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Focus

Aline Moens et Elen Sylla Grollimund (Graphoui) : « Aucune histoire ne se raconte avec de bonnes réponses »

Elen Sylla Grollimund et des apprenants en FLE de Schaerbeek - "Oui, je le veux" - Graphoui, 2020
L’Atelier Graphoui est un collectif de cinéastes, atelier de production audiovisuelle et centre d’expression et de créativité reconnu par la Fédération Wallonie-Bruxelles depuis 1979. Depuis ses débuts, dans une démarche de recherche et d’expérimentation, Graphoui a utilisé l’animation pour interroger le réel et le cinéma. Aline Moens et Ellen Sylla Grollimund ont mis en chantier et mené à bon port de nombreux films d’ateliers, avec des enfants, des femmes, des apprenants en Français langue étrangère, des prisonniers, des ados, etc. Des films « sauvages » et « directs » qui proposent d’autres regards sur le monde et secouent le langage même du cinéma d’animation.

Sommaire

- Elen Sylla Grollimund [à Aline] : ça va, toi ? Je ne t’ai même pas demandée… Tu avais tes ateliers ce matin, non ? Comment ça s’est passé ?

- Aline Moens : Écoute, c’est toujours très intense. [À Philippe] Je fais un atelier individuel avec une femme schizophrène et c’est super intéressant.

- Elen : C’est beau, aussi.

- Aline : C’est super intéressant et hyper intense. C’est aussi une école pour moi. Ça m’apprend beaucoup parce que cela demande de moi une présence vraiment totale pour vivre tout ce qui se passe avec les échappées, les visions, les trucs qui envahissent cette femme… Il faut chaque fois retrouver un espace qui soit un espace de création et cet espace-là doit avoir une certaine ouverture, une certaine liberté pour expérimenter et ne pas tomber dans des circuits automatiques. Mais c’est aussi très beau et je prends aussi tout mon temps. Pour une fois ! [rires] Je suis bénévole à Graphoui pour cet atelier donc je n’ai pas à m’occuper de toutes les autres casseroles qui sont sur le feu et je peux vraiment prendre le temps. Le but est que Zoé se réapproprie vraiment le film et le projet. Par rapport à la création, à ce qui se passe pour elle – mais on pourrait dire que c’est à l’image d’une société : les choses qui tournent en boucles ; on est tous un peu « en boucles » et la société est dans une grosse boucle – se pose la question de l’espace qu’il faut pour pouvoir réexpérimenter des choses, d’abord tout simplement pouvoir les observer et les formuler autrement. Moi, je fais confiance à ce processus de création qui permet à une nouvelle parole de sortir, qui permet à un nouveau regard sur une expérience de s’exprimer… En évitant les boucles ! Ou en constatant leur existence, en les regardant…

peinture de Zoé - via Aline Moens - Graphoui

Une peinture de Zoé - via Aline Moens, Graphoui

- Elen [à Philippe] : Tu as commencé à enregistrer déjà ?

Parcours et rencontres

- Philippe Delvosalle (PointCulture) : Oui, oui ! C’est très intéressant ! Pouvez-vous vous présenter l’une et l’autre et raconter aussi comment vous êtes arrivées chez Graphoui ?

- Aline : J’ai fait des études de travailleuse sociale mais très vite j’ai compris que cela me laissait le choix entre assister des gens au sein d’un système et revisiter par la création ce qui se passe dans ce système. Tout de suite j’ai donc commencé à faire de la création (du théâtre et divers modes d’expression). J’ai d’ailleurs toujours aimé qu’il y ait différents modes d’expression qui interagissent : ne pas avoir une seule spécialité. Pour moi, il est tout aussi intéressant de dessiner, d’écrire, de chanter, de faire des mouvements avec le corps… Tous ces moyens sont importants. J’ai travaillé pendant une dizaine d’années dans des écoles, aux Ateliers populaires, etc. J’y faisais des ateliers multiples, j’y cultivais le fait qu’on pouvait passer d’un mode de création à l’autre. Il arrivait qu’on fasse des peintures puis que je réunissais le groupe pour chanter ou raconter quelque chose à partir de ces peintures.

Le film d’animation m’a paru donner une forme à cela : remettre des choses inanimées en mouvement, créer des images mais à partir d’éléments réels (du dessin, de la peinture, des matières à modeler, des matières à construire, etc.), puis tout le côté sonore qui propose encore une nouvelle porte d’entrée… — Aline Moens, Graphoui

Comme j’avais fait des études de travailleuse sociale, j’ai commencé par porter un regard sur qu’on vivait : d’abord avec des techniques liées au théâtre-action qui permettaient de démonter des systèmes de domination puis en faisant appel à l’imaginaire comme moyen très puissant pour dire le réel (et le réel perçu de l’intérieur; dire les choses à sa manière, différente de celle dont quelqu’un l’aurait formulée de l’extérieur, de manière rationnelle). J’ai beaucoup travaillé dans des milieux populaires ou immigrés où les gens n’ont pas forcément les mots pour dire les choses ou, plutôt, se trouvent déterminés par les mots des autres. Du coup, j’ai toujours adoré passer par le langage de l’imaginaire. J’ai toujours trouvé que les gens reprenaient la parole sur le réel via l’imaginaire. Même quand les gens racontent une histoire tout à fait imaginaire ces films restent à mes yeux aussi des documentaires. Quand on voit d’où ils disent ou racontent ça, c’est extraordinaire ce que cela nous dit de leur expérience. L’imaginaire sort nécessairement de l’expérience.

- Elen : Moi, je suis arrivée à Graphoui parce que je remplace Aline. Elle avait un temps plein et on est deux personnes à la remplacer, il faut bien ça pour remplacer Aline ! [rires] Je viens de la photographie – j’ai fait des études en Italie – et vite je me suis rendue compte que la photo ce n’était pas suffisant pour moi, que je m’ennuyais vite, qu’il me fallait plus. Je me suis mis à faire du film – en autodidacte, je n’ai jamais été très scolaire, à chercher comment on pouvait se débrouiller pour pouvoir avancer avec tous les logiciels, etc. Puis, je suis revenue en France où j’ai entre autre fait des clips. Mais c’était pareil, je ne m’y retrouvais pas parce que ce n’était pas assez en contact avec les gens et le milieu de la musique ne me correspondait pas. Alors, j’arrive à Bruxelles parce qu’on m’a dit « C’est une super ville qui t’irait super bien » ! Et une fois ici, c’est vrai que la ville me correspond complètement.

Moi, ce qui m’a amenée à l’animation, c’est mon premier petit garçon qui voulait absolument animer ses jouets ! Du coup, j’ai essayé l’animation. À partir de là, j’ai monté un projet dans huit pays où un conte issu de chacune de ces traditions est animé dans un autre pays : par exemple au Sénégal ils animent avec la matière qui est présente dans le pays un conte italien, en Italie ils animent un conte islandais avec du bois, en Islande un conte brésilien avec de la pierre volcanique, etc. J’ai réussi à monter tout ça et à en faire un film. Ce projet m’a permis de m’ouvrir à ce qu’étaient des ateliers et cette fois-ci à m’y retrouver, à poser quelque chose, à donner la voix à ces enfants. Spontanément je me suis dirigée vers des enfants pour qui c’était compliqué d’avoir accès à des ateliers artistiques. J’ai monté mon asbl avec une autre fille, ça a duré quelques années puis j’ai vu passer l’annonce de Graphoui. Ça a marché. Je devais rester trois mois et cela fait bientôt trois ans que j’y suis.

Elen Sylla Grollimund - projet "HomeMade Artists"

Elen Sylla Grollimund - projet "HomeMade Artists" (avant Graphoui, deuxième moitié des années 2010)

Attention, dynamique !

- Dans vos manières d’animer la dynamique de ces ateliers, vous êtes-vous en partie inspirées d’exemples existants que vous vous êtes appropriées ou êtes-vous dans des formes d’invention de pratiques qui partent plus de zéro, d’une page blanche ?

- Elen : Cela dépend du public. Pour mon dernier atelier en date, avec des femmes, normalement on devait faire une fresque et c’est parti vers un film d’animation qui n’avait rien à voir avec la fresque. Il faut surtout laisser la place au public, aux participantes. On est en résidence d’artistes, on crée ensemble : chacun amène sa matière et comme Aline le disait toute à l’heure, ce qui est riche dans le cinéma d’animation c’est qu’il y a aussi tout le volet sonore, les voix, etc. Ce sont les participantes qui nous inspirent beaucoup, même si on vient avec notre propre bagage, notre propre imaginaire.

- Aline : Tu parles de « dynamique », cela touche à ça. Comme Elen le dit, chaque atelier va réveiller une forme de langage et, bien sûr, nous créons le processus pour mettre ça en route et pour que le groupe s’y mette mais les idées qui vont structurer cette démarche viennent du groupe. Personnellement, j’ai fait beaucoup de projets courts, assez intenses, parce que j’ai toujours aimé travailler avec un public qui est hors d’un cadre de création où il serait normal de venir chaque semaine pendant plusieurs mois. Avec un groupe de femmes qui se rencontrent au planning familial Josaphat à Schaerbeek il n’est pas évident de se lancer dans un processus de création. Quand on me dit « On ne va peut-être pouvoir ne faire que trois ou quatre séances », je réponds « Oui, allons-y, dans ce cadre-là ». Cela donne des projets courts mais avec des gens qui n’ont pas une stratégie de création établie. Pour qu’il y ait une rencontre avec un groupe, il faut qu’il y ait une émulation, on ne part pas en atelier avec un groupe qui n’a pas décidé de partir ensemble. J’aime beaucoup ce moment de la rencontre. Il y a une petite négociation : quelles sont leurs préoccupations, leurs enjeux, quels sont les miens… Et on discute. Même la durée de l’atelier est souvent discutée quand il s’agit d’adultes. Ce qui va nous lancer dans l’atelier, c’est quelque chose qui a été partagé ensemble. Au niveau des sujets, je méfie des « thèmes », des trucs qu’il faut illustrer dans un second temps. Quand c’est le cas, il faut désamorcer le thème en le rattachant à l’expérience des participants…

- Elen : Parfois, par exemple dans le cas d’apprenants en français langue étrangère (FLE), on nous dit « Il faudrait aborder cette thématique-là »… Et on part de là mais ensuite le groupe déstructure complètement la thématique et on part sur autre chose.

- Aline : C’est un prétexte.

- Elen : ça aide à lancer l’atelier.

Le plaisir de l'ombre

- Aline : Quel que soit le point de départ, l’idée est que l’atelier soit un lieu où on expérimente, pas un lieu où on réalise quelque chose qui serait déjà prévu. J’ai parfois beaucoup aimé partir de contes parce que c’est juste un cadre qui permet ensuite de complètement ré-habiter tous les personnages ; le conte se transforme et devient le conte de ce groupe de femmes-là.

Et la concrétisation du langage du film va aussi vraiment passer par les gens. Parce que les gens « sont langage », on n’amène pas un langage de l’extérieur. On va prendre un bain de leur langage ! — A. M.

Pendant toute une période, j’ai pas mal travaillé avec des femmes – par exemple dans des groupes d’apprentissage du français – qui culturellement avaient très peur de l’idée de film, d’être filmées. Parce que cela touche à un tabou chez elles, pas le fait de s’exprimer, mais le fait qu’on puisse prendre leur image. Cela m’avait inspiré à travailler sur une table lumineuse avec du café en tant que matière à animer. On arrivait vite à la question « Mais on est qui ? On est l’ombre ou la lumière dans cette histoire ? Ou on est les deux ? ». Ce sont aussi parfois des personnes qui pensent qu’elles ne savent pas écrire ou pas dessiner, mais toucher de la matière et en faire surgir des univers marche très bien avec elles.

On joue avec ce plaisir de l’ombre aussi. Il y a eu un film sur un quartier où toutes les personnes sont présentes par leur ombre, mais leur ombre est parfois « une robe à fleur » parce qu’elle se dessine sur un pré fleuri. Tous ces jeux-là veulent aussi dire qu’on s’exprime via la manière dont on projette des choses sur le monde extérieur. On révèle autant les choses en étant dans l’ombre qu’en étant dans la lumière. Souvent les ombres deviennent les personnages qui vont faire vivre l’histoire.

Pour le film Déesse mère avec les femmes du Planning Josaphat, on a très vite choisi la terre comme matière pour la Déesse-Terre, la Déesse du Début. Aucune de ces femmes ne pensait qu’elle pouvait sculpter un corps. Je leur disais « Bien sûr, que la tête ne sait pas très bien, mais les mains savent » - elles ont touché des corps, soigné des corps, vécu leur propre corps – et on a modelé le personnage les yeux bandés. Le langage vient d’une situation. Si on l’avait fait les yeux ouverts, on aurait plaqué un petit bonhomme avec des attributs comme un sac à main, une jupe ou des talons pour montrer que c’est une femme mais on n’aurait pas été en présence d’un corps. Là, on a fait un corps qui était naturellement nu. Juste un corps. Et ça amène à parler aussi, par exemple de sensualité. On a fait une sorte de montagne et une femme a dit « Mais ça, c’est un sexe de femme ! ». Le sexe est venu par les mains, par le fait de toucher la terre. Cela montre qu’on n’a pas à apprendre un langage aux gens même si en cours d’atelier on peut apprendre à donner forme à ce langage.

Aline Moens et le Groupe BAG : "Déesse mère" - Graphoui, 2005

Aline Moens et le Groupe BAG : "Déesse mère" - Graphoui, 2005

L'énergie qui fuse

- En terme de dynamique des ateliers, faut-il parfois « faire prendre le feu », le nourrir, aider à faire démarrer le projet, et parfois le canaliser, suite à un trop plein d’idées, d’énergies, d’envies ?

Quand ça fuse, il ne faut pas canaliser, il faut laisser fuser ! — Elen Sylla Grollimund, Graphoui

Mais avec le confinement, en 2020, il y a eu des difficultés, des dynamiques un peu difficiles. J’ai fait plusieurs films pendant le confinement dont un qui a été interrompu au début de l’atelier. On s’est dit qu’on devait absolument garder le contact avec le groupe. C’est là que le son a été hyper important. On avait la matière filmée juste avant le confinement, on a échangé entre nous pour lui donner une forme. Cette communication, c’est aussi ça l’idée des ateliers. Moi, je travaille toujours cette pratique du cercle de parole pour un peu sentir l’énergie du groupe. Et si quelqu’un ne parle pas bien français, ce n’est pas grave. Au final, on arrive toujours à obtenir un résultat – puisqu’il parait que c’est ça qui compte : atteindre un résultat. [rires] Plus on avance dans cette pratique plus on se rend compte qu’on s’en fout du résultat ; et plus on s’en fout plus on obtient un résultat extraordinaire. Avec le confinement, une fois dépassée l’appréhension du début, ça s’est avéré génial parce qu’on a dû s’adapter, restructurer et qu’on a été dans une direction dans laquelle on ne serait peut-être pas allés sinon. On s’est aussi écoutés beaucoup plus ; on a plus pris le temps de faire les choses.

Bureaux de réclamations

- Aline : J’aime beaucoup ta question parce que pour moi cette « dynamique » que tu évoques c’est ça le langage d’un groupe.

Par exemple à un moment donné le groupe va être dans le refus. Tu proposes des trucs et ça ne passe pas ou l’une ou l’autre personne résiste. Mais ça, c’est vraiment de l’expression ! Dans ma pratique, ces refus sont souvent devenus des pépites qui ont fait qu’au cours de ces ateliers – où on dispose quand même d’un certain pouvoir et où on pourrait amener les gens là où on le souhaiterait –le groupe se manifeste. — A. M.

Aline Moens - Atelier Graphoui - "Bureau de réclamations"

C’est souvent à mi-parcours que ça se passe et c’est souvent la clé du projet, c’est souvent ce point-là qui va donner le sens final au film. Aux Ateliers populaires, on avait commencé un film avec des enfants pour révéler le processus de création. On allait travailler avec eux sur cette conscience de comment on fait un atelier, de comment ça se fabrique. Et dans ce groupe, il y avait une zizanie terrible ! Les enfants contestaient toutes les propositions mais aussi se disputaient entre eux. À un moment l’animatrice du lieu me dit « Je n’en peux plus. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Ne faut-il pas arrêter ? » et moi j’ai proposé qu’on ouvre un bureau de réclamations ! Tout d’un coup, les enfants voulaient absolument écrire leurs réclamations et faisaient la file pour les déposer au Bureau de réclamations ! Ce qui en est sorti, quand on a dépouillé tout ça, ça parlait de la dynamique qui existait entre eux – et non plus de la « dynamique de création » – et c’est devenu le sujet du film. On a pu parler de ce qui se passait entre eux (des trahisons, etc.) mais aussi de comment ils se sentaient dans un groupe. C’est la dynamique du groupe qui a décidé du sujet.

Pour l’atelier avec Zoé, c’est la même chose. Parfois elle me dit « J’en ai marre que tu sois le maître ». Je me dis « Génial ! On va pas lâcher ce truc-là ! ». C’était notre idée au départ qu’elle s’approprie le projet mais sa difficulté à vivre le moment fait qu’elle n’a qu’une seule envie : se laisser porter par quelqu’un qui va l’emmener quelque part. Depuis, son moment de refus, on réécoute les enregistrements ensemble et c’est elle qui fait le tri de ses paroles. Et je trouve qu’elle a un discernement extraordinaire par rapport à ce qu’elle entend et ce qu’elle choisit. Et cela nous a amené à des discussions beaucoup plus profondes sur le processus qu’on est en train d’expérimenter. Jusqu’à alors, elle demandait parfois « C’est quoi encore le film que tu veux faire ? » et je lui répondais « Moi, je ne veux pas faire un film toute seule. On fait un film ensemble. » Là, depuis ce moment de révolte, c’est devenu beaucoup plus réel.

Il y a aussi des dynamiques qui sont douloureuses pour nous animatrices parce que les questions sont parfois difficiles à entendre. Mais, avec à chaque fois le petit recul pour revenir à l’atelier suivant, c’est quand même là, qu’on a l’information quant à où se situe vraiment le groupe. Et ça touche au langage aussi, par exemple le fait que des femmes sont mal à l’aise dans l’atelier parce qu’on parle « film », « film », « film » et quand on se met à jouer avec des ombres elles ont tout à coup envie de parler à travers ce langage. Là aussi, ça part d’une résistance très très forte. L’angoisse de la page blanche ou ce moment où le groupe est un peu sans voix, cela disparaît quand même très vite dans l’atelier quand on est dans une dynamique collective. Pour moi, il y a toujours un premier moment qui peut ressembler à un jeu mais qui ensuite nous donne une matière énorme, par exemple en prison où tout le monde vient de sa cellule avec une peur de s’afficher, de dire, etc. En plus, c’était un groupe de détenus qui avaient choisi de parler d’un sujet pas anodin : le visage ! Moi, j’ai amené deux mots – « envisager » et « dévisager » mais tout était là. Après une demi-heure, je me demandais si on aurait assez d’une semaine pour voyager dans tout ça !

Aline Moens et un groupe de prisonniers - "Visages" - Graphoui, 2002

Aline Moens et un groupe de prisonniers - "Visages" - Graphoui, 2002

- Elen : Tout d’un coup, quelque chose se désamorce dans le groupe. Même si au tout début, on était face à des gens qui n’ont pas tout de suite confiance – et c’est logique : tout dans leur vie dit qu’ils ne peuvent pas faire confiance.

- Aline : Et qu’on n’a pas la bonne réponse. La plupart ont l’expérience qu’ils ne disent et ne font pas bien les choses et là, ils nous donnent un ensemble d’idées auxquelles on répond « Oh là là, c’est un trésor ! ». Ça change la donne.

- Elen : Le rapport de confiance qui s’ouvre dans le groupe, c’est extraordinaire.

Je dis toujours aux groupes qu’il n’y a aucune histoire qui se raconte avec de bonnes réponses. Les bonnes réponses, on les connait… Il n’y a rien à raconter à partir des bonnes réponses. — Aline Moens

Il y a à raconter sur ce qui se passe de manière inattendue, des choses qu’on ne comprend pas, des questions qu’on se pose. Une bonne réponse… Voilà, tout est dit, on passe à la suivante.

- Elen : C’est sortir du scolaire, de tout ce qu’on nous a appris, tout déstructurer, tout reprendre, se dégager de tout ça.


Des enfants-chiens et un jeune tigre à Gaza

Aline Moens et des enfants de Gaza : "Message de Gaza" - Graphoui, 2017

Aline Moens et des enfants de Gaza : "Message de Gaza" - Graphoui, 2017

- Aline : Dans un atelier à Gaza – dans des groupes très grands, de 30 enfants, au sein d’une immense structure qui assure des ateliers au cours de l’été pour… 200.000 enfants ! – je me suis retrouvée face à des enfants et des co-animateurs (qui assuraient aussi la traduction) qui n’étaient pas du tout habitués à ce que l’important était ce qu’ils avaient à dire et à ce qu’il fallait expérimenter. Ils avaient l’habitude de consignes très très claires et à jouer selon les règles d’un jeu très très clair. Au début de l’atelier, dans un premier temps, il faut rejoindre les gens là où ils sont. Le premier truc c’était d’être en cercle, de dire chacun son nom. C’était déjà une manière pour que chacun soit présent. Puis, j’ai commencé à faire un exercice avec des sensations d’animaux : « Je me sens comme un chat » c’est différent de « Je me sens comme un oiseau ». Chacun a redit son nom et l’animal dans lequel il se reconnaissait ; puis son nom, l’animal et un geste associé à l’animal… À la fin de l’atelier, Gaza était un jeune tigre, qui croit qu’il va grandir. Mais quand je donnais une consigne plus ouverte comme « Maintenant, on va tous marcher dans l’espace avec son animal », les animateurs locaux n’arrivaient pas à traduire, parce qu’ils ne comprenaient pas ce qu’on allait faire, et disaient par exemple « Marchez comme un chien » et ça donnait une sorte de mime collectif. Et, il faut repartir de ça, rebondir en disant « Tiens, est-ce que vous êtes tous le même chien ? ».

- Elen : Parfois le langage limite, les mots limitent. Mes derniers ateliers en date, c’était avec la caravane-sténopé et des femmes malentendantes et sourdes. On a communiqué par gestes et ça a ouvert l’atelier sur d’autres perspectives, le fait de se priver des mots.

- Aline : « Chien », ça nomme juste une catégorie. Mais au moment où Gaza devient « Un jeune tigre », on a envie d’en savoir plus, de savoir qui est ce tigre, quels sont ses projets, comment il va vivre, d’où il vient et comment il a grandi… Le mot « Tigre » ne dit pas tout ça ! C’est pour ça que j’aime beaucoup le langage imagé : on n’est plus juste dans le mot mais dans l’expérience du mot.

De « sujets » à « artistes »

- J’ai l’idée – peut-être fausse – que ce type d’ateliers, de films faits avec les gens, de l’intérieur, en raconte plus sur eux, offre une autre qualité de témoignage, de vécu – que des films faits sur eux, de l’extérieur…

- Elen : Quand un ou une cinéaste prend sa place et filme un sujet, cela laisse souvent moins de place à l’accident. J’ai l’impression que dès qu’on est en atelier, on se laisse plus de possibilités. On laisse la place à l’autre, aussi. La direction du projet est divisée, partagée avec le groupe.

- Aline : L’accident est super important, c’est comme cette bascule dont je parlais dans la dynamique de l’atelier. C’est souvent à la fin de l’atelier que les gens se sont réappropriés le projet. Ce n’est pas au début, même si on fait tout pour ça. Le processus de création remue des choses également, cela confronte à des choses, parfois difficiles, cela enthousiasme… Et c’est parfois à travers des refus que des choses sont mises en évidence. Si quelqu’un refuse une consigne, c’est génial de réfléchir avec le groupe à la consigne qu’on proposerait – ensemble – pour la prochaine étape. C’est très intéressant en termes de réappropriation du film.

Elen Sylla Grollimund, Romain Assenat, l’asbl Les Pissenlits, les habitants de Cureghem - atelier sténopé - Graphoui, 2020

Elen Sylla Grollimund, Romain Assenat, l’asbl Les Pissenlits, les habitants de Cureghem - atelier sténopé - Graphoui, 2020

- Elen : Dans la dynamique d’atelier, on n’est pas une réalisatrice, on est dix réalisatrices ou réalisateurs. Lors de cet atelier de sténopé, ces femmes ne savaient rien de la photographie. Avec le sténopé, on revient au premier appareil photographique. On perce un petit trou et c’est magique. Elles se disent « Waow, ça c’est un appareil photo ?! » et elles se positionnent comme photographes. Avec Romain, on leur a transmis les infos sur la photo, le sténopé, et puis c’était à elles à transmettre cette info. À la fin de l’atelier, au milieu de l’exposition qui en découle, elles se disent « Waow, c’est nous qui avons fait ce boulot-là !? ».

- Aline : Parfois au moment de la projection d’un film d’atelier où on a marché sur des œufs, les participantes montent sur scène et présentent le film en le revendiquant – à raison – comme le leur. À ce moment-là, je sais que je n’ai pas volé leur parole. Il y a une fierté, une audace dans leur présence, on n’est plus du tout dans les stéréotypes habituels sur la femme immigrée. On est face à des « sacrées madames » qui sont en train de dire des choses et elles le ressentent aussi. Encore plus fort que nous. Aboutir à un résultat, ce n’est pas à mes yeux pour avoir un film de plus au catalogue mais c’est pour que le groupe qui l’a réalisé le présente et se le réapproprie une seconde fois. C’est aussi un des moments-clé.

Tout d’un coup, ces femmes basculent de « sujets » à « artistes ». Et c’est vrai que c’est toujours en fin de projet. — Elen Sylla Grollimund

Le cinéma d'animation secoué par l'urgence

- J’ai un autre pressentiment : que votre manière de faire de l’animation entre autre dans des temporalités très serrées – alors que c’est a priori, dans le cinéma d’animation classique, une manière de faire très lente et patiente – renouvelle et secoue aussi le langage du cinéma…

- Aline : Il faut que ce soit du direct ! Cela m’a beaucoup nourrie de me dire : « Là, je suis avec cette bande d’ados. Ils ont très envie d’être là… Et aussi très envie de ne pas être là ! », donc il faut que ça se passe tout de suite et que ce qui se passe soit fort pour eux. Mais pas dans deux séances, ça sera trop tard ! Là. Maintenant. Pour moi, c’est un petit coup d’adrénaline. Je pense à un film qui circule toujours alors que c’est un film qui a été fait dans un contexte totalement improbable. Je vais chez une directrice pour refuser un atelier dans un cadre de « raccrochage scolaire » parce qu’on me propose de le faire entre l’heure du midi et que je considère que l’heure du midi ce n’est pas fait pour ça. Je n’ai pas envie de travailler sur le décrochage scolaire sans les enseignants, parce que tout le monde est concerné.

Et cette directrice est tellement méprisante par rapport à ses élèves, que je me fâche et que je m’entends dire ‘Eh bien oui, je vais le faire cet atelier. Pendant l’heure du midi. Mais qu’on me donne le lieu le plus décentré de l’école et que personne ne vienne nous déranger !’ . — A. M.

Donc, je me retrouve avec trois séances d’atelier de même pas une heure, le midi, pour faire un film avec une classe d’ados. Donc, en sortant de ce bureau, je dois proposer ce projet à ces ados qui n’ont rien demandé, qui n’ont pas demandé à faire ce projet. J’arrive dans la classe. Le professeur de français qui est leur titulaire sort. Je me retrouve face à une vingtaine de gamins qui ont déjà une main sur leur sac pour sortir… Je dois foncer ! Je leur dis « Voilà, j’ai vu votre Directrice. Il y a un truc qui s’appelle ‘Dispositif d’accrochage scolaire’, des ateliers entre l’heure du midi. Je ne suis pas d’accord que ça se passe entre l’heure du midi… Mais voilà, je suis là pour vous parler de ça. ». Je leur dis aussi « La Directrice m’a parlé de vous d’une manière que je n’ai pas aimé mais ça m’a donné envie de vous rencontrer, par contre. » J’écris « Dispositif d’accrochage scolaire » sur le tableau et je leur demande ce que ça veut dire. Déjà « Accrochage » ? « Accro au foot » ! ça fuse, j’écris toutes les idées sous les trois mots sur le tableau et je leur renvoie que « C’est extraordinaire. On a déjà de quoi écrire un slam ou un texte ». Et, après un court moment d’hésitation, le groupe est partant pour se voir trois fois le midi !

Batailler

- Je l’ai revu ce matin pour préparer l’interview et le film fini porte la trace de son histoire : il est court, simple mais bourré d’énergie…

- Aline : On était dans cette classe avec une caméra, pas vraiment de matériel. Je demande « Comment on pourrait s’accrocher ? ». « On pourrait se scotcher » alors on se scotche ! Puis, il y a un groupe de filles qui veulent arrêter, qui trouvent qu’on va trop loin. Les garçons ne comprennent pas. Je leur dis « Non, non, c’est intéressant. Pourquoi, vous trouvez que ça va trop loin, les filles ? ». Et finalement, on a fabriqué des masques mais ça a aussi permis qu’il y ait un respect sur le positionnement de chacun. Les filles étaient plus engagées dans le fait de vouloir réussir dans le cadre scolaire et ne voulaient pas avoir de problèmes avec l’école, avec leurs parents, etc. Mais quand je leur ai montré le film – et j’ai dû me battre parce que via la Direction je n’arrivais pas à avoir un rendez-vous avec les élèves ; et je n’allais pas le montrer à d’autres avant de leur avoir projeté à eux – je leur ai posé trois questions « 1- Est-ce que vous le signez ? Comment vous le signez ? 2- Est-ce qu’on le diffuse ? Est-ce que je peux le montrer à d’autres ? 3- Est-ce qu’on peut déposer un exemplaire à l’école, sur le bureau de la Directrice ? ». Ils pouvaient répondre oui ou non. C’étaient des vraies questions ! « Signer ? Oui, par leurs prénoms, si je me souviens bien. Le diffuser ? Par exemple dans l’émission Coup de pouce sur Télé Bruxelles ? Oui ! Mais peut-être que si on n’avait pas écouté les filles, pas fait les masques, la réponse aurait été différente… Et le mettre sur le bureau de la Directrice ? Là, leur réponse m’a fort étonnée : ‘Ah non, hein, elle ne mérite pas ce film !’ »

En tout cas, par rapport aux films d’animation plus traditionnels, en ateliers il y a l’aspect « bataille » qui est là du début à la fin du processus. Il faut batailler pour avoir assez d’heures, il faut batailler sur les préparations, il faut batailler pour le diffuser aussi. — E. S. G.

- Aline : Les mots « sauvage » et « direct » me parlent aussi. Surtout quand on travaille avec des groupes qui ne sont pas là pour apprendre un langage, suivre un écolage. Par contre, par rapport à quelques expériences que j’ai eues, j’ai beaucoup de mal à travailler avec des publics qui sont « écolés » ; des étudiants en art, en architecture, etc. Notre démarche hyper directe et un peu sauvage correspond à certains groupes. Les adultes ont aussi plus besoin de savoir où ils vont que les enfants. Un enfant avant sept ans n’a pas besoin de savoir où il va mais a besoin de voir l’espace où il peut jouer. Mais créer c’est rentrer dans de l’inconnu. Cela implique d’accepter qu’on obtienne un film qui découle de ce type de processus. Quand nos films étaient diffusés, on voulait d’abord me présenter comme une cinéaste. Je répondais « Non, je suis d’abord une animatrice ». « Oui, mais tu es quand même aussi une cinéaste… ». Pour moi, le type de langage du film est issu de l’atelier. En même temps, je dois bien reconnaître qu’à force d’avoir fait des films, il y a quand même des petits liens qui se tissent entre tous mes films. Qu’Elen par exemple amène autre chose que ce que moi j’amènerais.

Autrices de films à plusieurs mains

- C’est louable de ne pas se mettre en avant mais, en effet, on reconnait aussi des éléments qui passent de film en film donc ça serait aussi dommage de ne pas être reconnue pour cette démarche au long cours, pour ce que tu as réussi à mettre en place – ou de laisser apparaître – dans plein de contextes différents…

- Aline : Par exemple dans les génériques des films, je mentionne les participantes et participants à l’atelier et les animatrices ou animateurs. Pour moi ce sont les membres du groupe de l’atelier qui sont les créateurs du film, les auteurs de tout ce qu’il y a dans le film et moi je me mets comme réalisatrice. Ça a souvent été discuté à Graphoui : pourquoi ne pas juste indiquer « Réalisation collective » ? parce que ce n’est pas vraiment le cas, parce qu’il y a quand même plusieurs étapes. Le gros problème quand on se met au générique comme réalisatrice c’est qu’après on parle du film, on le mentionne, par exemple comme « La Montagne parle d’Aline Moens » et que ça, ce n’est pas vrai. Les festivals dans leurs catalogues par exemple n’ont pas la place de mentionner plus que le titre et le réalisateur ou la réalisatrice. On a souvent été un peu coincé par ça. À ce moment-là, ce serait mieux de mentionner « Réalisation collective du Groupe Josaphat » par exemple. C’est un court-circuitage qui m’ennuie.


’ai aussi toujours aimé travailler en co-animation avec quelqu’un du lieu d’accueil parce que je me suis très vite rendue compte – même avant d’arriver à Graphoui – que quand j’anime seule, je repars à la fin avec le résultat de l’atelier sans qu’il n’y ait d’ancrage dans le lieu où j’ai travaillé. Par exemple un film avec une classe mais sans un enseignant, l’expérience reste mais la réappropriation est moindre. Pour moi c’est plus intéressant de partager quelque chose avec l’enseignant ou carrément de co-animer. Souvent je me suis retrouvée par exemple dans des lieux de cours de Français langue étrangère (FLE) via des rencontres lors de projections.

Parfois, des profs me disent ‘Mes élèves en FLE n’ont aucune imagination, il n’y a pas moyen d’utiliser l’imaginaire dans mes cours.’ ce à quoi, je réagissais par un ‘Ah, ça m’intéresse ! Parce que moi, ce n’est pas l’expérience que j’ai de ces femmes.’ — A. M.

Par contre qu’elles n’aient pas accès à leur imaginaire ou qu’elles ne voient pas le chemin pour amener leur imaginaire dans le cours, je le vois plutôt comme ça. Mais pas qu’elles n’aient pas d’imaginaire. Et même, souvent, ce sont des personnes et des milieux culturels où il y a beaucoup d’imaginaire ! Beaucoup de langage imagé aussi. Mais il faut y trouver l’accès. Suite à ce genre de situations, je trouve important de faire le travail avec les formatrices et formateurs du FLE en co-animatrice ou co-animateur. C’est quand même moi qui mène la barque – mais je partage comment je vais mener cette barque. Parfois leur présence suffit ; parfois ça va plus loin et on prépare vraiment les ateliers ensemble ; plus rarement on réalise le montage du film ensemble. Il y a toutes ces nuances que je n’ai pas envie de gommer. J’ai d’abord dit que j’étais animatrice parce que ça j’étais sûre que c’était mon métier, puis je me suis rendue compte que je me débrouillais très bien à monter mes films et je suis donc aussi devenue réalisatrice. Chaque rôle a sa place, son importance et sa saveur. Pour moi, par exemple dans ce contexte de FLE, il est important de travailler avec des gens qui y travaillent depuis longtemps, au quotidien, qui ont aussi fait la conquête du groupe de femmes qui est là. Ils sont très importants, je ne veux pas non plus les minimiser. Même s’ils ne posent pas carrément leur « patte » sur le film, parce que c’est quand même moi qui mène la dynamique, ce qu’ils y amènent – une présence, un lieu d’ancrage pour l’atelier – c’est énorme. Et c’est un travail de terrain assez caché, qu’on ne voit pas tellement.

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Interview : Philippe Delvosalle, novembre 2021
Image de bannière : Elen Sylla Grollimund et des apprenants en FLE de Schaerbeek : Oui je le veux - Graphoui, 2020