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Focus

"Semences du futur", l'avenir du contenu de nos assiettes

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Au travers de ce documentaire d’Honorine Perino, ce sont deux visions du vivant, diamétralement opposées, qui s’affrontent en un dialogue de sourds quelque peu manichéen. Objet de cette mésentente : la semence. Cette dernière, porteuse d’une charge symbolique et sémantique à la fois lourde et multiple, représente ici l’embryon du cycle de vie des plantes, au sens de "graine". Nuancé par l’intervention de scientifiques de tous bords, le propos de « Semences du futur » esquisse, sans présumer de l’avenir, les potentiels devenirs du contenu de nos assiettes.
« La nature, plus elle est naturelle, plus elle est hostile. Non, je ne lui fais aucune confiance » — François Burgaud, directeur des relations extérieures du GNIS

Plus encore qu’un désaccord fondamental, c’est un fossé idéologique qui sépare Guy Kastler et François Burgaud, mis en scène dans ce documentaire d’Honorine Perino. Le premier est berger en agriculture biologique et délégué général du Réseau Semences Paysannes, tandis que l’autre est directeur des relations extérieures du Groupement National Interprofessionnel des Semences et plants (GNIS). Ces deux organisations ne semblent rien avoir en commun, si ce n’est que leur objet social est la semence agricole et, par extension, sa production et sa distribution. D’une divergence d’opinion, s’ensuit donc un antagonisme de méthode.

Dans les grandes lignes, produire des semences paysannes revient à « faire comme on l’a toujours fait », c’est-à-dire sélectionner et multiplier des semences, en se gardant bien de modifier leur génome et d’établir sur elles un droit de propriété industriel, tout en ne restreignant aucunement leur diversité, en termes de variétés. C’est ce que prône, on l’aura compris, le Réseau Semences Paysannes, en la personne de Guy Kastler. Le GNIS, quant à lui, conçoit son activité comme une mission de service public, visant à apporter des garanties de qualité sur les semences produites sur le territoire français et commercialisées à l’échelle nationale et internationale. Dès lors, est rendue illégale toute vente de semences n’étant pas recensées au catalogue officiel des espèces et variétés de plantes cultivées en France, émanant du ministère de l’Agriculture.


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Mandaté par l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA) pour étudier l’histoire de la sélection végétale, Christophe Bonneuil, historien au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), en retrace, pour le film d’Honorine Perino, un certain pan : « Au XIXème siècle, c’était les agriculteurs qui étaient au centre de la reproduction et de la diversification du vivant, par le fait qu’ils multipliaient leurs semences. A la fin du XIXème siècle, on a un certain nombre de semenciers […] qui mettent au point des lignées pures étant identifiables comme un produit industriel et permettant de formuler des revendications de marque ou de propriété intellectuelle… ». Ce faisant, Christophe Bonneuil dénonce, à demi-mot, les rapports de domination symboliques, culturels, politiques et économiques qui sont à l’œuvre au travers de la production et de la commercialisation de semences agricoles.

Pierre-Henri Gouyon, biologiste spécialisé en sciences de l’évolution, dans un discours teinté d’un parti pris palpable, complétera l’historique : « La biodiversité des plantes cultivées a, pendant dix mille ans, été produite par le processus même de culture et de sélection par les paysans. Et au début du XXème siècle, […] il est assez logiquement apparu qu’il serait malin que certains agriculteurs se spécialisent dans la production de semences et que les autres leur achètent… ». De ce préambule, découleraient deux conséquences qu’il juge « catastrophiques pour la biodiversité des plantes cultivées », à savoir la limitation de la sélection des semences aux seules plantes homologuées par le ministère de l’Agriculture et la création d’un lobby, celui des semenciers. En effet, il ne semble pas déraisonnable de penser que si l’intérêt des semenciers est de vendre des semences aux paysans, il est aussi que ces derniers ne sélectionnent plus leurs semences eux-mêmes. Par conséquent, extrapolerait-on en qualifiant le Groupement National Interprofessionnel des Semences et plants (GNIS) de lobby ? A cette question, à savoir « Le GNIS est-il un lobby ? », anticipée par le GNIS lui-même sur son site internet, ce dernier propose une réponse sur mesure : « Non. Le GNIS a de très nombreuses missions interprofessionnelles parmi lesquelles celle correspondant à de la représentation d’intérêts, réalisée en toute transparence. Il ne consacre que 0,2% de son budget à cette activité ».


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Mais si, de son propre aveu, le GNIS n’est pas un lobby, alors, qu’est-ce qui le meut ? Créé sous le régime de Vichy en 1941, il est placé, depuis, sous la tutelle du ministère de l'Agriculture. Comme évoqué précédemment, c’est donc pour garantir la qualité des semences en circulation sur le marché que celles-ci doivent être circonscrites à un catalogue officiel et, par conséquent, être traçables. En effet, cette démarche viserait avant tout à prévenir la prolifération d’éventuels agents pathogènes, potentiellement véhiculés par les semences. L’enjeu serait donc, en partie, d’ordre sanitaire. Mais c’est sans parler de la volonté du GNIS, d'apparence louable, d'offrir aux agriculteurs (au travers de ce catalogue intrinsèquement restrictif, rappelons-le), l’accès à une « grande diversité de variétés », selon ses propres termes. Au contraire du biologiste Pierre-Henri Gouyon, le GNIS ne voit donc, en cette politique, aucun paradoxe criant.

Contrairement à la communication d'entreprise déployée par le GNIS à destination du quidam, une audition publique sur la filière semencière française, ayant eu lieu à l’Assemblée nationale et filmée par la caméra d’Honorine Perino, semble donner du poids à la thèse de Pierre-Henri Gouyon, selon laquelle il existerait suffisamment d'intérêts convergents en la matière, pour qu'ait lieu d'être un lobby des semenciers. Lors de cette audition, François Burgaud lui-même s’applique à égrener une série de chiffres qui laissent pantois : « La France est effectivement encore le troisième marché intérieur mondial, derrière les États-Unis et la Chine, et est également le premier exportateur mondial de semences, avec un chiffre d’affaires de 3,2 milliards d’euros ». Ces chiffres, s’ils sont surtout destinés à convaincre les députés et sénateurs en présence de l’aspect stratégique de la filière semencière en termes de points de croissance, donnent un aperçu éloquent de l’enjeu économique représenté par ce secteur pour ceux qui en ont les rennes. Dès lors, François Burgaud confie à la caméra d'Honorine Perino, sans ambiguïté, son « rêve » d'exporter le modèle français au monde entier, dans une optique avouée d'homogénéisation de l'agriculture planétaire.


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Au-delà de l’aspect économique qui va de pair avec la production et la distribution de semences agricoles, s’agitent les enjeux éthiques et environnementaux qui transcendent le secteur et, notamment, la manipulation génétique des semences et l’adaptabilité de ces dernières, qu’elles soient génétiquement modifiées ou non, aux changements climatiques en cours et à venir. C’est précisément à ce niveau que se joue cet antagonisme dogmatique qui traverse le film, personnifié par ce dialogue désaccordé entre Guy Kastler et François Burgaud. Ce dernier prêche donc pour sa chapelle : « Si le réchauffement climatique est très rapide, il faut qu'on cherche très vite des plantes qui résistent au réchauffement climatique. [...] L'évolution des espèces et des variétés sous le phénomène de la pression naturelle n'est pas suffisante ». A mille lieues des laboratoires de génétique, les pieds bien ancrés dans la terre, Guy Kastler ne l'entend pas de cette oreille : « L'adaptation au changement climatique ne dépend pas d'un gène [...], elle dépend d'un écosystème-plante à un écosystème qui est constitué d'autres plantes, d'un sol, de microbes, etc. Ça met en jeu énormément de facteurs qu'on ne peut pas tous modéliser... ».

Mais alors, au fond, quel mode de production alimentaire souhaite-t-on pour demain? À la croisée des chemins entre fuite en avant biotechnologique et retour à une sagesse paysanne ancestrale, n'y aurait-il pas une voie intermédiaire, moins caricaturale, qui verrait coexister, en bonne intelligence, plusieurs approches mutuellement non excluantes, voire complémentaires ? C'est ce que François Burgaud semble appeler de ses vœux par une rhétorique sardonique, ayant presque l'air de signifier quelque chose comme « que le meilleur gagne ! », vœux qui, en l'état, resteront pieux puisque les lois semencières françaises et européennes empêchent, comme on l'a vu précédemment, les agriculteurs d'échanger ou de commercialiser leurs semences. Pour Christophe Bonneuil, historien au CNRS, la dépénalisation de la sélection paysanne paraît éminemment souhaitable puisque, à mesure que les nouvelles variétés de plantes transgéniques remplacent les variétés paysannes, « on est en train de scier la branche sur laquelle on est assis ». En effet, comme le répète à l'envi Guy Kastler et qui semble communément admis, y compris par le GNIS : « Pour fabriquer des semences, il faut des semences ».


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Dans son livre de 2015 ironiquement titré, Comment ne pas mourir, Michael Greger, médecin étasunien militant contre les dogmes de la médecine occidentale, évoque les risques du soja transgénique sur la santé. Selon lui, la plupart des informations liées aux organismes génétiquement modifiés sont inexactes, que celles-ci proviennent du camp des "pour" ou de celui des "contre". En ce sens, il invite à dépassionner le débat sur les OGM : « Il n'existe aucune donnée humaine indiquant qu'il est nocif de consommer des aliments génétiquement modifiés... [...] ... je compatis à l'exaspération de l'industrie biotechnologique envers les inquiétudes liées aux OGM alors que tant de gens meurent de tout ce qu'ils mangent d'autre ». En revanche, il alerte sur l'accointance évidente entre intrants chimiques et OGM, puisque ces derniers ont été conçus, à l'origine, à la fois pour résister aux pesticides et être friands d'engrais de synthèse. C'est donc davantage en raison du traitement chimique des OGM qu'il est préférable de consommer des aliments non-transgéniques et issus de l'agriculture biologique, que de la nocivité présumée des OGM en soi.

Mais quoi qu'en dise Michael Greger sur le plan de la santé, le véritable enjeu semble être ailleurs. Avec les OGM, c'est une certaine vision du vivant, et, par extension, de la "nature" qui est portée, en ce que celle-ci serait à la fois à dompter, car hostile, et conçue au service d'Homo sapiens. Il y a, dans le discours de François Burgaud et des parties prenantes aux OGM, une forme d'eugénisme dont l'objectif avoué serait de créer « la plante améliorée supérieure », selon les termes de Christophe Bonneuil. Ce dernier explique comment, dès le début du XXème siècle, s'instaure une « quête de pureté » parmi certains milieux scientifiques, démarche à la base de la génétique, en tant que science nouvelle. Cette approche du vivant semble aller main dans la main avec cet élan susmentionné d'uniformisation de l'agriculture mondiale et l'aspect monopolistique exacerbé d'un secteur qui voudrait privatiser la vie, au détriment de sa diversité. Dès lors, à nous citoyens de choisir entre un monde fait d'accidents et de difformités et, ce que Aldous Huxley, avec l'humour du désespoir, nommait si justement "A brand new world".


Simon Delwart


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