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Focus

By the Name of Tania, une dérive adolescente dans les zones aurifères du Pérou

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documentaire, adolescence, fiction, femme, Cinéma, prostitution, Pérou

publié le par Marc Roesems

L’étrange voyage auquel nous convient les cinéastes Mary Jiménez et Bénédicte Liénard est celui de nombreuses adolescentes amérindiennes qui ont été manipulées et entraînées dans la région des mines d'or du Pérou pour y être exploitées sexuellement. L'une d'entre elles s'appelle Tania.

Tania n'est pas son vrai nom mais ce qui importe ici est qu'elle les incarne toutes. L'histoire de Tania – interprétée à l'image par Tanit Lidia Coquiche Cenepo, victime elle aussi de ce type de violence à l'âge de 15 ans – se veut emblématique de celles de beaucoup d’autres.

L'idée du film voit le jour en 2013. Lors du tournage au Pérou de leur long métrage documentaire Sobre las Brasas, les réalisatrices apprirent que les Indiens des Andes étaient exploités dans les zones aurifères, mais également que des jeunes filles étaient entraînées vers les mines d’or et forcées à fournir des services sexuels aux mineurs. Après avoir lu des dizaines de déclarations d’adolescentes qui ont échappé à la prostitution forcée, les cinéastes ont perçu la force motrice et dramatique d’un film. De tous ces témoignages se dégageaient un grand désarroi, de la douleur, du désespoir, mais aussi une volonté de vivre, malgré tout. Elles rassemblèrent ces déclarations et décidèrent de combiner plusieurs histoires en une seule.

« — Dès le début de By the Name of Tania, le spectateur est mis en présence d’un objet cinématographique quelque peu déconcertant, fait de ressentis, d’allusions, de mots épars, durs, et d’une mise en scène audacieuse. — »

Sur la durée, le film se complexifie en convoquant des formes narratives propres à la fiction et au documentaire : il ne peut être réduit à un genre ou à une interprétation précis. La forme est à la fois fictionnelle et basée sur des faits réels, des personnages apparaissent à l'écran sans que l'on sache réellement s'ils jouent ou témoignent, la caméra « documente » mais emprunte quelquefois un point de vue subjectif, brouillant un peu plus les frontières du tangible et de la sensation.

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By the Name of Tania - © Clin d’oeil films

Les premières images nous montrent l’adolescente allongée, somnolente, et nous l'exposent dans toute sa fragilité. Bien que le corps ne soit filmé que par fragments et non « exposé » dans sa totalité, cette composition place le spectateur dans une position ambiguë, presque de prédation. L'intimité de cette jeune personne s'offre à nos yeux, comme pour mieux rendre compte de la violence à laquelle elle a été soumise durant tout le temps de sa séquestration et de son exploitation. Son corps, nous dit-elle, n'est plus le sien et semble être désormais à la merci de tous.

« Ce n'est plus mon corps. Ce n'est plus moi. »

C’est avec ces mots, débités en voix off, que l’adolescente entame son récit. Puis viennent d'autres mots. La lenteur du rythme et la tonalité des propos ne sont pas sans rappeler la torpeur dont sont frappées les victimes d’un stress post-traumatique : quelques mots entrecoupés de longs silences, égrenés de manière presque détachée ; un phrasé qui se cherche, comme au sortir d'un lourd sommeil ; une conscience tentant de se réapproprier un corps trop longtemps oublié.

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By the Name of Tania - © Clin d’oeil films

Le film prend alors la forme d’un voyage, long et diffus. La jeune fille se remémore son périple, de la jungle aux régions minières, sur un fleuve (l'Amazone ?...) et par les routes, jusqu’aux bars où elle fut exploitée sexuellement.

La caméra, toujours flottante, filme à la fois les corps (partiellement cadrés ou floutés) et l'environnement changeant, sans véritable continuité, à la manière d’un songe… De lieux précis, il n'est question. Le fil narratif est donné par la voix de Tania, dont le corps semble plongé dans un demi-sommeil, l'un des motifs récurrents du film. À l'imprécision des lieux – des paysages tantôt superbes, tantôt crasseux [1]– répondent des corps somnolents à la volonté de plus en plus éteinte.

[1] Noter le travail remarquable de la cheffe opératrice Virginie Surdej, qu'il s'agisse de visages, de corps ou de paysages.

Apparaît alors la figure d'un personnage clé dans le sauvetage de Tania, qui ajoute une dimension supplémentaire dans la lecture du film : Ismael Vasquez Colchado. Cet homme auquel Tania se confie est un policier qui lutte contre la traite des êtres humains au Pérou. Dans le commissariat, il « joue » son propre rôle en recueillant la déposition de Tania. C'est lui qui donne à la jeune fille l'opportunité de changer sa vie. Jusqu'ici, le corps de notre « héroïne » n'était montré que par fragments. Sa déposition dans le commissariat est sans doute le seul moment où la jeune femme est montrée de la tête aux pieds. Elle est reconnue dans toute son intégrité.

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By the Name of Tania - © Clin d’Oeil Films

Elle raconte comment elle fut piégée par de fausses promesses de travail et amenée dans cette région par une proxénète transsexuelle, interprétée dans le film par Fiorella J. Aquila. Si celle-ci est réellement transsexuelle, elle est surtout une militante féministe et LGBT reconnue au Pérou. Par la présence inquiétante de ce personnage et le rôle de composition qu’interprète cette personne, le film gagne ainsi en complexité et brouille toujours un peu plus les limites des genres.

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By the Name of Tania - © Clin d’oeil films

« Pour survivre, je me suis effacée. »

À la dépossession de leur être exploité sans limites par les proxénètes, les jeunes victimes répondent par une désolidarisation du corps et de l'esprit. L’alcool ou la consommation de drogues aidant, la rupture du lien entre ces deux entités devient une nécessité, une réaction vitale pour ne pas tomber dans le désespoir le plus total… jusqu’à la perte de son identité.

Un personnage se profile encore, peut-être un sauveur au moment où la jeune fille est encore séquestrée : c'est Ruben, un chercheur d'or, dont Tania nous dit qu'il est amoureux d'elle. Il la voit régulièrement et dépense à ses côtés tout son argent. Elle nous dit encore qu'il voudrait la sortir de là mais, pour cela, qu'il lui faudrait trouver beaucoup d'or… Surgit alors son corps monumental dans une scène sans commentaire. Nous n'entendrons jamais la voix de Ruben, mais nous le voyons incarné à l’image peiner à extraire des cailloux d'une rivière. Filmé au plus près du corps, la caméra n'hésite pas à plonger avec lui dans les eaux boueuses à la recherche de pépites… Une chorégraphie presque mécanique, dont les gestes répétés s'apparentent à un travail de Sisyphe, désespéré.

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By the Name of Tania - © Clin d’oeil films

Ainsi, à travers le récit de Tania se révèlent les différentes facettes de la cupidité et de la capacité de nuisance d'un système capitaliste toujours plus avide. Par leurs choix esthétiques, multipliant les niveaux de lecture – au risque, quelquefois, de perdre le spectateur –, tissant par là un réseau de sens et d'interprétations plurielles, dominé par un motif récurrent – celui de l'engourdissement ou de la torpeur –, les cinéastes proposent une autre manière de montrer la complexité du monde, de parler de la violence sexuelle mais aussi, plus universellement, de l'exploitation humaine.

Liens

Le film est actuellement projeté au Palace (Bruxelles).

Une projection est programmée à PointCulture Louvain-la-Neuve dans le cadre du Mois du Doc : le jeudi 14 novembre à 19h30 en présence de Bénédicte Liénard, coréalisatrice du film.

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