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Focus

Textilités, maillage du futur et au-delà

Textilités vue d'ensemble.jpg
Autour des notions de tramage, filage et tissage, trente artistes créent des œuvres hybrides, mélangées, qui nous aident à penser autrement notre place dans le tissu du vivant. Poétique et critique.

Sommaire

Le mot “textilité “ est une agile conjonction de « texte » (écriture, phrase), « textile » (trame, fil), entre récit linéaire et narration abstraite, entre rapports au monde intellectuels et immersions organiques. L’art textile est très sollicité ces derniers temps. Sans doute cela correspond-il aux besoins d’amplifier les imaginaires « tisseurs de liens », de sentier et questionner ce qui trame nos existences. La crise écologique actuelle découle d’une volonté délibérée d’exploiter la nature comme objet sans âme distinct de l’humain. Il fallait nier les interdépendances entre non-humain et humain pour perpétrer, au nom du profit, un tel saccage de la planète. La difficulté à concrétiser des mesures proportionnées à la catastrophe provient, du moins en partie, d’une culture dominante de la consommation et d’une mentalité néolibérale qui désolidarise les individus, prônant le chacun pour soi. En quoi et comment des œuvres rassemblées sous le vocable « textilités » peuvent-elles nous aider à progresser vers un entretissage salutaire, ouvrant des perspectives constructives et éclairant le besoin de bifurcation ? En quoi ce travail sur le fil peut-il encourager des imaginaires susceptibles de soutenir ce que le philosophe Morizot, commenté par Yves Citton, appelle « la diplomatie interespèces des interdépendances* » !?

L’apparat sacré, l’immersion dans la trame

Entrons aux Abattoirs. Le regard balaie la grande halle blanche et s’attarde d’abord sur certaines pièces monumentales, notamment celles de Daniel Henry. Une trinité d’œuvres qui atteste de la plasticité du tissu, de son rôle permanent dans les liturgies de tous ordres et les célébrations sacrées. Le traitement du textile, enduit de couleurs, conduit à une apparence d’objets hors du temps, archéologiques ou futuristes, matériaux usés et craquelés ou nouvelles substances issues des confins spatiaux. Un grand drap suspendu, destiné à recouvrir le corps d’un monarque ou d’un prêtre, à transcender un rituel. Une mystérieuse torsade, geste pur à adorer. Un bénitier moulé à même l’étoffe. Cet art de l’ostentatoire et ce design de la domination magique, aux teintes crépusculaires, est à l’opposé du travail d’Hannah De Corte, presque invisible, aux frontières de l’anonymat, de l’oubli de soi dans l’infini strié des fils, à même la trame à vif du tissu. En teignant l’étoffe crue, fil à fil, au marqueur, minutieusement, elle éprouve et fait éprouver ce que signifie de n’être plus au centre, mais simplement infimes strates, tremblées et très localisées, parmi l’univers. Les titres renvoyant à des souvenirs, des occurrences biographiques racontent que l’esthétique d’une existence, les couleurs qui en déterminent l’atmosphère et le caractère, est inséparable du support qui la reçoit, fibreux, ligneux. La vie humaine au bord de la disparition, brumes magnétiques incertaines. Atmosphères poreuses.

Le fil précaire, le ruban labyrinthe

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Cette fragilité – fondement de notre devenir –, est ce qu’Emma van Roey représente de façon spectaculaire. Comme d’innombrables petits balcons accrochés à la paroi blanche, les vies humaines en sursis sont semblables à ces formes de bois diverses, brutes ou récupérées, recouvertes d’une certaine quantité de sable – correspondant à ce que contient chaque sablier d’une vie singulière –, tant bien que mal arrimée avec du fil de couleur. Bien entendu, tout ça est bancal. Éloge du maintien de la précarité grâce au bricolage. C’est plastiquement à la fois ténu et puissant, beau et poignant comme tout tableau de l’éphémère.

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Lui fait écho, d’une certaine façon, la pratique d’arpentage du sensible de Leïla Pile. Initiée aux fabrications traditionnelles, cette artiste crée des « mètres rubans » étranges où les mesures dessinées sont plutôt, non commensurables, les échos des ondes que dégagent lieux et architectures de nos vies. Enroulés, ces rubans accueillant des signes et formes de couleur rouge, ressemblent alors à des troncs coupés dont on peut lire les cernes de croissance, leur progression linéaire ou accidentée, ordonnée ou chaotique. Sismographies lovées sur elles-mêmes. On dirait aussi des labyrinthes ou des mandalas. Déroulés au sol, ils tracent une autre manière de mesurer, empreinte des scansions émotionnelles de l’espace, plutôt que métrique rationnelle, étalant les traces d’un langage toujours à décrypter.

Trames locales et globales, coloniales et décoloniales

Tatiana Bohm intervient sur des représentations du monde, archétypiques. Elle ramène à la surface des consciences les relations entre local et global et toutes les dimensions d’imposition d’un imaginaire occidental au reste du monde. C’est d’abord ce tapis symbole du savoir-faire d’Orient et Moyen-Orient. Elle y a pratiqué des découpes qui passent presque inaperçues. Intervention iconoclaste qui génère un nouveau régime d’images. Car la lumière passe à travers ces déchirures dans le tissu et le jeu d’ombres sur le mur raconte un tout autre théâtre : un monde explosé, démembré, volant en éclats sous le tapis de bombes que larguent avions et hélicoptères guerriers. L’œuvre s’intitule Soul Deposit, et il est difficile de ne pas faire le lien avec la définition militante, certes « orientée » mais combien parlante, d’un certain argot urbain féministe : « quand un homme éjacule en vous, vous essayez tout ce qui est en votre pouvoir pour l’oublier, mais vous ne pouvez pas ». Une manière crue autant que poétique de figurer les relations Nord/Sud dans toute leur violence, autant physique que symbolique. Et toujours prégnante. Elle continue cette déconstruction en intervenant sur des cartes géographiques dont on sait qu’elles ont toujours avantagé les puissances géopolitiques dominantes. Elle y greffe à l’aiguille des fils de mohair et toutes les délimitations géographiques se brouillent, envahies de moisissures exubérantes. Et voilà, dans un flou artistique superbe à voir, des cartographies du monde envahies par les mêmes virus, unies dans la même catastrophe ! La critique du passé colonial est aussi le propos obstiné de Jean-Pierre Müller. Dans des superpositions de voiles, évoquant le feuilletage mémoriel complexe, associant autant les idées du voile qui cache que celui qui célèbre, parure de mariage ou parure de mort, il imprime une imagerie très réaliste du passé colonial, sans appel, perturbant retour du refoulé.

Fibres musculaires, vanités, tricots ordinaires

L’installation de Laurence Dervaux regroupe, face à une immense image de muscles humains unis comme trois pétales d’une même fleur, une grande quantité d’os humains, déposés chacun sur un socle blanc, et soigneusement entourés de fils rouges (mimant la fibre musculaire), serrés, comme autant de tentatives de « soigner la mort », de la conjurer. Par là, l’installation abrupte et poétique célèbre l’obstination vaniteuse de l’homme à vouloir échapper à la destruction parce que différent du reste de la nature. Les osselets ne laissent aucun doute : mort, c’est mort ! En écho presque harmonique, l’autre installation de Marianne Berenhaut est une partition en relief des gestes quotidiens qui, dans l’économie domestique, soignent et entretiennent le linge, les tissus usuels, fonctionnels. Ces ouvrages racontent comment, dans ces gestes ordinaires, s’entretisse une pensée du tissu, de l’interdépendance avec les matériaux qui nous habillent, nous essuient, nous protègent et nous parent. En célébrant l’acceptation de tâches anonymes, en montrant comment un imaginaire inattendu peut jaillir là, entre routine et fantastique, inspiré de tout ce qui est considéré comme « formes mineures », l’artiste fait aussi passer le message qu’une certaine créativité genrée – et qui « dégenre » la création jusqu’ici prédominante ! – est indispensable aux tissages des bifurcations dont le monde a besoin. C’est une nouvelle échelle des valeurs esthétiques qui doit s’élaborer.

Conclusion, question de médiation

Ce ne sont que quelques exemples, parmi une trentaine d’artistes exposé·e·s, qui montrent que « Textilités » a de quoi susciter des expériences sensibles multiples au service d’une autre perception des interdépendances entre l’humain et ce qui l’environne. Pas besoin d’effectuer pour cela une démarche critique consciente, articulée. Contempler, méditer, sentir est déjà beaucoup. C’est un beau travail de la commissaire Denise Biernaux pour le compte de BeCraft. Mais on peut regretter par contre la faiblesse de la médiation culturelle. Ça manque parfois d’explications, en tout cas pour un public non averti. Il y a bien, imprimées au sol, une constellation d’indications, un lexique intéressant du tissage au sens large, égrené au fil du parcours. Des termes historiques et techniques, métaphoriques et hybrides, orthodoxes et hétérodoxes, naturalistes et matérialistes, renvoyant aux investigations anthropologiques de Tim Ingold. Une trame textuelle qui donne des pistes, invite aux interprétations poétiques et à incorporer quelques notions du tissage et entretissage, premiers pas vers une « diplomatie interespèces des interdépendances ». Mais ce n’est pas toujours suffisant, pas très accessible, d’autant que le lettrage s’abîme sous les pas des visiteur·euse·s…

Pierre Hemptinne

« Textilités, Les Anciens Abattoirs de Mons, jusqu’au 01.08.2021
https://www.becraft.org/event/textilites


*Diplomatie interespèces des interdépendances, lire l’article :
https://www.pointculture.be/magazine/articles/focus/soyons-de-nouveaux-diplomates-yves-citton/

Autres articles en lien avec l’art textile (Le Tamat, La Maison des Arts) :
https://www.pointculture.be/magazine/articles/focus/retrouver-le-fil/
https://www.pointculture.be/magazine/articles/focus/le-tamat-et-melanie-coisne-sa-nouvelle-directrice-liciere/
https://www.pointculture.be/magazine/articles/focus/r19-un-de-recherche-artistique-au-tamat-tournai/

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