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Portrait

Laurent Jeanneau

Laurent Jeanneau

publié le

Interview Laurent Jeanneau et Rob Millis

 

Interview Laurent Jeanneau et Rob Millis

"Ruis" – janvier 2008, texte : Dave Driesmans

"Un sentiment trompeur de nostalgie envers des temps plus simples"

jeanneauLe backpacking [ou formule de voyages/sac-au-dos] est devenu une activité populaire pour le citoyen aisé du monde occidental. De plus, toutes les FNAC du monde se sont occupées à rendre appareils photos et autres enregistreurs numériques accessibles au plus grand nombre. Un amas de technologie inutilisée en croissance exponentielle en est le résultat. Les globe-trotters Hisham Mayet et Alan Bishop trouvaient que leur approche non académique des musiques méritait un public et ont créé, depuis Seattle, le label Sublime Frequencies. Voici une interview avec deux personnes dont les enregistrements ont été édités par le label : Laurent Jeanneau et Rob Millis.

Ces quinze dernières années, le Français Laurent Jeanneau a bourlingué en Inde, en Tanzanie, au Cambodge, au Laos, au Vietnam et en Chine en y choisissant souvent les endroits les plus reculés pour y enregistrer de la musique traditionnelle. Il a ainsi déjà fourni la matière pour trois magnifiques albums sortis sur Sublime Frequencies sous le titre Ethnic Minority Music. L'Américain Robert Millis est membre du groupe Climax Golden Twins, qui comme les Sun City Girls de Richard Bishop, aime mélanger des field recordings [enregistrements de terrain] et des enregistrements orientaux à leur propre musique. Millis a compilé deux excursions plus que strictement musicales d'enregistrements sonores en Asie.

Comment avez-vous commencé ces enregistrements de terrain ?

Rob Millis : J'avais un enregistreur à cassettes Sony que j'adorais et qui enregistrait très bien. J'ai commencé à l'emmener partout avec moi et à intégrer ces enregistrements dans les chansons de mon groupe Climax Golden Twins. Enfant déjà, j'étais fasciné par les échos qu'on peut faire dans un tunnel et un peu plus tard aussi par le bruitage, les effets sonores dans les films. Cet enregistreur à cassettes m'a accompagné partout jusqu'à ce que l’appareil tombe en miettes il y a dix ans. J'ai même un enregistrement de son dernier soupir! D'autres personnes emportent partout avec eux leur appareil photo, moi c'était donc mon enregistreur. Le son m'interpelle plus, m'évoque plus de choses que les photos. Je suis attaché à la dimension temporelle.

Laurent Jeanneau : Adolescent, j'aimais beaucoup les musiques insolites. Quand j'ai commencé à voyager en Afrique et en Asie, je me suis rendu compte qu'on y entendait beaucoup de musiques qui jusqu'ici n’étaient pas représentées par l'industrie du disque occidentale. J'aimais la musique sincère, pure que j'y découvrais. Des gens qui font de la musique pour des considérations spirituelles, avec des émotions, et des rituels sans inhibitions.

Faire des enregistrements de terrain dans des endroits exotiques comporte une certaine dose de glamour, mais qu’en est-il en réalité ?

Laurent : Ça fait perdre des kilos ! Dans ce contexte, j’ai déjà eu à supporter des amibiases, la malaria, des cuites carabinées, des infections obscures et de la mauvaise nourriture. Mais, il y a heureusement plus de côtés positifs que négatifs. En 2003 et 2004, j’ai voyagé au Cambodge sans voiture ni mobylette. Pour la plupart des gens, c’est synonyme d’enfer, mais j’ai trouvé ça fantastique. J’aime ce qui est primitif et rude, y compris en musique d'ailleurs.

Rob : Il y a certainement un côté mystique. Mais pour moi, enregistrer dans des lieux exotiques est juste le prolongement de ce que faisait le petit Rob émerveillé qui écoutait les grillons dans les champs. Mes parents ont déménagé à Londres quand j’étais encore jeune et mon père était un journaliste qui voyageait dans le monde entier. J’ai donc été nourri de voyages depuis ma plus tendre enfance. Voyager pour moi, c’est acquérir de nouvelles expériences.

On porte pour le moment pas mal d'intérêt à l'Asie, même si celui-ci reste souvent assez superficiel. Vous allez de région en région et y mettez l’accent sur la musique. L’auditeur doit-il vous voir comme artiste ou comme chercheur?

Laurent : J’ai passé la presque totalité de ces quinze dernières années en Asie. J’ai habité pendant trois ans au Cambodge et je me suis maintenant installé à Dali, une vieille ville du sud de la Chine. Je veux me consacrer maintenant à ce que je considère être une des régions les plus intéressantes: la Chine du Sud, le Vietnam du Nord et le Laos du Nord. Je pense pouvoir dire que je vais au-delà de la superficialité.

Rob : Les compilations que j’ai concoctées pour Sublime Frequencies ont un point de vue plus artistique qu’ethnographique ou scientifique. Nous allons quelque part, ressentons comment les choses s'y passent, enregistrons et, une fois rentrés à la maison, ces bandes peuvent être utilisées pour une compilation, ou comme matériel pour un collage de notre groupe. Mais, bien qu’il y ait des labels qui sont centrés sur l’idée d'authenticité, il y a en effet un côté dangereux à la musique ethnique. Quand auparavant j’achetais une compilation sur Ocora portant le titre Folk music from Ouganda, je pensais que je saurais, après l’avoir écoutée, comment sonnait la musique là-bas. Alors qu'il faut bien garder à l'esprit que tout ça reste souvent une vision personnelle du chercheur. Il faut donc traiter cela avec certaines précautions: la musique et la culture changent en permanence.

On dirait que Sublime Frequencies propose une nouvelle attitude par rapport à la musique non occidentale. Qu’en pensez-vous ?

Laurent : Une nouvelle attitude ? Peut-être. Ce qui me frappe le plus, c’est qu’on remarque une évolution chez les consommateurs (auditeurs) potentiels. Grâce à Sublime Frequencies, tous mes amis sont, tout à coup, intéressés par la musique du monde. La nouvelle approche - le mélange de tradition, de kitsch, de lo-fi, de plaisir et de collages - a tout fait éclater. Il y a quelques années, alors que j’étais de retour pour un moment dans un Paris froid et gris, j'ai rencontré un Français et son amie cambodgienne. Je les ai invités chez moi et leur ai fait écouter le CD "Radio Phnom-Penh". La fille a éclaté en sanglots. Les albums de Sublime Frequencies donnent en quelques secondes une ambiance d’un pays. La musique ethnique peut me toucher d’une manière que je n’ai encore jamais ressentie à l'écoute de la musique occidentale.

Rob : Je pense que Sublime Frequencies rend la musique non occidentale justement moins exotique. Les labels de musique du monde établis présentent souvent la musique dans un emballage luxueux avec de belles photos et beaucoup d’informations de fond soi-disant importantes. C’est pour ça que j’aime tellement la série Radio de Sublime Frequencies. C’est précisément comme lorsqu'on écoute une station de radio locale. Cela n’a pas plus de prétention que d’être un instantané. Aujourd’hui tout tourne autour de la recontextualisation et de filtres subjectifs. Des labels, des DJ et des marques gagnent en importance. Laurent est néanmoins quelqu’un qui passe beaucoup de temps dans sa recherche et qui va vraiment vivre avec les gens sur place. Je suis différent de lui parce je préfère aller quelque part sans savoir ce qui s’y passe.

Laurent, pourquoi t’es-tu tourné vers les minorités ethniques ?

Au début des années 90, je voyageais en Ouganda, au Zaïre et au Nigéria. J’y suis entré en contact avec différents groupes ethniques et j’ai vite compris dans quel statut inférieur on maintenait ces gens. Quand j’y suis retourné, à la fin des années 90, rien n’avait changé et les minorités ethniques étaient même de plus en plus opprimées. En 2000, j’avais vendu quelques enregistrements à Discovery Channel parce que mon ami James Stephenson avait fait un documentaire sur ces gens. Le résultat fut cependant une émission cliché sur les gentils sauvages, pour un public de "touristes à safari" qui veut voir des Bochimans. J'entends donc donner une image plus correcte - ou mieux un son plus correct. Mon expérience africaine s’est souvent répétée en Asie du Sud-Est. Les minorités doivent partout se débattre contre les mêmes problèmes. Elles sont manipulées par les autorités, les peuples plus puissants, les compagnies minières, les missionnaires chrétiens, les organisations de coopération au développement et les touristes. J’aborde les enregistrements de manière différente dans chaque pays parce que le contexte est à chaque fois différent. Je n’ai pas toujours le temps de développer un lien d’amitié avec les gens. Mon choix est dépendant de la situation politique du pays, du degré d’acculturation, et surtout de ma préférence subjective pour certaines musiques. Je mets mon argent et mon temps dans la musique qui me touche et par hasard, je suis souvent le premier à enregistrer ces musiques, ce qui représente naturellement un défi intéressant.

Peux-tu donner un petit mot d’explication sur les différents peuples que tu as enregistrés pour Sublime Frequencies et pourquoi tu les as enregistrés ?

Laurent : Au Cambodge, entre 2003 et 2005, j’ai fait des enregistrements de peuples indigènes de Ratanakiri et Mondolkiri, qui ont beaucoup souffert de la guerre. Ces peuples pratiquent encore des cérémonies spirituelles accompagnées par des ensembles de gongs. Mais des soundsystems électriques apparaissent de plus en plus régulièrement et souvent même, les gongs sont remplacés par de la musique commerciale khmer et de la techno. Des processus similaires d’acculturation sont visibles dans le sud du Laos, en particulier dans les nombreux villages dont les habitants ont été déplacés. Des communautés entières ont été forcées d’habiter le long d’une route et de quitter leurs terres ancestrales. La situation de la plupart d'entre elles est pire qu’auparavant. En 2006, dans le nord du Vietnam, j’ai été un peu limité dans ma liberté de mouvement. En tant que chercheur indépendant, je ne pouvais me rendre que dans les lieux où une autorisation n’était pas requise. Alors qu'au Vietnam, il y a encore beaucoup de minorités ethniques avec une forte identité culturelle. Ces groupes sont encore souvent uniques, non seulement à cause de la manière dont ils sont habillés – même les touristes connaissent leurs costumes colorés – mais aussi du point de vue de la musique et de techniques de chant spécifiques. En Chine, j’ai fait une série d’enregistrements dans le nord du Yunnan et le sud du Sichuan. Ce sont les régions méridionales qui forment la frontière avec le Tibet, avec des siècles d’interactions dont on retrouve la trace. Les peuples comme les Pumi, les Nuosu et les Moshuo sont certes influencés par les Tibétains, les Chinois Han et les Mongols, mais mes enregistrements sont tout à fait différents des CD habituels qui font le portrait des minorités. Je me suis tourné vers les personnes plus âgées qui chantent les anciennes chansons. Il est tout simplement impossible de trouver de tels enregistrements en Chine. Cette histoire ne peut être perdue. La nouvelle génération a un goût mainstream et n’attache aucune valeur aux techniques vocales de ses ancêtres. La Chine fait semblant d’être fière de son histoire, mais ça se traduit surtout en amour pour la vieille culture Han.

Il est toujours facile de considérer la musique ethnique comme "historique" et "pure". Comment voyez-vous ça ?

Rob : Quand on écoute de la musique ethnique, c’est en effet facile de se laisser entraîner par son propre désir nostalgique envers des temps plus simples. Néanmoins pour moi, il est vrai que la plupart des gens là-bas se consacrent à la musique d’une manière plus pure ; et il est nettement question chez des peuples isolés d’une perspective plus historique, surtout chez les peuples isolés, bien que tout cela change naturellement très vite.

Laurent : Je suis convaincu que chaque communauté possède un système musical qui convient à sa culture. Comme les gens ont une langue, ils ont aussi la musique, et celle-ci est liée au caractère de la communauté. La notion selon laquelle la musique sert avant tout à être appréciée ou à générer du plaisir est typiquement occidentale. Dans la musique ethnique, ça va souvent plus loin que ça: il s’agit par exemple de la perception d’une religion, du surnaturel, du social, de l’intégration… Comme Occidentaux, nous avons souvent aussi une vision athlétique de la musique: nous sommes impressionnés quand quelqu’un arrive à jouer bien ou longtemps. Ce n’est souvent pas un critère pour eux. Pour beaucoup de peuples, il n’est absolument pas compréhensible que quelqu’un produise une composition qui doit être exécutée par d’autres et dont on ne peut rien changer pendant des siècles. D’autres sociétés voient même cela comme nocif pour la vie musicale. Toute musique finit par changer, mais à des vitesses et dans des directions différentes.

Que recherchez-vous surtout dans cette sorte de musique ?

Rob : Je me demande souvent, d’un point de vue abstrait, pourquoi j’aime quelque chose. Il y a en partie une réponse dans la musique que je fais et que j’enregistre. J’aime personnellement les musiques avec des éléments extatiques et personnels. J’aime aussi beaucoup le fait que je ne comprends pas les textes des musiques non occidentales. Je peux ainsi construire mes propres histoires.

Laurent : J’aime la rudesse et les émotions sans compromis que la plupart de ces musiciens expriment et ceci indépendamment de ce que les dirigeants locaux et les groupes ethniques plus importants en pensent.


interview Dave Driesmans
parue à l'origine en néerlandais dans le mensuel "Ruis" de janvier 2008

traduction et relectures : Anne-Sophie De Sutter, Benoit Deuxant et Philippe Delvosalle

 

A lire ausssi : « Laurent Jeanneau : musique des minorités ethniques du Sud-Est » (Benoît Deuxant)

Laurent Janneau sera en concert à Bruxelles le samedi 11 octobre 2008 avec King Gong