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Focus

Histoires de labels (3) : Globe Style

Globe Style
Pendant environ quinze ans, à partir de 1985, le label Globe Style a réalisé un travail de pionniers et de défricheurs, non seulement pour les artistes qu’il a publiés, mais surtout pour avoir apporté une nouvelle vision de la musique du monde. La vie du label a été marquée par plusieurs histoires parallèles : son lien avec le groupe pseudo-balkanique 3 Mustaphas 3, la publication de dizaines de musiciens rarement (ou jamais) entendus en Europe, des voyages de collectage au Mozambique et à Zanzibar, et sa participation à une conférence, rassemblant plusieurs représentants de l’industrie musicale, qui est ensuite entrée dans la légende. C’est là qu’a été inventé le terme de « world music », on le leur a assez reproché.

Sommaire

La fondation du label repose sur la rencontre entre deux personnes : Ben Mandelson et Roger Armstrong. Armstrong est le directeur d’Ace Records, un label anglais spécialisé à l’origine dans la réédition de rhythm’n’blues et de rock‘n’roll des années 1950 et 1960. Ben Mandelson est musicien. Il a un trajet plus tortueux qui part de Liverpool pour traverser diverses formations, parmi lesquelles Magazine, le groupe de Howard Devoto, avant de le voir se consacrer exclusivement à sa fascination pour la musique africaine. C’est après avoir entendu pour la première fois à la radio le guitariste congolais Jean Bosco Mwenda qu’il décide un jour d’arrêter le rock pour jouer dans des groupes anglo-kenyans ou anglo-ghanéens (comme l’Orchestra Jazira, par exemple). Il effectue un premier voyage en Afrique de l’Ouest en 1980, d’où il ramène les musiques éditées dans les deux volumes des anthologies Sound D'Afrique.

Du drame ! Du mystère ! Des tapis ! – Le monde étrange des 3 Mustaphas 3

En 1982, avec Lu Edmonds, ex-guitariste des Damned (aujourd’hui encore actif au sein de Public Image Ltd, The Mekons, etc.), Mandelson invente un groupe, les 3 Mustaphas 3, qu’ils dotent d’une biographie extravagante. Les notes de pochette accompagnant leurs disques retracent leurs origines dans une petite ville des Balkans, Szegerely, où les jeunes de l’orchestre local, après des années passées à jouer sur la scène du seul club de la région, le célèbre Crazy Loquat, décident un jour de tenter leur chance en Angleterre, où ils émigrent clandestinement, cachés dans des réfrigérateurs.

Au fil du temps, l’orchestre des Mustaphas a accueilli de nombreux musiciens, pour qui il est devenu une véritable famille. Chaque nouveau membre s’y est vu attribuer un nouveau nom :
Lu Edmonds est devenu l’oncle Patrel Mustapha Bin Mustapha, tandis que Ben Mandelson s’est transformé en Hijaz Mustapha. Le cœur du groupe s’est vu complété par Sabah Habas Mustapha (alias Colin Bass, bouzouki et basse, par ailleurs membre de Camel), Niaveti Mustapha III (Tim Fienburgh, aux flûtes, membre de The Republic), Houzam Mustapha (Nigel Watson, batteur dans Elements of Crime, ainsi que dans Orchestra Jazira avec Ben Mandelson), Kemo "Kem Kem" Mustapha (Kim Burton de Working Week, à l'accordéon et au piano), et Daoudi Mustapha (Dave Bitelli, clarinette et saxophone, jouant également avec Joe Jackson ou Mike Westbrook).

Outre leur mythologie et leurs costumes, les 3 Mustaphas 3 ont apporté à la musique l’idée saugrenue de mêler ensemble des traditions et des styles très éloignés les uns des autres. Les fondations balkaniques de leurs débuts ont très rapidement été augmentées par des emprunts à l’Afrique de l’Ouest, au raï, aux musiques klezmer, égyptienne et berbère, à la chanson congolaise, etc. Si quelques voix conservatrices se sont élevées contre le soi-disant manque de respect que représentait ce melting-pot, et l’idée hérétique d’introduire de l’humour dans leur musique, le groupe a toujours sauvé la mise par sa réelle connaissance des genres abordés et détournés. Composé de musicologues avertis et d’instrumentistes habiles, l’orchestre a su transcender l’absurde et le non-sens assumés de leurs performances par la justesse de leurs interprétations.

Globe Style – Worldwide your guide

Dans ce qui semble être une vie parallèle, Ben Mandelson (qui a souvent essayé de nier sa double identité) s’est associé à la même époque à Roger Armstrong pour lancer un sous-label d’Ace Records, qu’ils ont baptisé Globe Style. En 1985, outre le premier mini-album des Mustaphas, ils publient une douzaine de disques qui démontrent immédiatement leur volonté d’éclectisme. L’Afrique y est bien représentée, entre autres par le Super Rail Band du Buffet Hôtel de la Gare de Bamako, Kanda Bongo Man et Pablo Lubadika Porthos. Parmi la sélection, on découvre les accordéons du Lesotho (He O Oe Oe! - Music from Lesotho), rapidement empruntés par Paul Simon pour son album Graceland. On y trouve une des premières compilations de Zouk (Dance! Cadence!) à l’époque où cette musique était inconnue en Europe, et s’appelait encore cadence dans les Antilles. Le label réédite l’album Sahara Electric rassemblant le groupe marocain Lem Chaheb et les Allemands de Dissidenten, sorti 2 ans avant sur Exil. Une autre rencontre inattendue est celle de l’Orchestre Andalou de Tanger avec le chanteur de flamenco Juan Peña Fernández (Encuentros). Globe Style obtiendra aussi son premier hit avec l’album Yemenite Songs de la chanteuse israélienne Ofra Haza.

À ce début en fanfare se sont ajoutés au fil des ans de nombreuses nouvelles trouvailles. Grâce au label, le public occidental a pu ainsi découvrir les musiques soudanaises d’Abdel Aziz El Mubarak, le mbira de Stella Chiweshe, la pop sunda d’Euis Komariah, ou encore les légendes de la musique de Bollywood. Toutes ces publications sont alors avant tout des licences, des ressorties ou des distributions de disques sortis localement sur d’autres labels. Mais Globe Style va aller plus loin en entamant plusieurs campagnes d’enregistrement sur le terrain. À partir de 1988, ils lancent quatre voyages de collectage, à Madagascar, à Zanzibar, au Kenya et en Mozambique, qui ont donné naissance à neuf albums de field recordings originaux. Le Mozambique à lui seul, représente 51 artistes enregistrés en trois semaines, dans un pays en état de guerre civile.

« Nous avons souvent été nous aventurer sur le terrain, avec juste deux micros et un enregistreur numérique. Dans le cas des orchestres taarab de Zanzibar, c’était la seule solution. Le coût de faire venir un seul de ces énormes groupes dans un studio en Angleterre était tout simplement prohibitif. En 1989, le Mozambique était littéralement déchiré par la guerre. Il était impossible de traverser le pays en voiture, nous avons dû aller de ville en ville en avion. » — Roger Armstrong

Une décision anecdotique dans la vie du label est, par la suite, entrée dans la légende comme un moment important dans l’histoire de la musique. En juin 1987, Ben Mandelson et Roger Armstrong ont organisé une réunion avec d’autres représentants de maisons de disques, dans un local situé à Islington, au premier étage du pub « Empress of Russia ». Étaient présents plusieurs labels publiant eux-aussi des musiques du monde : Oval Records, Crammed, Hannibal, Rogue, Sterns, Triple Earth, WOMAD ou encore World Circuit. Tous avaient le même problème : comment assurer la visibilité de leurs productions dans les magasins de disques ?

Qu’est-ce qu’un nom – l'invention de la World Music

Ce qu’on appelle aujourd’hui les musiques du monde étaient auparavant le domaine quasi exclusif des ethnomusicologues d’une part, et des folkloristes de l’autre. Ces musiques étaient soit des expressions de traditions ethniques étudiées de manière académique, soit des souvenirs de vacances exotiques édulcorés. Il y avait un fossé entre les deux, et les nouvelles musiques non-occidentales ne rentraient dans aucune des deux catégories. Leur seul point commun, pour le marché du disque, était de ne pas être anglo-saxon. Seule la dénomination de « variété internationale » tentait de couvrir les productions actuelles des « autres ». Ces autres étaient bien évidemment différents selon les pays, qui rangeaient leurs artistes locaux dans une case à part, chanson française en France, canzone en Italie, Deutsche Lieder en Allemagne, etc.

« Je pense qu’à l’époque j’étais satisfait du terme “world music”. Je l’ai en tout cas accepté et j’ai suivi la campagne avec enthousiasme. Je ne sais plus si j’ai voté pour ce choix-là, on a tous amené des propositions, mais c’était certainement la moins pire des options, et celle qui était la plus inclusive pour tout ce qu’on avait à proposer. » — Ben Mandelson, interview WMOasis

Plus personne ne se souvient de qui a lancé le premier le terme de « World Music ». Le choix de cette dénomination a été régulièrement vilipendé, l’accusant de ne servir qu’à diviser la production musicale entre les musiques anglo-saxonnes et « tout le reste », ce qui ne parle pas anglais, ce qui n’est pas d’ici, etc. Le terme a été taxé de racisme, de colonialisme culturel, d’exploitationnisme, de ghettoïsation. Il avait pourtant été choisi pour éviter de nombreux écueils : la confusion avec l’ethnomusicologie presque scientifique de labels comme Ocora, le risque d’exclusion des musiques modernes et hybrides, l’amalgame avec les différentes formes locales de variétés, etc. Au final, c’est la relative neutralité du nom, son aspect positif, qui a primé, et en dépit d’oppositions célèbres (David Byrne écrira de nombreuses lettres ouvertes à la presse décrivant sa haine du concept), le terme est resté et a contribué à l’expansion du genre.

Ce simple changement de nom et de classement dans les bacs des disquaires a rendu possible des choses inimaginables auparavant. Outre les répercussions dans les ventes, passant de quelques centaines de disques à quelques milliers, et des succès inattendus pour des artistes comme Nusrat Fateh Ali Khan ou Youssou N’Dour, les festivals et les labels vont s’intéresser au « nouveau » genre. Peter Gabriel qui avait déjà lancé le festival WOMAD (World of Music, Arts and Dance) en 1982, n’aura plus trop de mal à convaincre Virgin de lancer son sous-label Real World. Le label World Circuit établira de nouveaux records avec sept millions de copies de l’album Buena Vista Social Club.

« Je suis plus conscient aujourd’hui de l’idée d’ ”identités multiples” (comme le sont les spécialistes du marketing qui analysent notre comportement et nos achats). Et donc on peut être à la fois “world music” et musique traditionnelle, et musique africaine, et musique pour instruments à vent, et musique de jeunes, et musique des îles, et musique sacrée, politique, et urbaine, et archive et beaucoup d’autres choses encore. Ou bien on peut simplement tout classer au nom de l’artiste. » — Ben Mandelson, interview WMOasis

Des années plus tard, la distinction entre l’avant et l’après de cette conférence est difficile à imaginer. De très nombreux labels se sont engouffrés dans la brèche et ont poursuivi le défrichage de répertoires de plus en plus obscurs, la réédition de merveilles locales oubliées jusque dans leur propre pays, et favorisé les échanges internationaux de musiques et d’artistes, malgré le protectionnisme de l’Occident et le verrouillage de ses frontières. De son côté, Ben Mandelson a passé plusieurs années à la tête du Womex, la foire professionnelle itinérante consacrée aux musiques du monde, qu’il a cofondé en 1994. Le label a poursuivi ces activités jusqu’à la fin des années 1990, sans annoncer officiellement l’arrêt de ses activités. Le site du label Ace le décrit comme « en train de se détendre », mais pouvant avoir encore des surprises dans ses poches.


Le site du label: Globe Style

La discographie à PointCulture

Texte: Benoit Deuxant

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