux textes (intégralement repris sur un feuillet) allusifs, métaphoriques, surréalisants, parfois ouverts à des mondes anciens, mais chaque fois relus et emmêlés au présent, à la voix vibrante et chaleureuse, et au phrasé modulant et subtil qui les porte.

* Christian Béthune : « A dorno et le jazz - Éditions Klincksieck, 2003
** Paul Zumthor : « Introduction à la poésie orale » - Éditions du Seuil, 1983
*** Écrivain, poète, vivant à Londres, originaire de Trinidad, proche des côtes vénézuéliennes. L’île a été occupée par les Espagnols (1550), puis par les Anglais (1800). Elle est indépendante depuis 1962.

Suggestions d’écoute :
- James Baldwin - UB0690
- Wanda Coleman - UC5905
- Jayne Cortez - UC8335, UC8336, UC8337
- Homeless Writers Coalition - UH7493
- The Last Poets - UL2114, UL2119
- K. Curtis Lyle - UL9400
- Wanda Robinson - KR6660
- Ursula Rucker - XR907R, XR907S, XR907T
- The Watts Prophets - UW3023
- Sarah Webster Fabio - UW3620
- Camille Yarbrough - KY3170
 

Luc Lebrun