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Focus

La santé numérique : 3 questions à Alain Loute

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Réfléchir à la santé numérique, c’est prendre position par rapport à un développement de nature technologique, médical, organisationnel, économique et social. Une discussion avec Alain Loute, maître de conférences au Centre d’éthique médicale de l’Université Catholique de Lille. Il sera présent le 23/04/2019 au PointCulture de Bruxelles.

Sommaire

Face aux technologies numériques, plusieurs chemins de développement sont possibles. Nul doute que les technologies numériques peuvent rendre de nombreux services et contribuer à une réelle amélioration de l’organisation des soins, mais il est essentiel de repolitiser – au sens d’une délibération collective – le pilotage de l’évolution de notre système de santé. Loin de considérer la e-santé comme une simple problématique technique, il faut donc ouvrir les questions éthiques et politiques qu’elle induit. — Alain Loute

Santé numérique, santé mobile ou e-santé ?

PointCulture - Publié en 2014, le Livre vert de la santé mobile ouvre, à l’échelle de l’Europe, une réflexion sur l’évolution des soins de santé à l’ère du numérique. Le document stipule que, selon l’OMS, la santé mobile recouvre les pratiques médicales et de santé publique reposant sur des dispositifs mobiles tels que téléphones portables, systèmes de surveillance des patients, assistants numériques personnels et autres appareils sans fil. Des outils de communication, d'information et de motivation, tels que les dispositifs de rappel de prise de médicament ou les outils faisant des recommandations en matière de forme et d'alimentation, revêtent dans ce contexte une importance considérable. En lisant ces lignes, on ne peut s’empêcher de penser que les avantages indéniables que ces technologies représentent, en matière de prévention comme dans l’accompagnement et le suivi des personnes malades, ont un revers majeur. Elles offrent en effet un terrain privilégié pour une surveillance accrue de la population et une fenêtre de contrôle sur les comportements.

Cette manne financière que sont les données constituent un fonds de recherche inédit pour la médecine du futur. Cependant, leur production et leur capture englobent différents plans qui ne devraient pas se rencontrer : des canaux officiels (dossiers médicaux, registres hospitaliers, laboratoires…) et officieux (forums, appli), des entreprises publiques et des entreprises privées, des visées scientifiques et des visées commerciales.

Remettre un peu de déontologie dans une somme d’intérêts aussi divergents ne relève-t-il pas de l’impossible ? Qu’en est-il, ne serait-ce que de la « liberté du malade » et, plus généralement, de l’avenir du secret médical ?

Alain Loute - Avant de répondre à ces questions, je voudrais souligner tout d’abord le « halo sémantique » existant autour des termes utilisés pour parler de santé numérique. De nombreux termes sont mobilisés, sans que leur sens soit toujours clairement délimité. Des auteurs ayant effectué une traversée systématique de la littérature ont ainsi recensé jusqu’à 51 définitions différentes de la e-health[1].

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Partons tout de même de quelques définitions. En 2009, l’OMS définit la santé mobile comme recouvrant les pratiques médicales et de santé publique reposant sur des dispositifs mobiles tels que téléphones portables, systèmes de surveillance des patients, assistants numériques personnels et autres appareils sans fil. On peut encore trouver le vocable de télémédecine. La télémédecine clinique a été définie par l’OMS en 1998 de la façon suivante : « La télémédecine clinique est une activité professionnelle qui met en œuvre des moyens de télécommunications numériques permettant à des médecins et d’autres membres du corps médical de réaliser à distance des actes médicaux pour des malades »[2].

Enfin, certaines définitions se veulent volontairement englobantes. À titre d’exemple, la définition extensive de la e-santé proposée par le Prof. Gunther Eysenbach et présentée sur le site du plan belge de la e-santé :

L’e-Santé est un domaine émergent à l’intersection de l’informatique médicale, de la santé publique et du monde des entreprises. Elle fait référence à des services et informations en matière de santé qui sont fournis ou améliorés grâce à internet et aux technologies apparentées. Au sens large, le terme renvoie non seulement à l’évolution technologique, mais aussi à une mentalité, un mode de pensée, une attitude et un engagement à la réflexion globale en réseau, afin d’améliorer les soins de santé aux niveaux local, régional et mondial en utilisant les technologies de l’information et de la communication[3].

La prolifération de tous ces termes n’est pas anodine. Elle est le reflet de la rapidité et du foisonnement du développement technologique. Mais elle s’explique surtout par le fait que la e-santé est un objet au cœur de différentes logiques d’acteurs : elle constitue tout à la fois un secteur de pratiques médicales innovantes, de nouvelles formes d’organisation des soins, un nouveau secteur industriel, le vecteur de nouvelles formes de politique publique en matière de santé, ainsi que des nouvelles pratiques d’information et de communication entre acteurs et de nouvelles formes de sociabilité numérique des patients. Réfléchir à la santé numérique, c’est prendre position par rapport à un développement de nature technologique, médical, organisationnel, économique et social.

Éthique et politique

Pour revenir à votre question, il va donc de soi que face à un tel objet polymorphe, la réponse aux risques soulevés par l’usage du numérique ne peut être trouvée à travers la seule régulation de la pratique médicale que constituent les codes déontologiques des professionnels. La santé numérique ne soulève pas que des enjeux de régulation de la pratique médicale, mais également des questions organisationnelles, politiques et économiques.

Sur ce point, on peut regretter que le plan belge de la e-santé propose un pilotage du développement de la e-santé numérique qui reste très directif et « top down ». Dans une étude récente, Christian Legrève soulève que la gouvernance de ce plan de e-santé – explicité dans le point 20 du plan « Gouvernance, implémentation et monitoring e-santé » – est loin de s’appuyer sur les multiples parties prenantes de notre système de santé. La possibilité pour les acteurs de terrain d’intervenir semble réduite. De plus, selon lui, « on ne trouve aucune indication sur une évaluation d’impact ou d’une démarche de remise en question des priorités. Il n’est fait mention d’aucun critère d’évaluation, en-dehors de la vitesse de mise en œuvre du plan »[4].

Une autre étude souligne également que la vision qui anime les décideurs politiques belges est très technocentrée « en ce qu’ils estiment que l’introduction d’outils et de processus mobilisant l’e-santé à l’échelle du pays produira certains effets : efficience, standardisation des pratiques médicales, rationalisation, transparence, traçabilité. — Alain Loute

Les autorités supposent qu’une approche intégrée des soins de santé se mettra en place naturellement grâce aux points d’action développés dans le plan »[5].

Maggie De Block part d’une conviction forte : « l’e-santé a démarré comme un TGV. On n’arrêtera plus l’utilisation des technologies numériques dans le cadre des soins de santé »[6]. Une telle vision pose le développement technologique vers la numérisation de la santé comme inéluctable. Or, pour un philosophe des techniques comme Andrew Feenberg, le regard historique sur le développement technologique passé permet de prendre conscience qu’« il y a toujours d’autres alternatives techniques viables qui auraient pu être développées à la place de celles qui ont été choisies »[7]. Cela veut dire que, face aux technologies numériques, plusieurs chemins de développement sont possibles. Nul doute que les technologies numériques peuvent rendre de nombreux services et contribuer à une réelle amélioration de l’organisation des soins, mais il est essentiel de repolitiser – au sens d’une délibération collective – le pilotage de l’évolution de notre système de santé. Loin de considérer la e-santé comme une simple problématique technique, il faut donc ouvrir les questions éthiques et politiques qu’elle induit.


Autonomie du patient : entre empowerment et hyperresponsabilisation

- Ne peut-on déceler dans l’hypothèse que la santé numérique soit un facteur d’autonomisation du patient, le symptôme d’un mouvement plus général de transfert de la responsabilité des services publics vers les particuliers ?

- Le développement de la santé numérique est structuré par de nombreuses attentes et « promesses ». Ce terme est utilisé par de nombreux travaux portant sur l’innovation en sciences humaines et sociales. Pierre-Benoit Joly utilise ainsi le terme de « régime de promesses technoscientifiques »[8] pour désigner cette situation où l’innovation technologique prend place dans une économie des promesses qui structurent les attentes de tous les acteurs. La prolifération actuelle de promesse technoscientifique doit également être mise en regard de l’évolution du marché de la connaissance et de l’évolution des modes de financement de celle-ci. « Les promesses sont ainsi des stratégies pour capter des ressources attribuées sur une base compétitive »[9].

Une des « promesses » du développement de la santé numérique est effectivement de renforcer l’autonomie du patient. Maggie De Block affirme ainsi que la santé mobile peut constituer un instrument permettant aux patients de devenir le copilote de leur propre santé (…) Grâce au suivi à distance, les patients se sentent mieux soutenus et plus impliqués. Les consultations intermédiaires à l'aide d'une application permettent d'éviter une rechute. Les patients qui utilisent une application sont souvent plus impliqués dans leur traitement[10].

Cette idée se retrouve au cœur de nombreux discours. À titre d’exemple, l’European Group on Ethics in Science and New Technologies (EGE), dans un récent rapport, défend l’idée que les nouvelles technologies de la santé numérique contribueraient à un « participatory turn » dans le domaine de la santé. Ces technologies permettraient aux patients d’être davantage acteurs de leur santé. Néanmoins, le EGE souligne que le risque existe également que cet « empowerment » du patient se traduise dans une « responsabilisation » excessive de ce dernier. Ainsi, le EGE met en garde contre une dérive de l’« autonomie en matière de santé » qui correspond à un transfert plus général de la responsabilité des services publics de la santé vers les particuliers ou qui place sur ces derniers la responsabilité du risque et la capacité de réglementation, et qui, en fin de compte, annoncerait une baisse des niveaux et de la qualité des soins de santé dispensés[11].

Dans un autre rapport, la CNIL met en garde contre le risque de faire des patients des entrepreneurs de leurs données de santé : les pratiques de quantification dans le domaine de la santé favorisent la microgestion individuelle de la santé au détriment d’une appréhension plus collective. Elles font des individus des entrepreneurs d’eux-mêmes responsables de leur bon ou mauvais comportement de santé, et peuvent distraire l’attention des causes environnementales ou socioéconomiques des problèmes de santé publique[12].

Plus grave encore, une des craintes que l’on pourrait avoir est que les objets connectés utilisés dans la e-santé jouent le rôle de « preuve » de la bonne compliance du patient, discriminant entre les « bons » et les « mauvais patients ». — Alain Loute

Dans son livre sur la télémédecine en France, Pierre Simon a rendu compte de cette possibilité de contrôle des patients à partir d'un programme de téléobservance de l’apnée du sommeil qui visait le déploiement de machines d’assistance nocturne en pression positive continue auprès de plus de 800 000 patients. Ces machines devaient être connectées pour que le prestataire de santé puisse informer l’Assurance maladie des cas de non-observance (utilisation des appareils moins de 3 heures par jour). Ce programme de télémonitoring a été abandonné suite à un recours auprès du conseil d’État des représentants des malades[13]. Il est donc essentiel de questionner les « promesses » d’autonomisation du patient que portent les discours de santé numérique, de suivre et d’évaluer sur le terrain les projets de santé numérique

De quel type d’autonomie est-il question ? Comment articuler la visée de participation des patients et la solidarité au cœur de notre système de santé ? Quels sont les « coûts » cachés de cette autonomie ? — Alain Loute

Inégalités numériques et inégalités spatiales

- L’amélioration dont la santé numérique porte la promesse dans le traitement et la prévention des maladies ne doit-elle pas être nuancée par le fait que certaines personnes parmi les plus vulnérables sont celles qui, précisément, ne disposent pas d’une connexion à l’Internet, ou d’une familiarité suffisante avec les outils technologiques ? Par exemple, les personnes âgées ? L’innovation pourra-t-elle seulement enrayer les inégalités de genre et l’injustice sociale dont le secteur de la santé n’est pas plus épargné qu’un autre ?

- La problématique des inégalités dans la santé numérique se pose, me semble-t-il, de différentes façons. La santé numérique soulève bien entendu la question de ce que Rémy Rieffel[14] appelle les « inégalités numériques », à savoir les inégalités de l’ordre de l’avoir (disposer de technologies), du savoir (compétence d’un individu en la matière) et de pouvoir (capacité de tirer profit personnellement des usages). Tous les citoyens auront-ils accès aux dispositifs et applications de e-santé ?

Mais je voudrais insister sur un autre type d’inégalité auquel on ne pense peut-être pas mais qui semble primordial à traiter. Il s’agit de ce que l’on pourrait qualifier d’« inégalités spatiales ». En un sens, la télémédecine peut être comprise comme une forme de lutte contre les inégalités spatiales de démographie médicale. En France, par exemple, la télémédecine est présentée comme ce qui permet d’améliorer l’accès aux soins de populations vivant dans des lieux isolés. Autre exemple de la contribution de la télémédecine à la lutte contre les inégalités de chance liées à la localisation du patient : la prise en charge des AVC. Dans la phase aiguë d’un AVC, un traitement thrombolytique peut diminuer le handicap neurologique s’il est administré dans un délai inférieur à 4h30 et si l’AVC est d’origine ischémique. La télémédecine peut alors être utilisée pour permettre à un patient éloigné d’une unité neurovasculaire de bénéficier d’un traitement thrombolytique, grâce à une connexion établie entre le service des urgences où se situe le patient et un neurologue qui réalise une téléconsultation du patient et dialogue en téléexpertise avec les médecins urgentistes[15].

La santé numérique permettrait donc une plus grande justice dans l’accès aux soins en luttant contre les inégalités liées au territoire. En luttant contre les déserts médicaux, elle permet d’assurer une « justice distributive » des soins et de réduire les inégalités en termes d’accès aux soins.

Un des risques ne pourrait-il pas être que cette solution ne remplace, plutôt que ne complète, une présence physique des professionnels de santé et un investissement dans des infrastructures ? — Alain Loute

Une autre question relative aux inégalités spatiales est liée à la télésurveillance à domicile des patients malades chroniques. La surveillance à distance de patients, qui constitue déjà une réalité dans nombre de nos pays, est présentée comme une solution « prometteuse » à plusieurs problèmes de santé contemporains. La Commission européenne soutenait ainsi en 2007 que « Everyone in Europe is getting older and chronic diseases are on the rise. A telemedical initiative could offer a constructive way of dealing with these growing challenges »[16].

De nombreux auteurs qui ont travaillé sur la télésurveillance soulignent qu’un des problèmes des promoteurs de la télésurveillance est qu’ils tendent à croire que la surveillance à distance abolit les frontières et les espaces, comme si le soin devenait virtuel et dématérialisé. Or, le travail ethnographique auprès de patients télésurveillés mené par une auteure comme Nelly Oudshoorn a montré combien les lieux, l’espace domestique et l’espace public influencent et façonnent la manière dont les technologies sont implémentées, de même qu’à l’inverse, ces technologies transforment littéralement ces espaces.

Pour fonctionner, les dispositifs de télésurveillance demandent un réaménagement de la maison, celle-ci se médicalisant, devenant un lieu hybride. Mais tous les espaces domestiques sont-ils capables de se transformer en espace de soin ? — Alain Loute

Dans un livre récent sur l’hospitalité, Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, en nous rappelant que l’hôpital est « un lieu qui est littéralement un lieu des sans lieu »[17], nous font prendre conscience des situations d’inégalités spatiales qui traversent nos sociétés.


Notes et références

[1] Oh H, Rizo C, Enkin M, Jadad A, « What is eHealth, A Systematic Review of Published Definitions », in Journal of medical Internet Research, 2005, 7(1).

[2] Simon P., « Définitions et apports de la télémédecine pour la santé publique », in Actualité et dossier en santé publique, décembre 2017, n°101, p. 10.

[3] Cf. http://www.plan-esante.be.

[4] Cf. https://www.maisonmedicale.org/Gouvernance-du-plan-e-sante.html.

[5] Slomian C., « Le numérique au cœur des soins de santé : des médecins généralistes 2.0 ? », in Sociologies pratiques, 2017/1 (N° 34), p. 73-82.

[6] Cf. http://www.deblock.belgium.be/fr/le-train-e-santé-est-en-marche-premier-plan-d’action-déjà-actualisé.

[7] Feenberg A., (Re)penser la technique, Vers une technologie démocratique, Paris, La Découverte, 2004, p. 33.

[8] Pierre-Benoît Joly, « Le régime des promesses technoscientifiques », in M. Audétat (éd.), Sciences et technologies émergentes : pourquoi tant de promesses ?, Paris, Hermann, 2015, pp. 31-47.

[9] Marc Audétat, « Introduction : Sciences et technologies émergentes : pourquoi tant de promesses ? », in M. Audétat (éd.), Sciences et technologies émergentes : pourquoi tant de promesses ?, op. cit., pp. 5-27, p. 11.

[10] https://www.deblock.belgium.be/fr/applications-de-santé-mobile-le-patient-se-sent-mieux-soutenu-et-plus-impliqué

[11] European Group on Ethics in Science and New Technologies, Ethics of New Health Technologies and Citizen Participation, Opinion 29, 2015, Cf. https://ec.europa.eu/research/ege/pdf/opinion-29_ege.pdf.

[12] Le corps, nouvel objet connecté, Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés, mai 2014, accessible à l’adresse suivante : https://www.cnil.fr/sites/default/files/typo/document/CNIL_CAHIERS_IP2_WEB.pdf.

[13] Simon P., Télémédecine, Enjeux et pratiques, Brignais, Le Coudrier, 2015, p. 24.

[14] Rémy Rieffel, Révolution numérique, révolution culturelle ?, Paris, Gallimard, 2014, p. 74.

[15] Simon P., Télémédecine, Enjeux et pratiques, Brignais, Le Coudrier, 2015, p. 145.

[16] Cité in Nelly Oudshoorn, Telecare Technologies and the Transformation of Healthcare, Palgrave Macmillan, 2011, p. 14.

[17] Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, La Fin de l’hospitalité, Paris, Flammarion, 2017, p. 197.


Crédits photo

Bandeau : Adam Martinakis, Human Printing (site de l'artiste)

Illustrations : NastPlas


Alain Loute est maître de conférences au Centre d’éthique médicale de l’Université Catholique de Lille.

Conférence le 23 avril au PointCulture de Bruxelles


Questions et mise en page : Catherine De Poortere

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