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Focus

Migration et musiques (4) – Ian Nagoski, mémoire de bakélite

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Il faut imaginer la scène comme un mythe. Un paquebot arrive à Ellis Island, chargé d’immigrants venus d’Europe. Ils débarquent aux Amériques fuyant la pauvreté, la famine, le nazisme. Ils sont chargés de bagages, certains parmi eux portent sous le bras un instrument, une mandoline, un baglama, une guitare. C’est vers eux que se dirigent des chasseurs de tête de l’époque. Représentants de maisons de disques spécialisées dans les communautés étrangères des États-Unis, ils sont à la recherche de nouveaux talents, de nouveaux répertoires.

Cette histoire, c’est Ian Nagoski qui la raconte dans ses conférences. Musicien et collectionneur de disques, il s’est fait une spécialité de ce répertoire particulier nommé, dans les années 1920, les « ethnic recordings », des disques produits pour répondre à la demande des nouveaux Américains. Certains étaient produits par des majors comme Columbia, Capitol ou RCA, qui toutes possédaient leur département « ethnique », et d’autres par des labels indépendants qui se spécialisaient dans l'une ou l'autre tradition, comme Puritan Records, pour les chansons en langue allemande, ou Helvetia Records, pour les musiques suisses. Les immigrants, déracinés, coupés de leurs coutumes, constituaient un marché important pour l'industrie du disque naissante, et de nombreux enregistrements furent alors publiés afin de leur permettre de retrouver un peu de leur culture d’origine, d'entendre parler et chanter leur langue, qu'ils avaient abandonnée pour l'anglais. Un répertoire très important de musique traditionnelle européenne, de musique rurale notamment, fut ainsi préservé par l'enregistrement. Des musiques et des chants qui n'avaient jamais été enregistrés en Europe furent ainsi importés, enregistrés et préservés par les nouveaux arrivants.

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Nagoski a constitué au fil du temps une collection de 78 tours produits entre 1918 et 1955 et représentant les musiques de pays européens mais aussi exotiques pour l’époque tels que l'Inde, la Birmanie, la Thaïlande et le Japon, à une période où n'existaient ni la world music populaire ni la musique du monde académique. Son travail ne s’est pas arrêté là puisqu’il a ensuite entamé de véritables recherches de fond sur chacun de ces disques, afin d’en déterminer l’origine, le contexte de leur production, le nom des interprètes. Quelques fois, cela a réclamé de trouver un traducteur qui puisse déchiffrer l’étiquette et traduire les textes. Il s’est fait le champion de ces répertoires à travers tous les médiums à sa disposition. Il les présente en conférence, dans des émissions de radio et en publiant des disques de tous formats (sauf le 78 tours, bizarrement).

Il a ainsi collaboré avec le label Mississippi sur une série de disques, rééditant en vinyle les œuvres des chanteuses de rebetiko Marika Papagika et Rita Abatzi, ou du chanteur classique indien Abdul Karim Khan, ou encore (en fichiers numériques) celles de la chanteuse arménienne Zabelle Panosian. Mais c’est surtout au travers de compilations qu’il a contribué à l’intérêt pour ces musiques oubliées. On lui doit ainsi la magnifique anthologie To What Strange Place : The Music of the Ottoman-American Diaspora 1916-1929, sur le label Tompkins Square. Cette triple anthologie aborde toutes les diasporas issues de la Turquie et des anciens territoires occupés par l’Empire ottoman, de la Grèce à l’Arménie. Quelques années auparavant était sorti sur le label Dust-to-Digital l’anthologie Black Mirror: Reflections in Global Musics (1918-1955). Cette fois, sous l’influence de ses compilations historiques favorites, comme l'Anthology of American Folk Music d'Harry Smith ou la série Secret Museum of Mankind de Pat Conte, il avait choisi de brouiller les genres, mélangeant les origines et les styles (classiques comme populaires) et les dates. Ce sera le mode opératoire de la plupart de ses autres compilations, notamment celles sorties sur son propre label Canary Records.

Classées par régions parfois mais surtout par thématiques ouvertes – les femmes siffleuses professionnelles de 1917 à 1927, la musique pour chasser les vampires dans les Balkans, ou les imitateurs de chants d’oiseaux (un deuxième volume de sa collection a été édité en cassette sur le label belge Tanuki) – elles sont avant tout construites autour d’une sélection de ses morceaux préférés. Ian Nagoski est en premier lieu un passionné, ce dont peut témoigner toute personne ayant assisté à une de ses conférences. Il y démontre un talent naturel pour mettre en avant des œuvres passionnantes, parfois poignantes, selon des critères de qualité personnels et actuels plutôt que des raisons académiques. Elles traversent ainsi le temps et l’espace, renforcées par le mystère qui les entoure parfois et par le crachotement d’une prise de son d’une autre époque.

(Benoit Deuxant)

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