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Portrait

Pierre-André Boutang

Pierre-André Boutang

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Grand tireur de ficelles de la télévision française (de 1962 à 2008 : programmateur, producteur, réalisateur ; pour l'ORTF, France 3 puis La Sept - Arte), Pierre-André Boutang s'est noyé au large de la Corse le 20 août dernier.

Pierre-André Boutang (c) Arte TV

Grand tireur de ficelles de la télévision française (de 1962 à 2008 : programmateur, producteur, réalisateur ; pour l'ORTF, France 3 puis La Sept - Arte), Pierre-André Boutang s'est noyé au large de la Corse le 20 août dernier.

UNE HISTOIRE DE DECALAGE : 
TELEVISION AU GALOP ET PRESSE ECRITE AU PETIT TROT

La manière dont la presse écrite française (Libération, Le Monde, Le Figaro, Télérama et – dans une moindre mesure – presque même le site Internet d'Arte, chaîne de télévision à laquelle il avait tant apporté) lui rend hommage frise, sinon l'insulte, au moins l'inconséquence la plus pathétique. Dans un plutôt tristounet jeu des sept variantes à partir de la dépêche originelle de l'Agence France Presse (un curriculum vitae en prose, clinique comme le carrelage des murs d'une morgue, froid comme le marbre d'une tombe), le lecteur trébuche systématiquement sur la contradiction entre les louanges adressées à l'un des derniers Don Quichottes de cette utopie visant à faire rimer télévisuel et culturel (« Il avait une conception élevée et exigeante de la télévision » confie Jérôme Clément, PDG d'Arte, au Monde) et le total abandon, par la banalisation de cette pratique du copié-collé de communiqué de presse, de la moindre tentative de transposition des valeurs de Pierre-André Boutang à leur travail de scribouillards culturels. Autant Pierre-André Boutang était curieux, passionné, inventif, attentionné et vibrant ; autant ses pseudos-exégètes se montrent superficiels, tièdes et réservés. Seuls l'un ou l'autre blog se fendent d'un texte personnel et senti. 

Une bonne partie des émissions mythiques citées dans la dépêche de l'AFP existent en DVD bien distribués, pourquoi dès lors ne pas retourner en regarder quelques-unes pour se rafraîchir la mémoire, dégager les lignes de force de l'attitude et de la méthode Boutang et se forger un point de vue sur son travail?  Bien sûr, cela demande du temps : « Sartre par lui-même » dure trois heures, « L'Abécédaire de Gilles Deleuze » sept heures et demi, « Serge Daney – Itinéraire d'un ciné-fils », trois heures et quart… Mais les récompenses, le plaisir et l'enrichissement culturel, sont à la mesure d'un effort qui, bien vite, prend les reflets du plaisir. Mieux : d'un plaisir profond et durable.

 

PIERRE-ANDRE BOUTANG, ITINERAIRE D'UN TELE-FILS

Pierre-André Boutang est né en 1937. Il était le fils de l'écrivain et philosophe maurrassien et royaliste Pierre Boutang (1916-98). Si Pierre-André Boutang maintiendra les liens familiaux avec son père (il lui permettra même d'interviewer Salvador Dali en 1978), il prendra cependant beaucoup de distance par rapport aux idées politiques et conceptions élitistes du patriarche. Comme en 1962 lorsque, plutôt que de suivre le cours logique de ses études de Sciences politiques, il rentrera à l'ORTF comme assistant-réalisateur, programmateur des films diffusés puis co-producteur ou co-réalisateur de séries telles que « Les écrans de la ville » (en 1964, encore débutant et tout timide, il interviewe Michelangelo Antonioni au moment de la sortie de son « Deserto rosso »), « Le Journal du cinéma  », « Cinéregards », « Champ contre champ », « Bibliothèque de poche » ou « Dim Dam Dom ». 

En 1968, à l'occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Guillaume Apollinaire, un autre homme de télévision, Jean-José Marchand, filme les derniers proches de l'écrivain qui lui ont survécu pendant cinq décennies. Dans la foulée, est lancée une collection qui comptera plus d'une centaine de portraits de personnalités importantes, mais souvent menacées d'oubli, du monde intellectuel. Aujourd'hui, ces images tournées pour « Archives du XXème siècle » sont souvent les seules traces audiovisuelles de ces témoins précieux. Dès le début, Pierre-André Boutang est bien sûr de la partie.  

Au cours des années septante, tout en poursuivant ses activités à la télévision, Pierre-André Boutang se rapproche à nouveau du cinéma de fiction. En 1974, il a joue un rôle secondaire – celui d'un représentant de riches sociétés américaines – dans le bordélique et joyeux western agit-prop'  « Touche pas à la femme blanche » que Marco Ferreri tourne dans le gigantesque cratère qui perfore à cette époque le ventre de Paris (la cicatrice urbaine laissée par la destruction des halles de Baltard attendant de faire place au très seventies centre commercial du Forum des halles). Très proche du haut en couleurs dandy-producteur d'origine libanaise Jean-Pierre Rassam, Pierre-André Boutang met son grain -- ou ses quelques kilos -- de sel dans les films de Marco Ferreri (opus cit. et « La grande bouffe »), Robert Bresson (« Lancelot du lac »), Maurice Pialat (« Nous ne vieillirons pas ensemble »), Jean-Luc Godard (« Tout va bien », « Numéro deux » et « Comment ça va? ») et – surtout! – Jean Yanne (« Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », « Moi y'en a vouloir des sous » et « Les Chinois à Paris ») que Rassam le magnifique produit au cours de la-dite décennie. Un rôle de producteur de long métrage de fiction que Pierre-André Boutang ré-endossera sans son flamboyant ami, environ dix ans plus tard, en 1984, pour permettre le tournage des « Favoris de la lune » d'Otar Iosseliani

En 1986, la première cohabitation entre un Président de la République socialiste (François Mitterand) et un Premier ministre RPR (Jacques Chirac) débouche sur de nouvelles nominations à la tête des chaînes de télévision. A la rentrée télévisuelle de septembre 1987, deux émissions dites « documentaires », que presque tout oppose, font leur apparition dans la grille des programmes : « Ushuaïa » sur TF1 et… « Océaniques » sur FR3. Au gouvernail de cette dernière, le Capitaine Boutang rediffuse de splendides émissions du passé comme « Les Heures chaudes de Montparnasse » de Jean-Marie Drot ou « Mon frère Jacques » de Pierre Prévert, mais entretient aussi des relations privilégiées avec les cinéastes documentaires de son temps, passant leurs films récents (« The Store » de Frederick Wiseman), leur passant commande (« Le Masque » de Johan van der Keuken, en 1989, à l'occasion du bicentenaire de la Révolution française), coproduisant les deux premiers volets de la saga de Jean-Louis Comolli sur les élections à Marseille ou diffusant, en vingt-trois épisodes d'une demi-heure, les inoubliables images de Glenn Gould filmé par Bruno Monsaingeon.  

En 1990, l'historien Georges Duby l'appelle à La Sept qui deux ans plus tard deviendra Arte. Véritable pilier de la chaîne culturelle franco-allemande, Pierre-André Boutang est au four et au moulin : directeur délégué aux programmes, orchestrateur de nombreuses soirées « Thema » et co-fondateur des magazines « Océanopolis » et « Metropolis ».

 

SI PROCHE DE LA RADIO, UNE TELEVISION DE L'ECOUTE

Picasso, Sartre, Mao, Rouch, Deleuze, Negri, Daney, Moreau, Soljenitsyne, Lévi-Strauss… Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que les grands hommes – et, plus rare, l'une ou l'autre grande femme – de l'histoire politique et culturelle du vingtième siècle ont été au cœur des sujets documentaire de Pierre-André Boutang. Mais – heureusement pour nous! –, à chaque fois, il s'agit d'aller au-delà des clichés et des images d'Epinal pour essayer de mettre ses sujets en confiance et, dans la durée et la patience, leur donner la possibilité d'en dire plus – ou autre chose – que d'accoutumée à la télévision. Ou autre chose que via leurs médias habituels de communication avec le public. Pour prendre un exemple : « (…) Sartre n’avait pas envie de faire un cours ex-cathedra et de pontifier. Il a été séduit par ce projet parce qu’il était entouré par sa bande d’amis de la revue des Temps modernes, qui avaient tous des regards assez pointus et différents sur lui. De plus, le documentaire était dès le début une histoire de bande. Il était ressenti par tous comme un acte militant, en raison du climat politique troublé de l’époque, surtout après l’assassinat de Pierre Overnay. [Pour comprendre pourquoi Sartre a accepté de se raconter devant un caméra], je vous recommanderais d’aller sur sa tombe à Montparnasse pour le savoir. Il avait envie d’avoir un vrai objet cinématographique, un vrai film sur lui. Sartre n’était pas un philosophe dans sa tour d’ivoire, il n’était pas une immense pensée austère et incompréhensible. Il savait que des gens n’iraient jamais acheter L’être et le néant ou La critique de la raison dialectique. C’était pour lui un moyen différent de faire connaître son œuvre. Il savait qu’il allait toucher beaucoup de gens et c’est justement ce qui l’intéressait » (Pierre-André Boutang interviewé par le site Arkepix).

Des documentaires tels que « 13 Journées dans la vie de Pablo Picasso » (1999, co-réalisé par Pierre-André Boutang, Pierre Daix et Pierre Philippe) ou « Mao, une histoire chinoise » (2006, réalisé par Adrian Maben / produit par Pierre-André Boutang) avec leur combinaison d'images d'archives, photographiques et audiovisuelles, de commentaire en voix off et d'interventions de témoins-clés s'avèrent de facture assez classique. S'ils sortent du lot, c'est par leur ampleur (p.ex. trois heures pour le premier, presque cinq pour le second) et par le sérieux et la finesse de l'approche. 

Gilles Deleuze, Claire Parnet et - dans le miroir, au clap - P.-A. BoutangMais c'est cependant ailleurs, selon moi, que réside la magie de la touche Boutang. Oui, ailleurs : dans des documents plus osés parce que plus dépouillés, moins livres d'images, moins glamour,  moins habillés / moins abîmés ; dans ces enregistrements d'entretiens laissés relativement bruts tels que « Sartre par lui-même » (1976, réalisé par Alexandre Astruc / produit par Pierre-André Boutang), « Serge Daney, itinéraire d'un ciné-fils » (1992, co-réalisé par Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin) ou « L'Abécédaire de Gilles Deleuze » (1996, co-réalisé par Pierre-André Boutang, Elisabeth Coronel et Arnaud De Mezamat). Des films – à la limite de la radio diront certains – où ce sont la parole et la pensée en train de renaître, de se reformuler, pour toucher un nouveau public qui font office de stars et qui, malgré la laideur de Sartre (c'est lui-même qui en parle dans le film) ou les pas très fashion casquette, pull et lunettes à grosse monture de Daney, illuminent littéralement l'écran. A la limite de la radio, bien sûr, parce que même si le son et  l'écoute priment ici, l'image n'est pas anodine : échanges de regards, gestes, attitudes du corps, tics viennent annoter et mettre en page (souligner, nuancer, ponctuer) ce que serait la simple retranscription écrite ou sonore de la parole filmée. Et dans cette optique, les principales qualités de Pierre-André Boutang – ou de ses complices quand ce n'est pas lui qui mène l'interview – ont à voir avec la création d'un climat de confiance propice à l'affleurement d'une parole la plus libre possible. Quand on l'entend discrètement les poser, les questions de l'intervieweur Boutang sont à la fois simples et précises, claires et ouvertes. La vision d'un de ses derniers films « Jeanne M. Côté cour, côté coeur » (2007, co-réalisé par Pierre-André Boutang, Annie Chevallay et Josée Dayan) est éclairante. Ce portrait de Jeanne Moreau tisse, dans un montage trop rapide, de trop nombreuses matières : photos de différentes époques, extraits de films, extraits de chansons, interviews d'archives et interviews récentes… Mais au sein de ce relatif chaos, souvent un peu informe et superficiel, quelques séquences dépassent clairement de la mêlée, comme marquées par un autre degré de complicité et de simplicité, propice à ce que puisse s'y dire ce qui ne se dit à aucun autre moment du film. L'actrice-chanteuse y est filmée en couleurs, en chambre, très probablement chez elle, devant une étagère de bouquins et une photo de son ami Orson Welles. Les séquences sont assez récentes ; Jeanne Moreau y parle avec la voix rauque de ses – resplendissantes – dernières années. Hors champ, en fond, quasiment sous mixé on entend parfois son interlocuteur lui poser une question. Non visible mais tellement présent, il s'agit bien sûr de Pierre-André Boutang. 

Philippe Delvosalle
Septembre 2008

 

PIERRE-ANDRE BOUTANG A LA MEDIATHEQUE

DVD liés à P.-A. Boutang à La Médiathèque

1- Réalisateur 

- 1992 : « Serge Daney, itinéraire d'un ciné-fils » (co-réalisé avec Dominique Rabourdin) 
> chronique rapide dans le cadre d'un portrait de Serge Daney 
- 1996 : « L'Abécédaire de Gilles Deleuze » (co-réalisé avec Elisabeth Coronel et Arnaud De Mezamat)
- 1999 : « 13 Journées dans la vie de Pablo Picasso » (co-réalisé avec Pierre Daix et Pierre Philippe) 
- 2004 : « Toni Negri, des années de plomb à 'L'Empire' » (co-réalisé avec Annie Chevallay) 
- 2004 : « Jean Rouch raconte à Pierre-André Boutang »
- 2006 : « René Girard – La violence et le sacré » (co-réalisé avec Annie Chevallay et Benoît Chantre) 
- 2006 : « Le Musée du Quai Branly » (co-réalisé avec Annie Chevallay et Guy Seligman)
- 2007 : « Jeanne M. Côté cour, côté coeur » (co-réalisé avec Annie Chevallay et Josée Dayan) 

2- Producteur 

- 1976 : « Sartre par lui-même » (réalisé par Alexandre Astruc) 
- 1984 : « Les Favoris de la lune » (fiction réalisée par Otar Iosseliani)
- 2006 : « Mao, une histoire chinoise » (réalisé par Adrian Maben)