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Focus

R19, un an de recherche artistique au Tamat (Tournai)

R19 au Tamat à Tournai : (c) Hélène Picard
Les artistes en résidence au Centre de la tapisserie, des arts muraux et des arts du tissu (Tamat) ont tissé de nouveaux liens entre actualité, devenir de la planète, histoire et présent de l’art textile. Les résultats de ce laboratoire fourmillant sont à voir à Tournai, jusqu’au 19 janvier

Sommaire

Ils sont neuf artistes à avoir effectué des recherches, toute l’année 2019, au Tamat. Ils ont incarné une forme laboratoire par laquelle, au Tamat, s’ébauchent de nouvelles formes d’art textile par le biais de libres expériences reliant et actualisant les savoir-faire artisanaux de la tapisserie, de la broderie, de la couture aux formes innovantes du design et de l’art contemporain. Le résultat de ces recherches se livre dans une exposition de fin de résidence. Œuvres abouties ou comptes rendus de processus de recherches, ce qui est présenté révèle le cheminement exploratoire, le fil narratif créatif. C’est ce qui rend ce rassemblement de démarches artistiques particulièrement palpitant. Ça grouille d’idées, d’histoires, d’enchevêtrements de techniques, d’essais et d’erreurs, de respirations inspirées. Et cela, comme chaque année depuis 19 ans. C’est cette activité qui, annuellement, vient enrichir le fonds du Tamat. Non pas forcément des œuvres « finies », consacrées, mais autant de protocoles d’ouvertures, des pistes vers d’autres manières de tisser ce qui fait « œuvre d’art » et ce qui, à travers cela, tisse nos relations au sensible, à ce qui fait monde.


Prototype de tissus vivants, rencontre entre l’art, la nature, la science.

Le cru 2019 est particulièrement représentatif. À commencer par le duo Anouk Lewkowicz et Ugo Danhier. Leur démarche, très à l’écoute des problématiques écologiques et économiques, associe observation de la nature, recherche scientifique de nouveaux matériaux et prospective esthétique. C’est un phénomène naturel très ordinaire qui leur donne une hypothèse de travail. Vous savez, ces espèces de taie qui se forment à la surface de certains liquides, comme le thé par exemple. En y regardant bien, cela ressemble à des « peaux », ne s’agit-il pas de sortes de tissu ? Comment faire produire ça en quantité suffisante pour envisager de l’utiliser dans la confection de draps, de vêtements ? Les deux artistes vont alors étudier de près la vie des bactéries dans le kombucha (thé fermenté) et tester différentes manipulations pour que ces formes vivantes engendrent abondamment ces matériaux pouvant, à terme, servir de substituts textiles. Ils obtiennent une matière brute qu’ils pétrissent, malaxent, soumettent à différents traitements pour augmenter et en explorer la plasticité. Une vidéo restitue leurs protocoles et gestes techniques. Ils immergent aussi, dans des bains de kombucha, des structures déjà formées que l’activité bactérienne microscopique colonise, les transforme en prototype d’organes vestimentaires. D’un autre type de relation aux organismes vivants, des possibles s’ouvrent, loin des artefacts industriels.


La grenade, des tapisseries historiques à l’objet explosif d’aujourd’hui

Jean-Charles Farey est venu avec un projet précis : explorer les bordures végétales de deux tapisseries du XVIème siècle présentes dans les collections, L’Histoire d’Abraham et L’Allégorie de l’âme pécheresse. Il isole des motifs de coings et de grenade. Il expose des suites de dessins mêlant des techniques différentes (crayons de couleurs, acrylique, choix de papiers spécifiques, parfois déjà usagés). Ces dessins attestent de la manière dont les motifs, extraits de la tapisserie, cheminent dans son imaginaire. Il en restitue la représentation tissée, tramée, il ne dessine pas les fruits en tant que tels. Dans ces cheminements intérieurs, ces symboles fruités renouent avec toute leur polysémie, selon les souvenirs et référents personnels de l’artiste, au croisement de l’universel et de l’intime subjectif. Il s’intéresse plus particulièrement à ce que tracent le mot et l’image « grenade ». Des vertus curatives aux potentiels explosifs. Il croise les résonances familiales, images de grand-père et arrière-grand-père à la guerre. Résonances aussi avec un climat contemporain mondial où de nombreuses grenades ne cessent d’exploser, d’être au cœur de l’actualité, de nous confronter avec des réalités déchiquetées. Tout le travail mental, analyse de ce qui se joue dans les bordures des tapisseries historiques, croqué, dessiné et peint, aboutit aussi à des objets tressés de métal, fils crochetés, billes de verres, grenades ambivalentes, entre nouages de forces contraires et dispositifs de matériaux hétérogènes en éclatement suspendu. Objets de paix, objets de guerre, objets dégoupillés par l’art.

Village de vacances et tapisserie de paradis perdu

Un peu de la même manière, Etiennette Plantis déconstruit l’esthétique des villages de vacances. Factice, systématique et caricatural, ce décor prend, il finit par correspondre vraiment à l’esprit des vacances. Pourtant, ses thèmes et le traitement des couleurs, ainsi que les symboles répétés jusqu’à la nausée, sont proches du kitsch estival, du pompier industriel, avec une (fausse) naïveté qui finit par séduire. Rencontrant le désir de se vider la tête, d’oublier le boulot ? Avant tout, l’artiste est collectionneuse : en l’occurrence, elle a photographié, quasiment sur le mode sociologique, d’innombrables éléments graphiques et design de ces habitations touristiques. Gamme de couleurs, motifs de papiers peints, formes de mobiliers bon marché, dessins de nappes, les variations de rayures à l’infini, reproductions d’œuvres d’art… Autant de signes agencés pour donner l’illusion d’un horizon d’évasion. L’artiste parle de « paradis perdus, d’illusion collective, de déni généralisé, de conformisme exacerbé ». Ce sont tous les mécanismes de ce déni qu’elle déploie dans ses peintures. Non plus dans une organisation close, fonctionnelle, mais dans une installation où les côtés archétypiques sont retournés, rendus ambivalents par contagion avec d’autres dessins, retrouvent une dimension sauvage, incontrôlable, dans l’agencement improbable, la superposition, le recouvrement, le grossissement de détails. Un patchwork d’images qui rebat les cartes et invite chacun à repenser le bonheur, à sa manière.


Le textile, empreinte du corps ordinaire, trame du genre transformé ou épidermes paysagers de couleurs où s’enfouissent nos âmes

Lore Fasquel « maille » des fils de natures différentes, laine ou nylon, pour recouvrir les objets ménagers de housses décorées, figuratives, empathiques. Ces surfaces ingrates, outils de l’assujettissement de la femme dans l’entretien du ménage, se retrouvent ainsi au repos, converties en surfaces où peuvent naître la rêverie, l’évasion. Le soin de soi. Elle tricote et trame aussi des sous-vêtements ou panoplies pour des corps tels qu’ils sont. Non plus les bodys, nuisettes, bas, slips et soutiens pour des corps de rêve, mais adaptés aux formes et difformités ordinaires, plis et bourrelets, plasticités fatiguées, éprouvées. Ses silhouettes écorchées sont impressionnantes, pendues à leurs cintres, vidées de chair, mais encore hantées par elles, écorchées par la pression qu’exercent les canons médiatiques de la beauté, fabrication d’exclusion.

La couture, le tissu, l’usage du patron, c’est ce qu’utilise Raphaëlle Lenseigne pour, elle aussi, échapper à l’imposition de ce que l’on doit être. Coudre, tisser, entretisser des éléments de vie lui permet de réconcilier les sensibilités différentes qui la composent et que les normes de genre dissocient. Par exemple, il faut choisir entre masculin et féminin. L’artiste entend réconcilier les antinomies intérieures et montrer le plaisir qu’il y a à assumer des identités plurielles, mélangées. L’invention textile, après un long processus de croquis et d’écritures dans des carnets intimes, devient le moyen de créer son double masculin, plus exactement, de se doter des attributs qui l’aident à vivre les deux versants simultanément. La création d’une panoplie design, d’organes artificiels. Elle expose de façon ludique – derrière une vitrine évocatrice des interdits sexuels – les objets et accessoires greffés qu’elle utilisera pour des performances. C’est le début d’un processus de transformation.

C’est aussi les relations avec le corps à travers la toile peinte, le tissu teinté et les formes du vêtement qu’explore Hélène Picard dans son « éloge de la tache ». Les vêtements comme « secondes peaux ». Elle expose une série de tissus sur lesquels elle a expérimenté des teintures végétales. Ce sont autant de drapés qui semblent des fragments de paysages souples sortis de tableaux peints, des ombres ou des lumières comme des peaux au repos attendant de reprendre forme autour de corps en recherche d’identités nouvelles. Ces vêtements idéaux sont étendus sur des supports en bois, épandus sur la pierre noire du sol, accrochés à une planche, aux clous alignés au mur, ou étendus comme des toiles, accueillant d’autres étoffes plissées ou ressemblant à des oiseaux prêts à l’envol, comme vivantes, attendant un souffle pour remuer. Un impressionnant – autant que léger – travail sur les couleurs, leurs pulsions, leurs manières de prendre et rendre l’empreinte des âmes, les couleurs qui nous traversent, nous habillent.

Ce que dit le linge de maison

Il est aussi question de corporéités, de dressage corporel genré avec Flore Fockedey, fascinée par la broderie blanc sur blanc, la tradition qui consiste à marquer le linge de maison. Elle profite de sa résidence pour étudier cette tradition, du point de vue des techniques très diverses – avec des spécificités propres à certaines régions comme le « boutis » du Languedoc –, mais aussi du point de vue sociologique. « La broderie contraint à l’immobilité. À l’âge où, en bande, les garçons explorent l’espace sauvage, les filles cousent, le dos courbé, les yeux fixés sur les fils à compter, l’attention retenue par l’ouvrage. Contrainte du corps des femmes, de leur espace et de leur temps, le trousseau est plus encore contrainte de leur devenir. » Flore Fockedey inverse la tradition en faisant que broder soit une liberté de son corps. Elle allie la liberté de broder à la fascination pour l’esthétique des signes, des lettres sur le linge fin, monochrome textile. Les tissus qu’elle présente sont dégagés de tout rituel, totalement affranchis, ils pavoisent tranquillement aux fils ou au mur. Certains mots brodés rappellent les stigmates d’une vie assujettie, faisant office d’exorcisme dans le jeu de transparences surimposées des tissus : « casseroles », « argenterie »… Certains lettrages ne sont que des ombres, des contours qui ne disent plus rien, détricotent les signaux d’appartenance, comme si tout était brodé à l’envers. Sur certains tissus, les monogrammes ou les initiales ont été arrachés, comme on supprimerait un tatouage infamant, imposé. Mais tout s’accomplit discrètement, dans les voilages légers.


Une voie lactée entre l’invisible et le trop exposé

Anna Zanichelli investit l’espace au plus proche des tapisseries historiques. Entre cet univers ancien, très codé, et aujourd’hui, elle tisse des traits d’union métaphoriques, des traces d’une vie précaire, tournée vers l‘observation de brillances ténues. Sur le sol sombre et luisant, des emballages de bonbons, chiffonnés, dessinent une constellation de points aléatoires. Dépouilles translucides. Elle récolte des matériaux usés, des matières usagées, des emballages et des rebuts qu’elle transforme et assemble à l’aiguille. Elle installe un abri de fortune, lunaire, des épures d’objets usuels, reconstitués. Signes d’un crash ? On dirait un fragile monument au sans-abrisme universel. Elle fait descendre des cintres une longue et ondoyante voie lactée argent, cousue de tétrapacks retournés. Un chemin articulé qui évoque d’anciennes communications mythiques entre le sol et les infinis, là où les images cessent d’être parfaitement discernables, ténèbres d’où elles proviennent. Un chemin abandonné. L’artiste expose face au monde dense et bien réglé des tapisseries d'un autre monde sans plus aucun centre de gravité, désarticulé, éparpillé, inhabité. Éphémère.


Le tissage et les vertus de l’inachevé

Chaque artiste présente des recherches bien avancées, structurées, argumentées, étayées par des pratiques. On voit que l’année a été féconde. Chaque ensemble dégage beaucoup d’énergie, contient un « démarrage » d’inspirations en chaîne, ce sont des essais généreux, des pistes d’envol pour l’imagination. Avec toujours la référence aux principes des techniques textiles, découper, assembler, coudre, aiguilles et fils et, surtout, le tissage, littéral ou imagé, métaphorique. On peut penser, en se plongeant dans ces créations, aux réflexions de l’anthropologue Tim Ingold :

Alors que la fabrication (comme le bâtir) s’achève une fois l’œuvre elle-même achevée, le tissage (comme l’habiter) se poursuit aussi longtemps que la vie elle-même ; c’est un processus ponctué mais non achevé par l’apparition des pièces qu’il façonne les unes après les autres. Habiter le monde, c’est donc entremêler continuellement nos vies les unes aux autres ainsi qu’avec la diversité des éléments qui constituent notre environnement. — Tim Ingold, « Marcher avec les dragons », éditions Zones sensibles, page 219

Par leur engagement dans les résidences au Tamat et par la manière dont ce dernier accompagne ces recherches artistiques d’une année, c’est autant de tissages et de tentatives singulières d’habiter autrement le monde qui sont produites, nous montrent la voie.

Pierre Hemptinne
image de bannière : œuvre de Hélène Picard


exposition collective R19 - Recherches 19

Jusqu'au dimanche 19 janvier 2020
Le 19 janvier, lors du finissage, les artistes seront présents et proposeront des ateliers familiaux


Tamat
(Centre de la tapisserie, des arts muraux et des arts du tissu de la Fédération Wallonie-Bruxelles)
9 place Reine-Astrid
7500 Tournai




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