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Focus

Savoir faire – Iselp– réinvestir la main

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L’opposition entre le corps et l’esprit, entre le cerveau et la main, est une idée qui court depuis l’antiquité. Mais face à cette vision platonicienne, il existe une autre conception du monde qui voit les deux pôles de l’humanité comme des complémentaires et non des opposés. Les artistes savent depuis longtemps qu’une circulation continue s’opère entre les deux, et l’exposition Savoir faire, présentée à l’Iselp rassemble plusieurs œuvres qui explorent à la fois le travail concret de la matière et une réflexion sur la production.

Si elle semble aujourd’hui dépassée, cette opposition continue à réglementer le monde du travail, justifiant des échelles de barème, privilégiant les fonctions intellectuelles par rapport aux fonctions de production, et donc au travail de l’ouvrier ou de l’artisan. Elle construit un monde avec d’un côté des ingénieurs et de l’autre des exécutants. Elle sépare l’Art de l’artisanat, la culture de l’industrie, la pensée de l’action. Un changement s’opère toutefois dans les mentalités et il existe aujourd’hui une volonté de remobiliser les savoirs ouvriers, qui ont un ancrage dans les gestes artisanaux. Ces connaissances refont surface avec la culture Maker, avec les Fablabs, qui cherchent à maîtriser les processus de production plutôt que de les subir. Les artistes ont une place à part dans cette redécouverte. Ils sont souvent associés à ces nouvelles formes de travail, mais ils représentent également une discipline qui n’a jamais réellement abandonné l’usage du corps, de la main, de l’outil, même dans ses moments les plus conceptuels.

Difficile de savoir si ce réinvestissement de la main, dans le DIY des Fablabs, peut devenir un modèle global. Il est par contre certain qu’il ne sera pas question de faire machine arrière vers l’âge d’or de l’industrie. L’exposition ne prétend pas répondre à toutes ces questions mais les aborde au travers du travail d’artistes ayant des enjeux de mise en œuvre personnelle par le dessin, la sculpture, la gravure, le tissage, et pour une partie d’entre eux et d’entre elles, un regard sur l’action de la main, du geste, dans la société.

Les deux curateurs, Laurent Courtens et Pierre Arese, ont demandé à des artistes de décliner toutes ces idées. La plupart d’entre eux, à l’exception d’Eric Van Hove, sont des gens qui travaillent en Belgique. Alors qu’une première version de l’exposition aurait dû avoir lieu en 2020, avec des gens qui sont plus sur une scène internationale, on a ici affaire à une scène localisée. Comme l’explique Laurent Courtens : « La crise du covid nous a amené à relocaliser le propos d’une manière plus drastique et nous a permis d’être en complicité avec des cheminements, de les suivre sur une durée plus longue. »

Chacun des artistes a choisi une approche particulière. L’exposition commence avec Olivia Hernaïz, qui se distingue des autres par une ironie critique, et met en scène une forme de mimétisme de certains gestes, d’un certain langage, ici celui de la finance et de la bourse. Son installation All About You a été initiée en 2018 alors qu’elle habitait à Londres, dans le quartier des affaires, dans un environnement artificiel, quasi narcotique. Elle représente les gestes et les paroles de cette fiction capitaliste. La position de l’installation, en début de parcours, en contact avec le boulevard de Waterloo, face aux enseignes de luxe, en fait une forme parodique de showroom. On commence par le détournement puis on rentre dans l’envers du décor.

La scénographie de l’exposition évolue ensuite vers une atmosphère plus industrielle, aidée par l’architecture de la salle d’exposition. Ancienne centrale électrique, installée aux alentours de 1983 dans les écuries du Palais d’Egmont, elle est divisée en stalles qui imposent une rythmique toute en longueur au parcours. Cette disposition a suggéré l’idée d’une succession de postes de travail, que chaque artiste occupe avec ses œuvres, ses outils, sa documentation. Les deux artistes suivantes de ce trajet ont toutes deux un attachement personnel avec l’industrie, l’usine. Pauline Pastry reprend la figure de l’ouvrier dans le système tayloriste, avec d’une part les ingénieurs et d’autre part les ouvriers qualifiés, les uns pensant les actes techniques et les autres qui seraient des agents, sans volonté propre. Cela se manifeste dans une série de sculptures, intitulée prototypes, et dans deux films. Le premier, Les Filles de chez Moreau, est consacré à la grève des ouvrières de la tricoterie d’Angoulème. La grand-mère de Pauline Pastry était parmi les militantes CGT qui ont participé à cette action. Le film illustre le rapt, la prise en otage d’une région et d’une population entière par une entreprise, qui ensuite les abandonne du jour au lendemain, en emportant leur emploi et leurs outils de travail. Il dresse à la fois un portrait de la grand-mère de l’artiste, et à travers elle d’une classe, d’un genre – les ouvrières sont ici toutes des femmes. L’autre film est Opus, qui met en scène et chorégraphie les gestes de deux ouvriers. Une machine-outil cherche ensuite à imiter ces gestes, à les remplacer, comme elle l’a fait dans l’entreprise, entraînant la privation de leur travail.

Barbara Geraci explore elle aussi un héritage familial personnel, en même temps qu’une histoire plus large, celle de l’immigration italienne, de sa famille venue travailler dans le Hainaut. Le point de départ est un edelweiss, qui donne son titre à l’installation, une fleur séchée qu’elle a découverte dans un étui contenant le permis de travail de son grand-père. Investigation croisée sur le geste du travail, du végétal, la trame, l’installation utilise dessins, films, photographies, archives pour restituer l’usure des mémoires comme l’usure des corps.

Eric van Hove travaille depuis des années au Maroc avec des artisans sur des projets requérant souvent plusieurs savoirs techniques différents. Certains sont purement artistiques et d’autres ont une portée socio-économique comme son projet de production open-source d’une mobylette hybride. La pièce qu’il propose ici, une sculpture intitulée Sikitiko, a été réalisée pour l’exposition. Articulation entre mémoire, tradition et devenir, elle reproduit une main, arrachée au mémorial à Léopold II à Ostende. La main d’un esclave « libéré par le roi » a été coupée par un collectif militant qui la garde aujourd’hui en otage. Reproduite en cuivre et charbon, cette relique hautement symbolique questionne l’histoire du pays.

Si cette pièce a été réalisée de manière collaborative, les suivantes ont par contre demandé l’étude et la construction d’un savoir-faire personnel. Hugues Dubuisson s’est initié à la technique du moule à pièce dans l’atelier de moulage du cinquantenaire. Son œuvre Colossus est un challenge, une pièce à la réalisation complexe qui montre la difficulté, voire l’impossibilité d’obtenir une copie parfaite de la nature. Critical Material de Camille Dufour consiste en quatre séries d’impressions réalisées sur place, avec une presse elle aussi exposée. L’objet évoque le passage entre le fait main et l’industrie, le passage au multiple. Elle fait appel à quatre minerais rares surexploités par l’industrie du numérique : cobalt, cuivre, antimoine et barytine. Accompagnant ces pièces une vitrine présente des Objets de la fonderie, dont l’usage est inconnu. Outils ou artefacts, leur fonction est ouverte à la spéculation.

La visite se termine avec deux pièces complexes. L’installation d’Hélène Moreau - Le Bruit de l’échantillonneuse, épisode III - Brailleuses et Débrayeuses 2018-2021 – mobilise l’acte d’empreinte, le travail du bois, de l’acier, du béton. Agencée spécifiquement pour le lieu en chaîne de production, c’est un récit hybride qui fait référence à la modernité, à l’industrie, à l’artisanat, au fait-main en même temps qu’à la manufacture. Alice Pilastre explore le tissage comme un art du rythme, un art du temps. Redécouverte des fondamentaux de l’acte de tisser, son installation Cordes Sensibles est en perpétuelle mutation, elle déploie dans la durée le geste de croisure et de tassement, entre les matières, entre les motifs, entre les techniques et leur exposition.

Exploration du geste, à travers le travail et la pratique artistique, l’exposition se défend toutefois d’être une simple ode à l’artisanat ou à l’industrie, même si elle assume sa part de nostalgie, tout en la replaçant dans un contexte résolument actuel. Laurent Courtens s’explique : « Je dois assumer une certaine forme de nostalgie, je vis une forme de deuil de la grande histoire du monde du travail, ce qu’on a appelé le « grand récit ». Quand je vais à Charleroi, je peux constater que ce n’est pas qu’un sentiment personnel. Il y a vraiment une forme de ruines qu’on peut voir le long de la boucle noire. Je pense que le capitalisme a détruit quelque chose et qu’il y a quelque chose à déplorer et à pleurer. Il y a des monuments à ériger à cette mémoire. Cela ne fera pas l’avenir, c’est bien clair, mais il y a quelque chose à redéployer dans cette histoire. Ce qui a disparu chez nous n’est pas terminé, il a juste été délocalisé ailleurs. Il est important de tirer pour les ouvriers d’ailleurs les leçons de ce qui s’est passé chez nous, de la force que cela pouvait avoir, de ce qu’on a détruit. L’exposition ne prétend bien sûr pas répondre à la question complexe de l’avenir du travail. Elle cherche à articuler des formes artistiques concrètes, qu’elles soient artisanales ou industrielles, personnelles ou collectives, incarnées. »

(Benoit Deuxant)

illustrations - ©jjserol

Exposition à l'ISELP, 31 boulevard de Waterloo, 1000 Bruxelles

Du mardi au samedi de 11h à 18h jusqu'au 11 décembre 2021

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