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Focus

Transition numérique et clinique sociale : 3 questions à Yann Rischette

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Dans un environnement où la solitude est déjà grande, la disparition des espaces d’accueil physique consécutive à la digitalisation des services creuse le manque relationnel. Cherchant à tirer un meilleur parti du numérique, Yann Rischette, philosophe et sociologue basé dans la région parisienne, s'est engagé dans le processus d'aménagement d'un forum-réseau. Un dispositif qui pourrait, du moins en partie, atténuer les défaillances des nouveaux portails sociaux.

Sommaire

La numérisation des parcours d’accès aux droits peut être perçue par les usagers comme une négation de leur singularité (...) Il faut remplir des cases, et si vous n’entrez pas dans ces cases, tant pis pour vous. — Yann Rischette

Transition numérique

PointCulture : Sous quels aspects la digitalisation des accès aux services administratifs s’annonce-t-elle problématique ? Quels peuvent en être les avantages pour les usagers ?

Yann Rischette : La numérisation des démarches d’accès aux droits et aux prestations sociales pose plusieurs problèmes, le premier étant ce qu’on a coutume d’appeler la « fracture numérique ». Cette fracture comporte deux aspects évidents :

  • Une difficulté d’accès aux objets numériques, notamment en raison de leur coût. Le développement des smartphones et des tablettes joue à cet égard un rôle de démocratisation de l’accès au numérique qui peut être intéressant.

  • Une difficulté d’usage ensuite, liée à un manque de savoir-faire. On pense souvent aux personnes âgées, qui n’ont pas grandi avec ce dispositif et peinent à s’y adapter, mais les profils concernés sont très variés.

La conséquence immédiate de cette « fracture » est une recrudescence du non-recours aux droits et aux prestations sociales. Un récent travail de Philippe Warin[1] s’avère particulièrement important pour mesurer la variété des profils concernés par ce processus.

Pour reprendre l’une des raisons identifiées par l’auteur, la numérisation des parcours d’accès aux droits peut être perçue par les usagers comme une négation de leur singularité. En effet, ces démarches ne laissent aucune place à l’expression des parcours de vie et se laisse dépasser par leur richesse. Au contraire, la rationalisation opérée rend le témoignage subjectif impossible : il faut remplir des cases, et si vous n’entrez pas dans ces cases, tant pis pour vous. Selon moi, la mobilisation de l’informatique connectée dans cette logique très réductrice est peut-être, sur le long terme, l’élément le plus problématique de la numérisation des services publics.

Dès lors, la question que je veux poser est la suivante : comment mobiliser les potentialités gigantesques du dispositif numérique, non pas dans l’optique d’une « gouvernance par les nombres » mais d’une coorganisation par les pairs ? C’est l’objectif attenant à mon projet de recherche, qui passe par la création d’un forum en ligne avec les usagers, qui soit en même temps un espace de témoignage des expériences vécues et un outil d’entraide dans les démarches d’accès aux droits.

Rares sont les personnes qui prendront le temps de lire l’ensemble de la « politique de gestion des données personnelles et des cookies » en vigueur sur le site qu’ils consultent ou d’enquêter sur l’utilisation effective faite de leurs données. Il faut que des clés de lecture sur les ressorts majeurs de la manipulation des données soient proposées aux utilisateurs. — Yann Rischette

Respect de la vie privée

Sur le terrain de vos recherches, êtes-vous également amené à tenir compte des questions de confidentialité soulevées à tous les niveaux par la généralisation du numérique, et celle de l’impact du fichage (que la numérisation automatisée rend plus efficient) sur la confiance que les personnes accordent aux services sociaux ?

Cet enjeu est crucial et paradoxal par rapport à la question précédente : en effet, comment garantir la confidentialité d’une part, tout en luttant contre l’anonymat de l’autre ?

Évidemment, le paradoxe n’est qu’apparent : lorsque nous dînons au restaurant avec des amis, cet acte de sociabilité ne nous engage pas à fournir notre numéro de Sécurité Sociale.

L’usage des données à des fins administratives ou commerciales doit être strictement encadré et parfaitement transparent ; en France, la CNIL et des associations comme la Quadrature du NET font à cet égard un travail essentiel.

Mais au-delà du droit formel, il existe une nécessité d’explication et de « vulgarisation » des enjeux liés à la confidentialité des données. Rares sont les personnes qui prendront le temps de lire l’ensemble de la « politique de gestion des données personnelles et des cookies » en vigueur sur le site qu’ils consultent ou d’enquêter sur l’utilisation effective faite de leurs données. Il faut que des clés de lecture sur les ressorts majeurs de la manipulation des données soient proposées aux utilisateurs.

La création d’un forum-réseau tel que je l’envisage comporte notamment la rédaction d’une charte, avec les personnes engagées dans le projet et en comparant divers formats utilisés, sur la politique appropriée. Cet objectif rejoint l’enjeu dit de « capacitation » des usagers et génère des espaces de délibération locaux, essentiels à une conception démocratique de l’informatique connectée.

Le dispositif du forum-réseau

Selon vos observations ainsi que celles de nombreux sociologues, la numérisation des services (sociaux, médicaux, mais pourquoi pas également commerciaux) compromet la relation d’accompagnement en supprimant du paysage urbain les espaces de sociabilité, dont vous soulignez qu’ils constituent le ciment de l’action sociale et un rempart contre l’isolement. À cet égard, la mise en place de forums-réseau pourrait apparaître comme une réponse pertinente à ce manque. C’est en tout cas dans cette direction-là que s’orientent vos recherches. Dans cette hypothèse, comment éviter l’écueil qui menace toute initiative qui tenterait de formaliser ce qui relève avant tout du spontané ?

Il existe en effet plusieurs similarités entre la numérisation de certains services de santé et celle de l’accompagnement social. Personnellement je prends le parti d’étendre le terme de « soin » à ces deux champs, dans une optique performative.

Les plateformes commerciales ont compris depuis longtemps que le sentiment d’anonymat que pouvaient ressentir leurs clients, avec la sensation de n’être qu’un numéro, d’être interchangeable avec un autre, n’était pas vendeur. Aujourd’hui toutes ces plateformes ont leur batterie de community managers, scrutent attentivement les témoignages des utilisateurs, abreuvent de questionnaires de satisfaction chacun de leurs clients pour bien lui faire sentir son importance.

Je ne pense pas qu’il faille prendre modèle sur la réponse des plateformes commerciales, mais admettre néanmoins que le problème de l’isolement numérique se pose dans la relation de soin comme il s’est posé dans la relation de vente, et chercher des voies pour y remédier. Une réponse est urgente, car la solitude numérique fait ici plus de mal que lorsque nous faisons du shopping sur Internet.

La mise en place du forum-réseau ne vise pas à se substituer aux échanges spontanés qu’entretiennent les usagers dans les espaces d’accueil physiques qui demeurent. Mais ces espaces sont mis à mal par la numérisation, et il n’existe aujourd’hui aucun équivalent en ligne. Des centaines de forums prospèrent, mais les plateformes publiques elles-mêmes, lieux de réalisation des démarches, analogues aux anciens espaces d’accueil physiques, n’offrent aucune possibilité de discussion et d’entraide entre usagers.

À travers ce projet, je voudrais réussir à interpeller les pouvoirs publics sur la nécessité de concevoir un service numérique « contributif », en référence aux travaux de Bernard Stiegler. Cela ne signifie pas utiliser des couleurs attrayantes pour parer une interface sourde, mais inscrire la dimension relationnelle du soin au cœur des démarches d’accès au droit.


[1] Philippe Warin, « Ce que demande la non-demande. Autour du non-recours aux aides sociales », La Vie des idées , 23 octobre 2018. ISSN : 2105-3030. Voir Ce que demande la non-demande, La Vie des idées, 23 octobre 2018


Questions et mise en page : Catherine De Poortere

Bandeau : Piet Mondrian, Arbre horizontal (1911)


Yann Rischette : Issu d’une formation initiale en philosophie, conclue par un stage à la Mission Régionale d’Information sur l’Exclusion, ses recherches portent sur l’éthique du soin, l’autonomie et le travail social. Converti à la sociologie après une année de préparation au doctorat sous la direction de Serge Paugam (EHESS), il rejoint la Chaire de Recherche Contributive, encadrée par Bernard Stiegler, pour participer à l’ambitieux projet de développement du territoire de Plaine Commune.

Conférence au PointCulture de Bruxelles le mardi 21/05/2019 de 10h30 à 12h (lien)

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