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Focus

Histoires de labels (4) : Sharp Wood Production Records (SWP)

Michael Baird en Zambie
Retour sur l’histoire d’un label essentiel pour découvrir l’histoire des musiques africaines, avec les enregistrements de Hugh Tracey des années 1950, mais aussi les sons plus contemporains, collectés ces dernières décennies par son fondateur, Michael Baird.

Sommaire

« SWP Records publie de la musique que les autres labels n’éditent pas – de la musique qui me semble importante. Si quelqu’un d’autre l’a déjà fait, c’est bien – je ne dois pas le faire moi-même – mais s’il existe de belles musiques que je connais, mais que personne d’autre ne connaît, ou que personne ne s’y intéresse, je pense que je dois les éditer. » — Michael Baird (interview pour Bakwa Magazine)

Les enregistrements de Hugh Tracey

Sharp Wood Productions ou SWP est un label créé par Michael Baird, musicien anglais vivant à Utrecht. Percussionniste, passionné de musiques africaines, il collecta lui-même en Afrique puis décida de produire en CD les enregistrements réalisés par Hugh Tracey dans les années 1950. Comme l’écrit Baird, SWP est un petit label indépendant qui touche aux musiques que les labels courants ne considèrent même pas. Et effectivement, pendant que le monde s’agite autour de productions africaines ou autres s’éloignant de plus en plus des traditions pour se ressembler de plus en plus entre elles, Sharp Wood sort tranquillement, discrètement, quelques disques qui s’imposent d’emblée parmi les productions les plus importantes pour entrer au cœur des musiques d’Afrique. Personne ne me contredira à l’écoute de ces enregistrements.

Hugh Tracey a découvert la musique africaine en Rhodésie du Sud ; il y réalisa, en travaillant dans les plantations avec des Africains, que leurs remarquables chants n’intéressaient personne. Il a décidé d’y consacrer sa vie et de parcourir le continent à la rencontre de ces sons. Il fonda en 1954 l’International Library of African Music (ILAM) qui publia ses enregistrements rassemblés dans une série intitulée « Sound of Africa ». Un total de 210 disques microsillon virent le jour mais restèrent confinés dans les universités et autres bibliothèques spécialisées. Sharp Wood, en collaboration avec l’ILAM, a décidé de rééditer une partie de ce trésor en CD. Un travail unique et irremplaçable, une trace essentielle de l’histoire des musiques de tradition, d’autant plus que des dizaines de peuples sont concernés.

« Quand j’ai visité l’International Library of African Music (ILAM) en 1996 à la Rhodes University en Afrique du Sud, où sont conservées les archives de Hugh Tracey, rien n’était disponible en CD. Ses enregistrements de terrain originaux prenaient la poussière sur une étagère, et ne servaient à rien. Une si belle musique devrait être accessible au monde entier ! Vous voyez, si une pièce musicale m’émeut, je veux que vous l’écoutiez. Au final, l’état de ces vieilles bandes était très mauvais et, après en avoir écouté une, il y avait un petit tas de poussière rouge près de la tête magnétique : la couche protectrice s’enlevait ! Pas de temps à perdre – en effet, la collection d’enregistrements uniques de Hugh Tracey constitue la mémoire musicale de la moitié d’un continent. » — Michael Baird (interview pour le blog Soul Safari)

La série s’est terminée en 2006 avec trois nouveaux titres, qui portent cette collection à un total de 21 disques. Soit une série magistrale, incontournable. Ne prétendez pas avoir écouté les musiques africaines si vous ignorez ces enregistrements. C’est l’occasion de se plonger dans l’histoire, de comprendre des mouvements, la naissance de nouveaux styles, des évolutions. C’est l’occasion surtout d’écouter les musiques jouées en Afrique dans les années cinquante, le tout avec une documentation parfaite dans chaque livret.

Il y a dans cette collection une présence, une force du son ; les voix et instruments sont tangibles. Les répertoires, quant à eux, sont totalement bouleversants. On est dans l’Afrique profonde, dont les expressions musicales ponctuent les gestes et les faits quotidiens. Bien sûr, on a déjà entendu certaines épopées de l’Ouganda, les polyphonies des Pygmées, les lamellophones du Zimbabwe, les ensembles de trompes des uns ou de tambours des autres. Mais on revient à la source, avec des chanteurs et musiciens remarquables, à une époque où ces musiques jouaient encore un rôle prépondérant, sans doute plus ancrées qu’aujourd’hui dans une tradition quotidienne.

Les jeux de xylophones des Ganda, les tambours royaux de la cour du dernier mwami du Rwanda, les polyphonies de trompes des Nyoro d’Ouganda, tout cela déferle comme un raz-de-marée sur nos « certitudes musicales ». Vingt-quatre ethnies étaient déjà présentées sur les cinq premiers disques. Toute personne qui se demanderait comment entamer une découverte de l’Afrique musicale pourrait sans crainte commencer par ces disques.


Petite visite rapide du catalogue

Les anciennes musiques des cours africaines. Une tradition aujourd’hui obsolète mais essentielle à redécouvrir.

ll suffit d’écouter ces pièces de flûte Nande sur ce disque consacré à la forêt Ituri : un régal, l’histoire des musiques du monde entier en quelque cinq minutes, sur une simple flûte !

Sur ce disque consacré à ce qui fut le Congo belge, aux côtés de xylophones, de percussions, de lamellophones, on entend d’étonnantes cruches dans lesquelles chantent les femmes et, déjà, en certaines pièces, on entend les guitares qui swinguent en une musique très chaloupée.

Volume dédié à la guitare acoustique et ce qu’en firent les musiciens africains du sud du Congo et du nord de la Zambie. Guitare et bouteille frappée, chants aux accents sud-africains ou proches de ce qui donnera la rumba congolaise. Une petite merveille pour ceux qui veulent voir ce qu’on fait d’une guitare en Afrique.

Ce disque entre en forêt auprès de divers peuples. Likembe, percussions, luths, chants de fêtes, chant social et une incroyable longue explication de messages tambourinés avec démonstrations sont les joyaux de cet enregistrement.

Botswana et Lesotho donnent la matière de ce volume. On va de surprise en délectation. Arc à bouche, ensembles de flûtes jouées en hoquet, polyphonies vocales…

Cithare bangwe et chant, ensemble de percussions, grands orchestres de mirlitons, xylophones, polyphonies vocales… le Malawi nous surprend avec ces musiques parfois disparues. Certains chanteurs ici présents auraient pu inventer le rock ’n’ roll.

Un disque consacré à l’Afrique du Sud et au Swaziland, soit les peuples de la côte sud-est et leurs musiques extrêmement vocales, éventuellement accompagnées d’arcs musicaux, de guitares et de concertinas.

Deux disques consacrés à la Tanzanie, l’un pour les musiques vocales et l’autre pour les instruments, le tout chez dix peuples différents, montrant une diversité de style et une richesse instrumentale incroyables.

Il faut écouter le chanteur Ganda s’accompagnant sur la harpe ennanga ; il fut le dernier harpiste de la cour royale du Kabaka en Ouganda. Le disque dédié aux musiques séculaires d’Ouganda est le jumeau du disque consacré aux musiques des cours royales. Nous sommes alors en présence de musiques plus populaires, moins liées aux fastes de la cour. On y entend lamellophones, harpes, ensembles de cornes ou de flûtes et divers types de chants.

Deux disques consacrés au Mozambique. L’un au jeu de guitare de l’est du pays, montrant les influences portugaises. Chansons et guitares jettent déjà les bases du marrabenta d’aujourd’hui. L’autre disque explore les traditions de sept peuples de la même partie du pays. On passe de superbes jeux de mbira aux envoûtants xylophones des Chopi.

Nous entrons dans l’univers musical des Luo, Luhya, Kipsigis, Kikuyu, Nandi, Swahili, Wanga et Giriama. Styles de chants, instruments, thématiques, tout est surprise, tout est leçon. Le continent africain avait inventé, à l’époque de ces enregistrements, il y a quelque cinquante ans, plus d’une expression que l’on croit connaître comme étant née ailleurs.

Kenya, Tanganyika, Rhodésie du Nord, Congo belge, Afrique de l’Est portugaise : cet album offre la musique de danse de l’époque coloniale en maints endroits. Certains jouent pour les Européens une sorte de musique high-life savoureuse ; d’autres s’amusent à copier les styles entendus à la radio et les jouent entre eux. Ici, ça swingue jazzy tandis que là, ce sont les envolées arabisantes qui entraînent orchestre et chanteur. A moins qu’une sorte de rumba n’impose ses références inévitables. Parfois l’accordéon et les instruments de la famille des mandolines et banjos viennent titiller des chansons aux apparences légères.

Dans ce qui devint la Zambie, il est de nombreuses ethnies, six sur ce disque, qui jouent l’arc kalumbu ou le lamellophone kalimba. Musique intimiste et délicate qui accompagne des chansons s’inscrivant dans le quotidien.

Ce chanteur, compositeur et guitariste des années 1950, est peu connu mais il fait partie de ces stylistes de la guitare africaine, à l’instar de Jean Bosco. Certaines de ses chansons ont été reprises par Jack Elliott, Arlo Guthrie ou Taj Mahal.

A l’époque, il s’agissait encore de la Rhodésie. Là, comme ailleurs, Hugh Tracey enregistra massivement au début des années 1950. Sur le premier disque, on entend mbira, arcs, flûtes et de nombreux autres instruments de quatre ethnies, dont les Shona. Sur l’autre disque, quelques formidables orchestres nous montrent qu’à cette époque, l’Afrique jouait un jazz excitant, dont certains accents étaient d’ailleurs partagés avec les styles marabi et autres jive d’Afrique du Sud. Pendant ce temps, comme le fait remarquer Michael Baird, la seule autre musique jazz originale en dehors des USA était le swing manouche du Hot Club de France. En Rhodésie, les souffleurs s’en donnaient à cœur joie sur fond de banjo et de section rythmique. Il faut absolument écouter cette jovialité jazzistique.


Le retour du label en 2020

Quand Etienne Bours a écrit cet article au milieu des années 2000, l’édition des enregistrements de Hugh Tracey touchait à sa fin. Le label est entré dans une certaine léthargie, entrecoupée par l’une ou l’autre sortie ponctuelle, une fois par an, ou même moins. Aucun disque n’avait été publié depuis 2015, laissant craindre la fin d’un label important pour l’histoire des musiques d’Afrique. Et puis, tel un phénix, Sharp Wood est sorti de son silence, publiant à l’hiver 2020 deux coffrets de quatre disques chacun, recensant les musiques actuelles de Zambie, Luangwa to Livingstone: Music from Zambia – Chikunda, Nsenga, Soli, Cewa, Tonga, Ila, Leya et Music from Barotseland: Recordings in Zambia’s Western Province – Lozi, Mbunda, Nkoya, Luvale. Ils rassemblent des enregistrements de terrain que Michael Baird a commencé en 1996, mais qui datent essentiellement des cinq dernières années et proposent des styles différents, des percussions africaines, du chant choral, des jeux de guitare et de xylophones. Ils présentent également des musiques anciennes et oubliées d’artistes aujourd’hui parfois décédés, jouant sur des lamellophones en voie de disparition. Ces deux coffrets complètent la collection de disques présentant les musiques de la région, comme par exemple les deux volumes de Zambia Roadside ou de Zambush.



> Le site du label

> Le bandcamp du label


Texte (première partie) : Etienne Bours

Texte (Le retour du label) et choix des clips : Anne-Sophie De Sutter

Crédit photo : Michael Baird enregistrant Alban Kateta Kapemba en Zambie en 2018 (image YouTube)

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