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Focus

René Depestre - Encore une mer à traverser

Colonies Héritage et tabous

publié le par Françoise Vandenwouwer

Un document unique et passionnant dans lequel René Depestre, né à Haïti en 1926, aborde la colonisation sous des angles singuliers, tels que le mythe colonialiste et son imaginaire, le métissage culturel, la créolisation, les concepts de négrisme et […]

René Depestre

Encore une mer à traverser

Collection « à voix haute », Gallimard 1998

Réf. PointCulture, HA 8210

Homme de lettres, poète, acteur engagé de la décolonisation, et engagé dans la révolution cubaine, enseignant et homme de culture, il est un de ces hommes remarquables qui comme Aimé Césaire, Léopold César Senghor, Edouard Glissant ou Franz Fanon, œuvrèrent à la réhabilitation de l’homme noir en même temps qu’ils luttaient pour l’amélioration du sort de tous les opprimés de la terre.

«Au départ, il y eut donc la malédiction de ceux qu'on enchaîna dans les cales des navires négriers, la malédiction des cargaisons de bois d'ébène qu'on alla jeter en vrac sur les plages de la Caraïbe, sans penser aux cicatrices que l'eau salée de la mer ferait plus tard dans l'imaginaire des survivants. Dès lors, le passé noir pour les descendants allait être un calvaire maritime. Ce sera la mise en croix des nostalgies de centaines de générations d'esclaves. Ce crucifiement de l'histoire caraïbe porta Aimé Césaire à se demander dans le Cahier du retour au pays natal :
"Il y a encore une mer à traverser
oh encore une mer à traverser
pour que j'invente mes poumons...

René Depestre.

Toussaint Louverture

Réné Depestre rend d’abord hommage à Toussaint Louverture, libérateur des esclaves de Saint-Domingue qu’il parvint à rassembler en une armée de libération de l’île. Grâce à son sens du  compromis intelligent, il réussit à tirer parti des contradictions inter coloniales qui existaient à l’époque entre les divers empires anglais, espagnols et français qui étaient présents sur la scène politique et militaire des Caraïbes. Le combat de Toussaint Louverture partait de l’adoption du principe absolu que tout homme né rouge, noir ou blanc, ne peut être dans aucune circonstance la propriété de son semblable. C’était sa doctrine, sa foi, son espérance. (…) Il a été le premier homme d’action, le premier penseur, le premier libérateur à amener une universalisation des droits de l’homme comme on les connait aujourd’hui. Il a été le premier à universaliser ce qui ne concernait que les blancs et à l’étendre au statut des esclaves noirs de Saint-Domingue. 

Dans un poème dédié à Toussaint Louverture (et qu’il lit dans son entièreté),  René Depestre écrit, évoquant sa mort :

« De son corps éteint

Les blessures du fouet blanc

S’envolaient comme des mains tendres de femme

Au carrefour où l’horizon des grandes ombres

Au clair de lune rejoint le silence de la mer »

L’imaginaire du colonialisme, une perversion sémantique

Pour René Depestre l’imaginaire du colonialisme, fut  initié par Christophe Colomb qui cherchant l’Inde, par une erreur de navigation découvre des terres inconnues et qui « en hommage à son rêve, à ses fantasmes, les a appelées les Indes occidentales et appelé indiens leurs habitants. Alors c’est là que tout a commencé (…) On a décidé pour simplifier- il y avait une telle diversité « d’indiens», une telle diversité de noirs  - qu’il était plus simple et plus expéditif aussi, de donner un nom générique à cette « confusion anthropologique ». Donc on a décidé que tous les gens qui habitaient sur ces terres qu’on venait de découvrir seraient des indiens.

Lorsque ces hommes venus d’Afrique ont commencé à débarquer dans une telle profusion d’ethnies différentes, on a décidé que c’était des « noirs ». Ce glissement sémantique face à la diversité des ethnies qui fait qu’on préfère le générique au divers, n’est pas innocent. Cette distinction sémantique devient vite une distinction biologique, génétique entre indiens, noirs, blancs. Alors on a touché à l’être de l’homme à son essence, on rejetait hors de l’espèce humaine une catégorie d’êtres humains. Ce qui avait l’air d’une perversion sémantique était beaucoup plus grave. (…) On a introduit une dimension sémantique culturelle nouvelle qui a introduit la notion de blancs, noirs et indiens. (…) Du point de vue de l’histoire de l’identité, c’est une catastrophe. Ces hommes qui avaient vécu jusque-là pendant des siècles, avant leur déportation, avec leur culture et leur tradition, avec leur civilisation, devaient soudain  intégrer cette classification, ils étaient  « des noirs ». Ce n’était pas un conglomérat de gens jetés pêle-mêle dans les forêts et les savanes de l’Afrique, c’était des gens qui avaient leur culture, leur histoire, leur civilisation constituée d’une façon différente de l’Europe et des civilisations d’Asie et du Moyen-Orient. (…) Mais ces noirs sont restés des hommes qui vivaient une expérience très dure sur la plantation et qui devenaient eux-mêmes facteurs de civilisation.

La créolisation

L’univers carcéral qu’était la plantation est devenu avec le temps, ça s’est étendu sur trois siècles, un foyer de culture. Le phénomène qui a commencé dès lors, c’est la créolisation. « Les noirs ont fait un compromis historique, des échanges de civilisations en contact malgré les frontières strictes établies par les « maîtres » entre les catégories de population. (…) La créolisation c’est la réponse globale des esclaves, des mulâtres, des métisses au projet colonial. A partir de ce moment on allait vers un chemin civilisateur, il se constituait une civilisation originale aux Antilles, au Brésil, en Colombie, au Venezuela, dans tous les pays qui ont été colonisés, comme cela allait se passer plus tard en Afrique, en Océanie, en Ile Maurice, à La Réunion et en Polynésie.

Le rôle des intellectuels, la Renaissance de Harlem

Le grand phénomène qui s’est produit sur le plan de l’imaginaire c’est le jour où les noirs se sont constitués en une intelligentsia. (…) Pendant longtemps, tout ce que produisait les noirs était assimilé au folklore, c’était innocent, ce n’était pas grave, ils dansaient, ils chantaient mais le jour où les noirs ont été à l’école des blancs les choses ont changé. Et ça s’est passé déjà en Haïti, il s’est constitué au XIXème siècle une intelligentsia d’intellectuels haïtiens formés à Paris et les Haïtiens ont commencé à introduire des thèmes de « pré-négritude », à parler du problème de réhabilitation de la race noire.

La classification blancs/noirs disqualifiait les noirs et le peu de connaissance de l’Afrique assimilait déjà  l’homme noir aux ténèbres sur le plan spirituel et symbolique. On ne connaissait pas ces civilisations donc le mot « noir » du point de vue sémantique venait déjà avec une charge mystique et péjorative. Il y a eu une sorte d’amalgame avec le statut de l’esclave (…)

Cette nouvelle intelligentsia  haïtienne doit lutter contre le complexe d’infériorité développé par les noirs, cette honte d’être noirs et ce passé d’esclaves pour entreprendre la réhabilitation de l’homme noir. L’idée de la renaissance noire est venue des Etats Unis.  Si cette idée de renaissance commence avec Toussaint Louverture, sur le plan de l’intelligence, sur le plan de la pensée, sur le plan de l’idéologie, c’est avec les noirs américains que ça a commencé. Et cette renaissance noire a pu faire la jonction avec Harlem, avec la Renaissance de Harlem, avec Langston Hugues, Countee Cullen, Arna Bontemps, Sterling Brown et d’autres poètes qui ont créé le mouvement de la poésie noire très important aux Etats-Unis entre les deux guerres. Mais surtout, il y a eu le jazz, le phénomène du jazz, l’image du noir a commencé a changé dans l’esprit des blancs et ce phénomène on peut l’appelé le négrisme (…)

Le négrisme

Le négrisme est une histoire de blancs favorable aux noirs, le négrisme est né au XXIIIème siècle avec les études de certains anthropologues qui ont commencé à parler de civilisations noires et qui ont été en Afrique, ont commencé à faire des recherches, ont aidé les noirs à avoir une meilleure conscience d’eux-mêmes, à avoir moins honte d’eux, (…) à savoir qu’ils avaient derrière eux un passé qui était devenu mythique du fait qu’on avait coiffé leur aventure économique d’un mythe racial.

Senghor et Césaire, influence des surréalistes,  la négritude comme anthropologie critique

Quand ils sont arrivés à Paris pour leurs études,  Senghor et Césaire, découvrent les écoles anthropologiques françaises, la plupart des intellectuels noirs, même de ma génération, on s’est intéressé à l’anthropologie même quand on faisait des études de droit, de sciences politiques ou de lettres à la Sorbonne, on s’y intéressait parce que c’était l’anthropologie qui s’était chargée de nous expliquer à nous-mêmes.

La notion de négritude est une anthropologie critique qui s’est constituée aussi avec une autre anthropologie critique qui est le surréalisme. Les intellectuels français qui ont vécu l’expérience  amère, douloureuse de la première guerre mondiale ont remis en question les valeurs de l’Occident. Ils ont été aidés par Freud, par la psychanalyse, par les romantiques allemands, par un nouveau regard sur l’histoire de la littérature française (…) ils ont mieux compris l’histoire intellectuelle de l’Europe et c’est un phénomène d’époque que le surréalisme nous a beaucoup marqué. Ils ont été les premiers intellectuels en Europe à rompre d’une façon formelle, d’une façon rigoureuse sur les bases de la connaissance, avec le racisme. C’est une occasion de rendre hommage à un homme comme Breton ou à Leiris, à toute l’équipe du surréalisme, ils ont été les premiers à remettre en question toutes les idées reçues, tous les clichés, tous les stéréotypes qui couraient sur les hommes noirs.

Sartre, l’Orphée noir, la négritude pour retrouver la fraternité universelle

Sartre aura été le premier intellectuel blanc à comprendre vraiment du dedans le phénomène racial et à saisir l’importance de la négritude, à montrer qu’elle était un passage, pas une fin, qu’elle ne pouvait pas déboucher sur un intégrisme. En 1954 je craignais l’intégrisme, je craignais le sionisme noir, qu’on fasse de la négritude une idéologie de revanche par rapport à l’occident chrétien. Il ne fallait pas, nous construire une anthropologie critique comme inverse purement et simplement de l’anthropologie qui  nous avait fabriqués noirs. Il fallait sortir de cette impasse raciale, non en reprenant la haine à son origine mais au-delà de la haine pour retrouver la fraternité universelle. C’est ça l’esprit de Goethe, de Diderot, de Victor Hugo, de grands hommes qui ont occupé la pensée européenne, c’est ça l’important et c’est le mérite de Césaire et Senghor que Sartre a compris. Je trouve que c’est un classique pour les noirs, les prétendus noirs, le texte qui est une préface à une anthologie de Senghor, qui s’appelle Orphée Noir.

Encore une mer à traverser ?

René Depestre nous parle encore et non sans humour d’Haïti avant d’aborder la mondialisation dont il se demande si elle est « encore une mer à traverser ».

La dernière plage est une lecture de la déclaration concernant l’abolition de l’esclavage de Victor Schœlcher (1804-1893). Ce dernier, journaliste et homme politique français consacra une partie de sa vie à la cause de l’abolition de l’esclavage et fit adopter sous le gouvernement provisoire de 1848 le décret qui abolissait définitivement l’esclavage dans les colonies françaises.

L’intégralité du document est à écouter sur le cd réf. PointCulture, HA 8210 à commander en médiathèque.

 

Françoise Vandenwouwer

 

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