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Portrait

Johan van der Keuken

Johan Van Der Keuken

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L'hiver dernier, Arte Video a sorti les troisième, quatrième et cinquième coffrets de la quasi-intégrale des films de Johan van der Keuken: un total de quatorze DVD pour plus de quarante films du documentariste et essayiste cinématographique […]

L'hiver dernier, Arte Video a sorti les troisième, quatrième et cinquième coffrets de la quasi-intégrale des films de Johan van der Keuken: un total de quatorze DVD pour plus de quarante films du documentariste et essayiste cinématographique hollandais. Un corpus riche, foisonnant même ; un paysage où pointent quelques collines singulières mais où coulent aussi une série de fleuves thématiques faisant office de fils rouges irriguant ses trente années d'activités cinématographiques. L'occasion était belle d'aborder cette matière de manière à la fois ludique et curieuse, légère et appliquée par un feuilleton abécédaire. Un abécédaire "tricheur" (certaines lettres à doubles ou triples entrées ; certaines lettres oubliées) comme van der Keuken aurait sans doute joué le jeu lui-même, lui qui à une semaine de sa mort confiait encore à la caméra de son fils, parlant de son propore cinéma: "Peu importe la tricherie. On joue toutes sortes de tours. Mais le fond doit être sain. La manipulation ne doit pas être absente – elle est toujours présente. Mais, on doit la sentir". De A comme Amsterdam à Z comme "Zien, Kijken, Filmen", vingt-six points de vue pour scruter puis visiter un monde cinématographique jamais plat, blasé ou mort.   



A comme AMSTERDAM
 

Johan van der Keuken est né à Amsterdam le 4 avril 1938 et y est mort le 7 janvier 2001. Il y est enterré dans le cimetière de Zorgvlied. Au cours de ces soixante-deux ans de vie, sa ville natale a été un des fils rouges de son œuvre de documentariste et d'essayiste cinématographique [même si c'est à Paris qu'il a tourné son tout premier film en 1960 – cf. F comme France]. 

Beppie de Johan van der KeukenProches des deux extrémités chronologiques de sa filmographie, deux films amstellodamois de van der Keuken viennent immédiatement se rappeler à nos souvenirs: "Beppie", court-métrage de trente-huit minutes, en noir et blanc, réalisé en 1965 et "Amsterdam Global Village", fresque documentaire de presque quatre heures, réalisée en couleurs en 1996. Dans les deux cas, il s'agit en partie de ce que l'on pourrait appeler des "filatures", des films en mouvement où – tout en prenant parfois, bien sûr, le temps de s'arrêter – le cinéaste suit un personnage dans la ville: l'espiègle et lucide petite Beppie, âgée d'une dizaine d'années et dont la ribambelle de petites et de grandes sœurs grandissant à ses côtés dans cette famille ouvrière est déjà un mini-abécédaire à elle toute seule (Beppie, Bernadette, Brigitte, Jopie, Josta, Lenie, Sylvia, Yvonne) et dans "Amsterdam Global Village", un livreur de labo photo dont les courses en mobylette servent de lien entre les différentes diasporas de cette ville-monde cosmopolite (juive, tchétchène, bolivienne, ghanéenne… ). C'est forcément à  pied – et au pas de course: s'enfuyant après avoir sonné aux portes d'inconnus ou s'amusant à escalader "à rebrousse-poil" les perrons et les escaliers qui barrent son passage – que le cinéaste erre avec Beppie dans un terrain de jeu géant, non sans lui laisser mettre ses mots à elle sur les menaces qui y rodent (par exemple les hommes nus qui embêtent les petites filles dans les parcs) et sur quelques réalités sociales qu'elle saisit déjà fort bien (l'exiguïté du logement – un thème que van der Keuken traite sous un autre angle, interrogeant le lien entre "espace habitable" et "espace mental" et entre "murs de chaque chambre et parois du crâne", dans "Vier muren" [Quatre murs, aussi en 1965]). 

Questions urbaines et politique de la ville qui réapparaîtront souvent dans la suite de son œuvre comme dans "Voorjaar" [Printemps, 1976] dans lequel "l'Oncle" Joop Beaux, attachant leader du comité de quartier des Îles de l'Ouest, est l'un des cinq témoins que van der Keuken interroge sur la crise économique d'alors… Ou les images figurées du couronnement de la Reine Beatrix (à l'écran: un paon qui déploie ses plumes et fait "le beau" ) et des émeutes qui, ce même 30 avril 1980, font rage entre policiers et squatteurs que le cinéaste met en tension au début de "De weg naar het zuiden" [Vers le sud, 1980-81] avant de donner raison au titre de son film et de partir vers Paris, la Drôme, les Alpes, la Calabre… jusqu'au Caire et à la Haute-Egypte. Ville portuaire et ville de passage, Amsterdam restera ainsi, tout au long de sa vie et de sa filmographie, le port d'attache - la base, le noyau et la matrice – qui permet au cinéaste de s'inscrire dans le monde, d'aller voir plus loin [cf. V comme Voyage et T comme Tiers-Monde].


A comme AVEUGLE(S) 

La relation du cinéma à l'organe "œil" est évidemment d'une intensité toute particulière. Il suffira de penser aux images des quelques secondes les plus célèbres du "Chien Andalou" de Buñuel en 1929: un rasoir s'approchant de l'œil d'une femme et découpant sa "doublure" – un œil de bœuf – au plan suivant est le summum de l'irregardable pour n'importe quelle salle de cinéma dont l'activité est fondamentalement basée sur un pacte entre une équipe de voyants-scrutateurs et une foule de spectateurs-voyeurs. 

Dans les deux superbes films que Johan Van der Keuken a filmé en compagnie d'enfants et d'adolescents aveugles au milieu des années soixante, il n'y a rien d'irregardable (quelques yeux vitreux ou qui "partent" et qui nous mettent bêtement mal à l'aise et révèlent plus de la rigidité de notre regard que des sentiments profonds de ces enfants) mais il y a, par contre, des allers/retours sous forme de questions/renvois de questions (plutôt que de questions/réponses) sur la relation d'un cinéaste documentaire à des personnages non voyants. "J'en étais venu à ce sujet par un bouquin où l'on décrivait la façon dont l'enfant aveugle se forme une réalité, une image du monde et – ce qui était assez impressionnant et même assez inimaginable – la façon doit il doit conquérir ce monde à partir d'une position foncièrement égocentrique ; parce qu'il est là avec son corps et que ce qui est autour de lui se construit à partir du toucher et que le monde n'est jamais plus grand, ou plutôt ne va jamais plus loin, que la longueur de son bras. Seul le touche ce que son corps peut toucher" (Johan van der Keuken). 

Parmi les deux courts métrages, les "amateurs" de van der Keuken et les "connaisseurs" du cinéma documentaire citent surtout le second "Herman Slobbe – Enfant aveugle II" [Herman Slobbe – Blind kind II, 1966]. Ce second film est aussi plus souvent programmé que le premier volet du diptyque. L'édition en DVD permet de se rendre compte qu'il est temps de réhabiliter "L'Enfant aveugle I" [Blind Kind, 1964] et que les grandes différences entre les deux films les rendent complémentaires.

L'enfant aveugle I de Johan van der Keuken"L'Enfant aveugle I" porte, même en néerlandais, un titre au singulier qui est un peu trompeur. C'est avant tout un portrait de groupe: des enfants et de jeunes adolescents, garçons et filles, dans une institution d'enseignement spécialisé pour non-voyants aux Pays-Bas. La structure du film est très intéressante. A l'image, le film commence par alterner écrans noirs et images de toutes ces choses et situations invisibles aux aveugles (ville, actualités, TV, spectacles… ) avec en voix off des bribes de témoignages sur quelques expériences de vie des non-voyants et d'incompréhension de leur existence de la part des voyants ("Certains ferment les yeux et pensent: c'est si grave que ça! Mais, non, ce n'est pas vrai mais c'est difficile de le leur faire comprendre. Si eux marchent les yeux fermés, ils n'entendent rien… Ils n'entendent pas les arbres, rien! Et ils se heurtent à tout!") et de leur pitié dont ils ne veulent pas ("Cette tension se nourrit d'un sentiment de dépendance et de pitié, que les gens obligeants peuvent suçoter comme un bonbon acidulé en guise de récompense. Cette pitié, les aveugles l'ont en aversion" – JvdK). Cours généraux, apprentissage du braille, reconnaissance tactile des objets (la juxtaposition par le montage des images d'une petite aveugle manipulant un pigeon empaillé puis caressant un colombidé vivant est à mes yeux une des plus belles ellipses – passage de l'inanimé à l'animé, de la mort à la vie, comme une résurrection – de toute l'histoire du cinéma! ), bricolage, soudure, course à pied, lancer du poids, randonnées dans les dunes et les bois, apprentissage de la canne blanche: en vingt minutes bourrées de vie où la joie, les rires et la fierté voisinnent avec la tristesse, le découragement et l'incompréhension, Johan van der Keuken mine les fondations de notre pitié. Splendide film, à voir par tous! 

Herman Slobbe - Enfant aveugle II de Johan van der KeukenDeux ans plus tard, en 1966, van der Keuken ressent le besoin de passer du pluriel au singulier, du collectif à l'individuel en consacrant un film entier à Herman Slobbe, l'un des enfants – assez discret d'ailleurs – du premier film. "L'Enfant aveugle II" est un film à écouter autant qu'à regarder. Il est porté de part en part par la sensibilité sonore et musicale de Herman Slobbe: la finesse de son oreille, son amour de la musique (Hello Dolly de Louis Armstrong, les Who, les Marvelettes, les Merseys… ), ses émissions radios fictives qu'il émet habituellement pour lui seul (et ici, miraculeusement, pour van der Keuken… et les quelques milliers de spectateurs du film depuis quarante ans)… Apothéose de ce savoir-écouter particulièrement aiguisé, à la fin du film, Herman Slobbe passe du statut passif de personnage du film à celui actif de co-auteur de son propre portrait. Comme il ne peut bien sûr pas viser dans l'œilleton de la caméra, il tiendra le Nagra et s'occupera du son en bruitant une course automobile ou en commentant en direct ses sensations lors de ses premiers tours de grande roue… On mentionnera aussi, tant dans la bouche de Herman Slobbe que dans celle du cinéaste en voix off, l'apparition claire de thématiques politiques [cf. P comme Politique] ici surtout liées à la question de la ségrégation des noirs américains (assassinat de James Meredith lors d'une marche pour la liberté à travers le Mississippi).
Un autre film splendide, lui-aussi à voir par tous! 

 

B comme BREUKER (WILLEM) 

Alfred Hitchcock / Bernard Hermann, Federico Fellini / Nino Rota, Jacques Demy / Michel Legrand, Tim Burton / Danny Elfmann… Si dans le domaine du cinéma de fiction, les binômes réalisateur / musicien caractérisés par une grande fidélité dans leur relation de travail et des parcours créatifs communs sur le long terme sont fréquents, il en va tout autrement des cinéastes documentaires… Sûrement déjà, en grande partie, parce qu'un double demi-mensonge (ou un double raisonnement biaisé) maintient les cinémas dits "du réel" et les musiques de film à l'écart l'un de l'autre: les premiers seraient par nature les champs irréductibles du vrai ; les secondes seraient par excellence l'un des principaux stratagèmes de la manipulation des affects et des sentiments des spectateurs… Le pan du cinéma documentaire qui se passe de toute musique (où cantonne celle-ci au seul générique de début ou de fin) est ainsi plus important que le pan équivalent du cinéma de fiction et, dans les autres cas, proportionnellement au traitement de défaveur médiatique qui est encore réservé à ce cinéma, les compositeurs de musiques de documentaires voient plus rarement leurs compositions éditées en CD et leur travail médiatisé… Personnellement, il y a cependant deux de ces nœuds de complicité entre un filmeur du réel et un homme du son qui me viennent à l'esprit ; deux couples où le musicien évolue dans les sphères des musiques improvisées d'après le free-jazz, d'ailleurs: Robert Kramer et le contrebassiste Barre Phillips (quatre films en commun de 1980 à 1999 – si Kramer n'était pas mort alors, il y a fort à parier qu'il y aurait eu d'autres rencontres entre leurs deux univers) et, surtout, Johan van der Keuken et le clarinettiste, saxophoniste et chef de bande Willem Breuker. De "Een film voor Lucebert" en 1966-67 à "Animal Locomotion" en 1994, ce ne sont pas moins d'une petite douzaine de films de van der Keuken que Breuker aura, en trente ans de parcours commun avec son complice-cinéaste, entrelardé de ses sons. 

Johan van der Keuken (à gauche) et Willem Breuker (à droite)Terreau fertile de l'épanouissement entrelacé de ces deux créateurs il y a d'abord une sensibilité politique partagée. En 1966, un jeune Willem Breuker de vingt-deux ans atteint la finale - télévisée - d'un concours de jazz avec sa pièce Litanie voor de 14de juni. Ce jour-là, de très violents affrontements avaient opposé à Amsterdam la police et des manifestants - ouvriers du bâtiment et jeunes radicaux du mouvement "Provo" – suite à la mort accidentelle d'un ouvrier lors d'une manifestation la veille (13 juin). "Je n'étais pas vraiment un Provo mais ces événements se produisaient devant moi et ils se produisaient aussi déjà à une époque où il n'y avait pas encore de Provos. Je me sens encore concerné par les Provos à cause de la façon dont vont les choses… Quand je vois des mendiants dans la rue, j'ai affaire avec la société toute entière et ma musique aussi a affaire avec ça, même' si je ne traduis pas mes idées politiques en musique" (Willem Breuker, Coda n°160 – avril 1978, cité par Françoise et Jean Buzelin in "Willem Breuker", Editions du Limon, 1992). Des mouvements de politisation de la jeunesse à la rencontre desquels Johan van der Keuken partira en 1968 pour son film "De Tijdsgeest" [L'Esprit du temps, 1968].


Mais, surtout, si les deux hommes se sont si bien entendus, c'est probablement aussi parce que dans leurs domaines respectifs, ils étaient tous deux des "esprits débordants", deux pieuvres aux nombreuses tentacules partant à l'exploration de l'inconnu qui les environnait, totalement incapables de rester sagement engoncés dans les carcans des rôles qu'on aurait voulu les voir tenir. Johan van der Keuken était un photographe et un cinéaste et en tant que cinéaste, n'hésitait nullement à faire s'entrechoquer, dans un même court ou moyen métrage, documentaire et mise en scène (cf M comme Mise en scène), point de vue personnel et thèse politique collective, enregistrement de la réalité et expérimentation de nouvelles formes de cinéma pour la raconter… Bref, loin d'être timoré, c'était un documentariste en expansion, centripète, perméable… Dans le champ de la musique, on peut presque dire la même chose de Willem Breuker: plus à l'aise dans la rue ou les théâtres que dans les clubs de jazz , un pied dans la radicalité du free jazz et un pied dans les musiques populaires (p.ex. son attirance pour les musiques de fanfares ou sa composition pour trois orgues de barbarie: "Lunchconcert for Three Amsterdam Street Organs", 1969)…"Quand j'étais enfant, les orgues de Barbarie étaient très répandus à Amsterdam et je les entendais souvent… Je m'y suis toujours intéressé. Un jour, j'ai demandé aux types qui en jouaient dans la rue comment ça marchait. Ils ne savaient pas. Alors, je suis allé dans la boutique du type qui leur louait les orgues et il m'a dit exactement ce qu'il fallait faire" (W.B – opus cit.). 

Sans cette ouverture d'esprit et cet esprit d'expérimentation des deux hommes, il n'aurait sans doute jamais été possible à Johan van der Keuken (grand amateur de jazz qui pensait aussi son cinéma en termes de musique – cf. J comme Jazz) d'écrire a posteriori: "Ce qui m'a beaucoup enrichi dans le travail de Willem Breuker, c'est l'ancrage de la musique dans les qualités et les structures de tous les bruits et de tous les sons de la bande sonore elle-même. Donc, la musique n'est pas quelque chose qui joue derrière les images ou sous les images, elle peut jouer devant les images et elle peut aussi s'ancrer ou se fondre dans une bande sonore déjà montée". Ou encore: "Lors du mixage, j'essaie souvent de dresser la musique contre la voix en la poussant au maximum de sa puissance, c'est-à-dire jusqu'au seuil où la voix deviendrait inaudible. La musique s'affirme donc dans mes films avec une présence très forte, parfois déterminante dans le déroulement de l'action". (Johan van der Keuken, Editions Vidéo Ciné Troc 1985). 

Emballé dans une pochette immonde (qui ne sera pas reproduite ici), un double CD reprend le LP qui en 1978 compilait les premières compositions de Breuker pour van der Keuken, en le complétant des compositions plus récentes pour les films "De Meester en de Reus" [Le Maître et le géant, 1980], "De weg naar het Zuiden" [Vers le Sud, 1980-81], "I love $" [1986] et "On Animal Locomotion" [1994]. On citera la très émotionnelle composition pour cris de mouettes et section de cordes du Gewestelijk Orkest de Beauty, les chassés-croisés saxophone-hautbois-contrebasse-batterie du triptyque For You – Woman – Spanish Song pour le film de 1967 sur le poète Lucebert [cf. L comme Lucebert]… Mais la vraie merveille de ce disque réside dans la longue, et lente, plainte pour pianos et trombone de la Waddenzee Suite pour "De plate jungle" [La Jungle plate, 1978]. Onze minutes de pur bonheur!   
 
Philippe Delvosalle 
avril – mai 2008 

À suivre… 
 
Bientôt: C comme Cancer – C comme capitalisme 
Un peu plus tard: D comme Daney – E comme Enfance – F comme France – J comme Jazz…