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Focus

Uber m'a tuer : 3 questions à Sarah Abdelnour et Sophie Bernard

"On Air", ALGO-R(H)I(Y)THMS - (c) Tomás Saraceno - Palais de Tokyo
Sarah Abdelnour et Sophie Bernard, sociologues à l'Université Paris Dauphine et chercheuses à l'IRISSO nous parlent de capitalisme de plateforme et d'auto-entreprenariat.

Pointculture : Vos recherches autour du capitalisme de plateforme réactualisent le terme prolétariat. Quelles conditions de travail ce mot peut-il désigner aujourd’hui ?

Sarah Abdelnour et Sophie Bernard : Ce terme, hérité de la sociologie de Marx, désigne des travailleurs dominés de l'espace économique, des ouvriers contraints à travailler, et ne possédant que leur force de travail.

Il peut sembler étonnant pour des travailleurs des plateformes, vus comme figures modernes du travail, recourant aux nouvelles technologies, et possédant pour certains leur instrument de travail, comme ces chauffeurs Uber qui possèdent leur véhicule (bien que nombre d’entre eux les louent).

Pour autant, lorsque l'on constate la précarité de ces travailleurs, l'incertitude et la faiblesse de leurs revenus, leur très forte dépendance aux plateformes (car même avec une voiture, sans les applications, il est très difficile de trouver des clients), leurs très longues journées de travail, le terme de prolétaire ne semble plus si dépassé.

On rencontre en effet de nombreux chauffeurs endettés, très peu autonomes dans leur travail, et fragilisés dans leur situation d'emploi. Ce qui explique d'ailleurs pourquoi certains d'entre eux se mobilisent collectivement, et se rapprochent notamment de structures syndicales.

- Quels aspects de l’auto-entreprenariat vous semblent les plus socialement critiquables, à hauteur des collectivités comme au niveau individuel ?

- Dans l'ensemble, le dispositif de l'auto-entrepreneuriat a massivement fonctionné comme support pour du salariat déguisé, que l'employeur soit privé ou public d'ailleurs. Ces pratiques de détournement du droit du travail ont plusieurs conséquences inquiétantes. Au niveau individuel, les travailleurs sont moins protégés : pas de revenu minimum ou de congés payés, pas de régulation du temps de travail, et une moindre protection sociale. Ce dernier point a également une dimension collective, car en évitant d'embaucher, les entreprises ne paient plus leurs cotisations employeurs, ce qui assèche les caisses sociales. Enfin, le modèle de l'auto-entrepreneuriat remet en cause plus largement le salariat et le modèle social qui s'est construit autour de l'emploi salarié. C'était d'ailleurs l'objectif des promoteurs de l'auto-entrepreneur, personnalités politiques françaises nettement opposés à la sécurité sociale publique et solidaire, telle qu'elle s'est construite autour du travail en France.


- Quelle efficacité peut avoir un mouvement de résistance contre une tendance qui, à l’échelle de l’Internet, sait tirer profit d’un déploiement mondial pour échapper aux lois nationales de régulation du travail ?

- Partout où Uber s'implante, l'arrivée de l'application s'accompagne presque systématiquement d'une dérégulation du travail. Elle suscite alors des mobilisations collectives et de nombreuses actions en justice. Dans le cas français, cette plateforme est ainsi apparue à la faveur de la dérégulation du secteur des taxis et de la transformation de l’ancienne Grande Remise (véhicules de luxe sur réservation) en secteur du VTC (Voiture de Transport avec Chauffeur) en 2009. Son expansion a donné lieu en 2014 à des manifestations de taxis qui dénonçaient la concurrence déloyale des VTC et demandaient l'interdiction d'Uber en France, obtenant partiellement gain de cause via l’interdiction d’Uberpop, le service assuré par des particuliers sans licence. En octobre 2015, ce sont les chauffeurs de VTC eux-mêmes qui se mobilisent pour dénoncer la baisse des tarifs décidée de manière unilatérale par Uber. Dès lors, des mobilisations ont lieu régulièrement. Les chauffeurs rassemblés demandent la hausse des tarifs, mais également la baisse des commissions, et parfois des requalifications en salariat, voire la disparition pure et simple d’Uber. Progressivement, le mouvement se structure, autour de meneurs et d’organisations, dont certaines vont se rapprocher des syndicats de travailleurs qui réclament une intervention de l'Etat. La mobilisation des travailleurs va ainsi favoriser une tentative de re-régulation du secteur et de la profession au travers de la promulgation de la loi Grandguillaume en décembre 2016 appliquée en mars 2018. Celle-ci impose notamment la détention d'une licence pour exercer la profession et réforme les conditions de l'examen pour l'obtenir. La re-régulation du secteur n'intervient pas seulement au niveau national. Elle s'articule avec le niveau européen, la cour de justice européenne ayant ainsi acté en décembre 2017 le fait qu'Uber n'était pas un simple intermédiaire mais qu'il s'agissait d'un prestataire de services de transport et qu'à ce titre, il pouvait être réglementé comme les taxis. Le déploiement mondial de Uber ne permet donc pas à l'entreprise d'échapper à toute forme de régulation du travail.


Questions et mise en page : Catherine De Poortere

Photo : ON AIR, carte blanche à Tomas Saraceno/Palais de Tokyo. Œuvre : ALGO-R(H)I(Y)THMS © Pierre Hemptinne




Sarah Abdelnour est maîtresse de conférences en sociologie à l'Université Paris Dauphine et chercheuse à l'IRISSO. Elle a mené une enquête sur la genèse et les usages du régime de l'auto-entrepreneur en France.

Sophie Bernard est professeure de sociologie à l'Université Paris Dauphine et chercheuse à l'IRISSO. Spécialiste des mutations du travail, elle a analysé les processus d'automatisation dans les services, et les transformations des modes de rémunération.

Elles mènent toutes deux actuellement une enquête auprès des chauffeurs de VTC travaillant par l'intermédiaire des plateformes numériques en France.




Où et quand

le 11/12 à 10h30 au PointCulture Bruxelles


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