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Focus

Hamedine Kane : « Il n’est de frontière qu’on n'outrepasse »

Hamedine Kane
Du 27 novembre au 18 janvier, l'artiste Hamedine Kane expose au PointCulture Bruxelles. Nous l'avons rencontré pour une passionnante interview-fleuve où il évoque son parcours de migrant et d'artiste, sa pensée et son art jamais figés, toujours en mouvement et où il jette un regard non manichéen sur ce qu'il reste aujourd'hui de l'Europe des Lumières.

Sommaire

Pour Hamedine Kane, l’idée de mouvement ne se limite vraiment pas à un souvenir, à la mémoire de cette route qui, il y a dix ans, l’a mené de la frontière sénégalo-mauritanienne à la Belgique, au centre de demandeurs d’asile d’Yvoir puis à Bruxelles. Ancrée profondément en lui, il s’agit plutôt d’une attitude face à la vie, se conjuguant au présent et au futur, qui le pousse – autodidacte très tôt dans son parcours – à saisir sans cesse les opportunités se présentant sur son chemin et par exemple à devenir, via un jeu de rencontres fructueuses, cinéaste et artiste. Considérant les frontières comme des points de passage plutôt que comme des limites, préférant les formes ouvertes et non finies qui permettent de continuer à avancer, cet ancien bibliothécaire et dévoreur de livres conçoit aussi ses projets artistiques à venir comme des possibilités qui lui sont offertes pour se documenter et se frotter à des réalités et des pans de savoir encore inconnus pour lui.


Cinéaste et plasticien par les rencontres

- PointCulture : Pour commencer, pourrais-tu te présenter ? Nous raconter un peu d’où tu viens et comment tu t’es retrouvé à être aujourd’hui un artiste en Belgique ?

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- Je m’appelle Hamedine Kane et je suis artiste et réalisateur. Je vis à Bruxelles. Je suis en Belgique depuis dix ans. Ce sont les rencontres que j’ai faites ici qui m’ont amené à me confronter à certaines pratiques artistiques, au cinéma puis aux arts plastiques. Pour le cinéma, cela s’est passé au centre d’accueil à Yvoir où je me suis retrouvé, dans le cadre de ma procédure de demande d’asile. J’y ai rencontré le réalisateur Benoît Mariage qui y animait un atelier de cinéma avec les résidents. C’était ma première expérience avec la caméra, avec l’image, etc. J’ai suivi tout le processus d’écriture du film. On avait des séances d’écriture du scénario, de repérages, de casting, puis de tournage, de montage, etc. Ce travail m’a beaucoup intéressé et je me suis demandé pourquoi ne pas en faire un métier. J’en ai parlé à Benoît qui m’a proposé de m’envoyer sur les tournages de ses étudiants en dernière année à l’Institut des arts de diffusion (IAD) qui fabriquaient leurs films d’école. J’ai suivi pas mal de tournages comme ça, juste en observateur, en donnant des petits coups de main sur les plateaux…

C’était une vraie rencontre entre quelqu’un qui ne connait rien dans un domaine et un professionnel dans ce même domaine ; une rencontre à travers la pratique et la fabrication d’un objet. Ici en l’occurrence cet objet est un film qui se nomme Douche froide et qui raconte les vingt-quatre premières heures d’une jeune fille camerounaise qui arrive en Belgique et qui essaye de prendre une douche, mais qui n’y arrive pas…

La deuxième rencontre qui concerne les arts plastiques est encore plus étonnante. À un moment, j’ai quitté le centre d’accueil à Yvoir et je suis arrivé à Bruxelles. Là, j’ai rencontré des amis qui habitaient au Quai des Charbonnages à Molenbeek, un groupe de jeunes artistes français qui, après leur diplôme aux Beaux-Arts, sont venus vivre et travailler, installer leur logement et leur atelier, dans cette maison. C’étaient des plasticiens ; les choses se fabriquaient là… Puis, on allait beaucoup voir des expos. C’était un peu un cercle de jeunes artistes ambitieux qui voulaient « faire leur trou » à Bruxelles. Je me suis intégré dans ce groupe, d’abord en tant qu’observateur, puis – à force de voir faire, à force d’aller voir des expos, de lire des choses, d’être curieux, etc. – je me suis dit que moi-aussi je pouvais « faire ». Je suis donc complètement autodidacte et tout ce que j’ai appris, je l’ai appris par des rencontres et en faisant.

Quand j’étais encore à Yvoir, je me suis acheté une caméra et j’ai commencé à filmer tout ce qui se passait dans le centre d’accueil comme une sorte de journal de bord au quotidien.

- Et ces images-là tu les as utilisées, tu les as montées ? Ou c’était plus un apprentissage ou une démarche plus personnelle ?

- Non, je ne les ai pas encore utilisées. Mais j’ai un projet dans lequel elles vont pouvoir s’intégrer. Mais à la base c’était plutôt l’idée de documenter la découverte d’un lieu, un peu comme si tous les jours tu écrivais un petit texte sur les humeurs, les réflexions... La pensée du jour. C’était un journal en images. Mais à un moment, j’avais complètement oublié ces images – aussi parce qu’elles correspondaient à un moment très particulier dans ma vie : je venais d’arriver ici et la vie dans un centre d’accueil, ce n’est pas particulièrement facile. On est dans un village très reculé dans le Namurois, en Wallonie, on est 600 personnes, à six dans une chambrée… Cette vie demande une adaptation.

J’avais donc oublié ces images mais je les ai ressorties l’année dernière parce que j’essayais de faire une sorte de bilan de mes dix ans d’existence ici en Belgique. Et… elles ont bien vieilli ! C’était assez intéressant de les revoir ! On les a inscrites dans un premier montage d’un film qui fait une heure et demie. L’idée c’est de faire l’aller-retour entre ces images très personnelles et des images d’un tournage plus professionnel, parce que je faisais aussi le making of du tournage du film avec Benoît. On avait un film dans le film. C’était intéressant parce que le cadrage et la manière dont on appréhendait l’espace n’étaient pas pareils. On a un regard très subjectif de quelqu’un qui est pris dans le processus de fabrication d’un film et qui regarde d’une façon très particulière et, tout d’un coup, on bascule dans le film fictionnel en train de se faire. Là, il y a la rencontre avec quelqu’un, sa passion, son métier.

C’était aussi une école : pendant que le film se faisait, qu’on était en train de réfléchir et de prendre position sur une réalité donnée – c’est-à-dire comment les gens vivent l’exil dans un centre d’accueil – il y avait aussi l’apprentissage de comment filmer, de ce que c’est que l’image, etc. C’est lié à l’engagement d’un cinéaste qui se dit « J’habite dans le coin. Il se passe ça à côté de chez moi. Ma participation sera de leur proposer de faire un film ».

- Et le film est inscrit dans les lieux, dans les décors du centre d’accueil ?

- Oui, on a fait avec le lieu à notre disposition, avec le centre d’accueil d’Yvoir. Mais pas que, on a également tourné tout autour du centre, dans les environs, parce que l’idée était aussi d’aborder la rencontre entre les gens en situation d’exil et les jeunes du coin. Pour le tournage dans le centre, on a mobilisé un peu tout le monde : les assistantes sociales, la direction, etc. C’était un tournage très participatif !

Bibliothécaire et autodidacte

- Je me demandais si ces deux rencontres avaient particulièrement bien fonctionné, t’avaient à ce point parlé, parce qu’elles tombaient à un moment de ta vie où tu avais à la fois du temps à tuer et des choses importantes à exprimer, un vécu à partager ?

- Oui, complètement. C’est aussi le parcours normal de quelqu’un qui arrive dans un nouveau pays. Les rencontres de ce type permettent de s’inscrire beaucoup plus durablement dans le pays d’accueil.

Personnellement, j’ai toujours été attiré par une sorte d’imaginaire, de pensée qui pouvait passer dans l’expression artistique. Je ne le savais peut-être pas aussi clairement que ça au début, ça passait par les livres à l’époque. C’est pour ça que j’ai voulu devenir bibliothécaire : parce que je trouvais dans les livres quelque chose qui répondait à un besoin d’expression. J’étais un très grand lecteur et je me suis dit que je pourrais peut-être aussi en faire mon métier. — Hamedine Kane

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- Cette idée d’en faire ton métier, de passer de la lecture à l’écriture, c’est quelque chose que tu as imaginé très jeune, très tôt ?

- Oui, très vite. C’était aussi un besoin. J’ai eu une scolarité un peu chaotique. Je n’ai pas fait beaucoup d’études. Je les ai arrêtées à la fin des primaires, je n’ai pas fait le collège. Et à un moment donné, plus tard, j’avais besoin de reprendre des études. Je me suis inscrit comme candidat libre au lycée pour faire mon bac. Pendant tout ce temps, ces dix années, j’apprenais tout seul, en fait. En tout cas, j’avais une culture littéraire assez intéressante qui me permettait de prétendre à passer le bac.

Je pense que cette façon d’avoir appris les choses, de les avoir comprises tout seul, me prédisposait un peu à me dire que les choses n’étaient pas si compliquées que ça et qu’on pouvait les atteindre aussi d’une manière autodidacte. — H. K.

Une pensée en mouvement

Ce qui m’intéresse aussi dans ce processus qui m’amène à être ce que je suis aujourd’hui et à faire ce que je fais, c’est le côté un peu fragile, pas tout à fait abouti. Il y a toujours une sorte de manque qui, à mes yeux, correspond à l’idéal du mouvement : toujours être en train de chercher, de vouloir trouver un sens aux choses et à la vie. Ça m’amène dans une sorte de recherche permanente. Quand les choses sont claires, définies et carrées, elles cessent de m’intéresser. Les solutions toutes trouvées et les cadres qui enferment les choses ne m’intéressent pas, au contraire du mouvement, du besoin de chercher, de comprendre… Et que la pensée se construise en même temps… — H. K.

C’est aussi ce que j’essaye de faire dans mon travail artistique : quand je fais des installations vidéo, pour moi l’image se suffit en elle-même mais ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir convoquer un artiste, un poète, un philosophe ou même un architecte et d’essayer de créer un dialogue entre les images que je fais, la décision de filmer tel plan ou telle séquence, et une pensée littéraire, artistique ou philosophique. Je tiens à convoquer les gens que j’aime qui ont pensé ou crée quelque chose. On est entre la convocation et l’invocation.


Les spectateurs, les migrants et les ombres qui passent

- Ça me fait penser à une question que je voulais te poser et qui est liée à un moment très précis dans Jungle Alpha : Alpha est à la télévision, et toi tu le filmes comme dans un making of depuis les coulisses du studio et on attend une bribe d’intervention de la speakerine qui dit « Je voudrais que les spectateurs comprennent bien ». Personnellement, je n’ai pas pu ne pas entendre cette phrase par rapport à tes vidéos, par rapport auxquelles il me semble que tu n’as pas spécialement envie que les spectateurs comprennent tout (en tout cas dans le sens classique). Comment vois-tu la place du spectateur dans ton travail ?

- Déjà moi-même, je ne comprends pas tout. Effectivement pour moi il n’y a dans mon travail pas de « l’artiste a voulu dire ça », dans un sens clair et fini. Je fais une proposition de départ, une association entre un réel qui est en train de se passer et une pensée qui a été pensée ou qui est en train d’être pensée. Et après, les choses prennent aussi leur propre réalité. À chaque fois que je fais une vidéo, il y a des spectateurs à qui cela fait penser à des éléments auxquels moi je n’avais pas pensé au départ. Il y a des accidents comme ça… très heureux. Ce sont aussi des rencontres.

Dans un autre ordre d’idées, ce qui m’intéresse aussi c’est le devenir : comment une idée peut nous amener à penser les choses autrement. Moi, ce qui m’intéresse, traitant de l’exil et de l’errance, c’est que je crois qu’on pense mal la chose. On est dans des sortes d’assignations et de mises à l’écart des exilés dans des boites et dans des cases. La vérité, c’est que ce sont des gens qui sont dans une sorte de mouvement perpétuel qui s’inscrit dans l’histoire de ce pays et de l’Europe. L’Europe s’est construite par ces mouvements de population, d’immigration et d’émigration.

- Il y a juste une inégalité flagrante dans la liberté de mouvement qui se rajoute aux inégalités de départ.

- Peut-être que j’en demande beaucoup mais à mes yeux les migrants (qui décident de partir parce que c’est la guerre ou la misère ou tout simplement parce qu’ils ont envie d’être des humains modernes et de bouger) vivent dans des mondes qui sont très intéressants à penser et à traiter. Puis, il y a les mondes dans lesquels ils arrivent, les pays d’accueil… Même si actuellement c’est très compliqué et qu’il n’y a pas vraiment d’accueil. On est dans une sorte de traitement assez bizarre d’assignation. Puis, il y a le monde dans lequel ils aspirent à vivre.

Il y a donc là tout un processus de vie, de réel. Mais comment le penser, comment le traiter ? Comme une sorte de feuilleton à la télévision où plus on montre les choses, plus la réalité s’éloigne ? Les migrants ne deviennent que des sortes d’ombres, très lointaines, qu’on voit passer à la télé. — H. K.

Et d’ailleurs dans la réalité, c’est pareil. J’ai beaucoup observé ce qui se passe par exemple au Petit-Château et on est dans une sorte de territoire d’exception avec des gens qui ont un statut très particulier : on ne les voit plus. On les voit sans les voir. Toute la ville passe devant eux toute la journée, les trams, les voitures... Ils n’existent plus que comme assignation.

- Dans une de tes vidéos, tu as filmé les gens devant le Petit-Château. Tu les as filmés d’assez loin et on voit surtout les transports de voitures, les trams qui passent devant eux… C’est un peu une transcription en images de ce que tu viens d’exprimer.

- C’est l’idée : dire qu’il y a une sorte de paradoxe assez bizarre où tout bouge aujourd’hui (les marchandises, les capitaux, les gens) et en même temps il y a une autre partie des humains qui sont dans une position de mobilité réduite. Mais, encore une fois, je n’essaye pas de traiter le sujet d’une façon frontale ou idéologique. Bien sûr, j’ai une idée derrière et une position très forte – je n’essaye pas de me cacher – mais j’essaye de faire appel à une sorte d’imaginaire, d’humanisme et de rigueur de la pensée.

- Quand tu te demandes comment traiter de ces sujets autrement que par le « feuilleton des ombres » du journal télévisé, peut-être qu’une des solutions se trouve dans la création artistique et l’expression des personnes qui sont en situation de migration.

- Absolument. Pour moi il est très important que des gens qui vivent des processus d’exil et de migration puissent eux-mêmes se positionner sur ces questions d’une façon intellectuelle, littéraire, artistique, créative et même politique. Que ces personnes puissent définir ce qu’elles sont en train de vivre, les concepts, la pensée, le langage et décortiquer tout ça par leur vécu. La difficulté et la crispation du traitement de la question migratoire en Europe vient de la distance qui existe entre ceux qui arrivent et ceux qui sont là. La non-rencontre, ou la distance ou l’assignation. Mon intuition est de dire que, pour que la rencontre se fasse, une des manières de faire est de passer par le cinéma, par l’art, par la littérature.

Sinon, ça passe aussi par le travail que font les acteurs de terrain. Les rencontres sont possibles, les rencontres se font. Il est faux de dire que l’Europe n’est que rejet. Le rejet existe, on constate tous les jours les drames qui se passent en Méditerranée, l’existence des lieux d’enfermement et d’empêchement partout en Europe où on assigne les gens mais c’est une réalité politique qui dépasse un peu le simple citoyen. Dans leur positionnement individuel, humanitaire et humaniste, dans leur façon d’habiter le monde, il y a de vrais engagements de la part de certains Européens. C’est important de le dire.

Calais

- J’aimerais parler de ce « comment créer de la rencontre » via la personne d’Alpha qu’on retrouve dans ton film Jungle Alpha et à tes côtés dans le documentaire radio Le Chemin des dunes. D’une part il explique que cette idée subite de devoir devenir artiste et s’exprimer est venue comme une sorte d’illumination, d’apparition, alors que sa mère est morte au pays et qu’il était lui-même enfermé en Grèce. Puis, qu’à Calais, alors qu’il est un des premiers habitants de la « New Jungle », il se dit qu’il veut organiser des expositions dans la Jungle, créer un espace de rencontre, etc.

- Le parcours d’Alpha est très intéressant dans ce sens parce que la rencontre avec son expression artistique s’est faite pendant qu’il faisait la route, pendant qu’il essayait de venir en Europe. Ce qui m’intéressait aussi beaucoup dans ce travail à Calais, c’est que c’est quand même aussi un territoire très dur. À un moment, on était dans une sorte de tension extrême, de violence très dure de l’État face aux gens qui vivaient là. Et Alpha a l’idée de créer un lieu de passage un peu obligatoire dans la Jungle et, via son travail artistique, de favoriser la rencontre. Au-delà du côté joli et sympathique, d’une attirance un peu naturelle vers sa démarche, cela veut surtout dire que ce n’est pas parce qu’on assigne les gens dans les camps qu’ils cessent d’exister. Les choses ne sont pas figées, finies, parce qu’on les enferme quelque part. Il y a une sorte de régénérescence qui est possible. Alpha a rendu ça à la Jungle. Il y avait une tension assez exaltante aussi : les gens là-bas étaient dans des intensités de vie fortes justement parce qu’ils étaient en mouvement : Calais n’était pas une destination, Calais faisait juste partie du trajet, n’avait pas vocation à être le bout du rêve.

- Ils sont bloqués là, veulent aller plus loin, prennent des risques fous pour essayer de passer, certains en meurent… Et, en même temps, il y a l’invention d’une sorte d’utopie, la création d’un lieu où il y a une bibliothèque, une école, etc.

- C’est ça qui est un peu miraculeux. De faire de ces territoires d’exception quelque chose de plus vivable et de plus intéressant. En même temps, il y a une question de distance qui reste difficile. Même moi qui ai vécu un processus de demande d’asile et d’intégration dans un nouveau pays, quand je suis à Calais, la difficulté est de trouver la bonne distance pour comprendre les choses. Tu ne pourras pas tout comprendre parce que tu n’es pas en train de vivre leur situation. Tu peux être là mais tu sais que le soir tu vas manger chaud et dormir dans un lit. Cela fait une grosse différence. Les besoins de base n’étaient pas offerts à Calais. Mais dans la cour d’Alpha tout le monde avait la possibilité d’être accueilli. Cela n'a l’air de rien mais dans cette Jungle, dans ce territoire qui a un statut de non-territoire, de pouvoir juste s’installer dans une cour, prendre un café, discuter, écouter de la musique… On mangeait aussi très bien, Alpha faisait très bien la cuisine sénégalaise ou mauritanienne, il y avait aussi de super restaurants afghans ou pakistanais. On faisait le thé, des projections le soir. Juste par l’action, par le besoin de vivre, l’endroit devenait un peu agréable quand même.

Mais, il faut faire attention à ne pas enfermer la réalité dans quelque chose de fini. Je ne pourrai jamais accéder à ce que les gens sont en train de vivre là. Ça fera partie d’eux.

Temps de vie versus Temps politique

C’est ça que l’Europe doit comprendre : que les conditions d’accueil déterminent l’inscription dans un territoire et le rapport que les gens vont avoir avec leur pays d’accueil. Ce n’est pas de la politique, c’est la vie. Le temps politique est très court, très fini, et le temps de la vie de quelqu’un qui s’inscrit dans un nouveau corps, un nouveau territoire, est beaucoup plus long et implique beaucoup plus de choses. — H. K.

- Dans le documentaire radio Le Chemin des dunes, il y a un passage qui m’a à la fois étonné et fort touché, c’est comment, quasi d’une traite, presque en deux phrases très contrastées mais contiguës, tu évoques à la fois la douleur de ton arrivée et de ton installation ici et une certaine reconnaissance envers la Belgique.

- Effectivement, il y a une sorte de douleur parce que cette rencontre est une sorte de petite naissance, de contact entre deux corps qui doivent s’apprivoiser, s’adapter. Il faut pouvoir enlever quelque chose pour pouvoir y mettre autre chose, en termes d’imaginaire mais aussi de vécu. Arriver dans un nouveau pays, c’est difficile. La rencontre avec le pays n’est pas facile, il y a toutes sortes de vexations. On n’imagine pas la violence que représente le fait d’avoir à faire avec l’administration : comment on te traite, comment on te regarde, comment on te diminue. Il y a quelque chose de l’ordre de l’impuissance.

- Tu deviens un numéro…

- Tu deviens un numéro, un dossier. On te prend en photo. Il y a un rapport au corps qui est très violent, on te nie en tant que personne qui peut aussi penser. On ne demande pas vraiment ton avis.

- On te traite aussi comme un menteur potentiel…

- Aussi ! Comme un affabulateur potentiel. Tu n’as pas ton mot à dire, tu n’es que « demandeur » de quelque chose.

- Et aussi, tu n’es identifié que via le statut temporaire selon lequel l’administration te considère, un demandeur d’asile. Tu n’es plus un bibliothécaire ou un médecin…

- Non, tu n’a plus ni passé, ni avenir. Tu es L’Homme sans passé. Et sans avenir.

C’est pour ça que dans mon travail le mot « devenir » est très important. Les devenirs sont des possibles. Et les devenirs s’exercent – ou deviennent réels – par ta capacité à t’extraire des assignations que l’administration, les idées reçues, les politiques t’ont fixées. C’est là qu’il faut écouter ceux qui sont en train de vivre les processus de migration et d’intégration dans les pays. Il faut aussi écouter leur capacité de s’extraire de ces processus d’assignation. C’est là que ça devient intéressant. C’est là que les gens sont capables de se surpasser. C’est une sorte de rébellion mais qui n’arrive pas tous les jours.

Il y a aussi des gens qui sont pris par cette sorte de machine redoutable et qui s’y perdent complètement. Mon travail m’aide aussi à ne pas sombrer. A ne pas être ce qu’on attend de moi, à être beaucoup plus fort que ça. C’est lié à la pensée. Pour moi, aujourd’hui en Europe, l’exil et les migrations ne sont pas pensées. C’est vraiment l’impensé de notre modernité. Alors que depuis que le monde est monde nous partons, nous migrons. L’être humain est en mouvement. Et ce qui est tragique, c’est que cet impensé coûte des vies… — H. K.

- Et rapporte de l’argent – c’est du business aussi. L’Afrique sert quand même aussi de champ d’extraction, de poumon et de terrain pour les flux du business au reste du monde.


Des corps et des regards

Mais je disais aussi que la rencontre était violente avec le pays d’accueil parce qu’il y a un problème de corps. Le corps noir a une vraie identité dans un pays européen à majorité blanche. Il y a un vrai regard, une vraie assignation. Cela peut être très violent comment on appréhende ce corps dans l’espace public européen. Qu’est-ce que le corps d’un jeune noir dans l’espace public, dans les transports en commun ? Quel est le rapport de l’Occident avec ce corps ? — H. K.

Ce rapport peut être très violent. On le naturalise. Même si on ne le dit pas, on le pense comme « noir », « africain ». C’est aussi comme si ce n’était plus un corps, d’ailleurs. C’est un corps fantasmé.

- C’est une question de regard qui est posé sur ce corps. Et il y a à la fois le côté très violent, lié au racisme et au passé colonial et aussi – et cela n’a pas moins à voir avec ce même passé colonial – tout le côté fantasmé : le désir, la force, la sexualité, etc. Ce qui ne rend évidemment pas tout cela plus facile à vivre pour autant...

- Ce fantasme vient en effet aussi de la relation coloniale, de toute cette histoire qui longtemps n’a pas été pensée et débattue. Mais quand tu vis ici, tu sens ce regard.

- Sans du tout essayer de minimiser cette réalité, j’imagine quand même qu’elle ne se vit pas de la même manière à l’échelle du territoire européen, que prendre un bus à Bruxelles ou à Yvoir, ce n’est pas pareil ?

- Non, ce n’est pas pareil. À Bruxelles, on est dans une grande ville et c’est aussi pour ça que Bruxelles m’intéresse beaucoup : parce que c’est une ville assez cosmopolite, une ville de passage, de rencontre… Il est plus facile de s’y insérer, de disparaître dans le flux, de faire sa vie sans trop se faire remarquer. À Yvoir, c’est plus compliqué, on est vraiment une exception. Quand tu marches dans les rues d’Yvoir, tu as un statut particulier. Il y a une désignation assez automatique qui se fait…

Mais tout ça, au final, pour quelqu’un comme moi qui est resté, m’aide aussi dans mon travail. Ça me sert aussi comme expérience et comme acte de résistance. Toute la question est de savoir si on peut dépasser tout ça. Savoir comment même les choses douloureuses peuvent nous servir, même la non-rencontre. Comment penser la non-rencontre ? Au final, je rencontre quand même des gens tous les jours !


Une frontière, c'est une porte !

En tant qu’artiste, ce qui m’intéresse c’est quand les choses n’ont pas d’état définitif, quand elles sont en mouvement. Les frontières existent. On est en train de vivre l’expression la plus violente de la notion de frontières. Mais une frontière n’est pas une fermeture. C’est une porte. — H. K.

L’intéressant dans la frontière – même fermée –, c’est la possibilité de passer, de la traverser. Si on pense vraiment la frontière, il y a là quelque chose d’excitant. Il y a à la fois l’interdit et la possibilité de dépasser l’interdit. On a tous envie de transgresser.


Coexistences, complexités et contradictions

Mais, bien sûr, après comment peux-tu penser la frontière si tu es un migrant dans la « zone » de Calais. Il y a la police, la violence du quotidien du réel, l’impossibilité de passer, etc. Comment arriver à dépasser ça ? Il y a une incohérence. L’Europe est quand même une civilisation assez intéressante. Il y a quand même eu une vraie production de la pensée en Europe – les Lumières, etc. -, une recherche de la liberté assez intéressante, malgré la violence du capitalisme, la violence de classes… Tout ça, n’empêche pas l’Europe de penser et moi, quand je vis la situation d’exil ici, je ne me dis pas que tout ça n’a aucun sens, que c’est paradoxal… Mais j’essaye de comprendre comment on peut à la fois produire une telle pensée et ça comme réel. C’est intéressant, cette existence de plusieurs éléments assez contradictoires dans un même territoire.

- Est-ce qu’on pourrait dire que c’est aussi ce qu’on retrouve dans tes films : l’existence d’éléments très différents dans un même territoire, dans une même œuvre ? De voir comment une voix off et des images fonctionnent ensemble ?

- C’est exactement ça. Dans Habiter le monde, il y a un petit texte d’Edouard Glissant que je transforme un petit peu. C’est un texte d’invocation et de convocation de lieux. Quand il écrit – et que je lis – « la bibliothèque de Tombouctou », « la cellule de Socrate », « San Francisco », « les favelas », il se passe quelque chose dans ma tête. Mais quand j’associe dans un film le port de Calais et « la bibliothèque de Tombouctou », cela raconte beaucoup sur nous en tant qu’êtres humains faisant partie d’un même monde mais ça oblige aussi le spectateur à prendre de la distance.

Accueil versus Contrôle et enfermement

- Les lieux d’accueil sont souvent à l’écart – et de plus en plus à l’écart – des grandes villes, des zones les plus peuplées du pays, cela rend aussi les rencontres et l’intégration plus compliquées. Comment as-tu vécu et comment penses-tu ça aujourd’hui ?

- Ce qu’on voit c’est qu’on a créé des lieux d’enfermement et d’empêchement. Ce sont des lieux de rétention qui permettent de gérer cette population comme une sorte d’entité problématique. La réalité est pensée comme un problème à régler.

- D’où le contrôle…

- D’où le contrôle et la concentration de population dans des lieux très spécifiques. D’où l’idée de semi-liberté : tu peux bouger mais tu dois en même temps rester très accessible et très présent.

Ces lieux se déclinent en plusieurs types : il y a les centres d’accueil organisés, les centres fermés, les lieux de rétention à côté des aéroports, les prisons, les lieux un peu sauvages, des lieux comme le Parc Maximilien qui sont des sortes de bidonvilles dans les villes, etc. Mais, derrière tout ça, il y a une sorte de cohérence politique par rapport à l’administration. Ce sont surtout les gens qui vivent dans ces lieux qui en connaissent la violence. Les lieux physiques m’intéressent mais ce qui m’intéresse encore plus c’est l’expérience des gens qui vivent dans ces lieux. Quand tu arrives à l’Office des étrangers, tu n’es plus Hamedine, Amadou ou Nafi… mais un dossier, un numéro. — H. K.

Les gens ne sont pas égaux face à cette situation. Certaines personnes sont complètements prises dans l’engrenage de la gestion de leur cas par l’administration et n’arrivent pas à prendre du recul par rapport à ce réel. On met les gens dans des situations d’impuissance : on pense pour toi, on te dit où tu dois aller, quand tu dois dormir, etc. Il y a une sorte d’infantilisation. Personnellement, j’essaye de me dire qu’on est dans une sorte de mascarade, certes assez violente, mais de dépasser ce constat. Parce que je peux le penser. À Yvoir, chacun vivait la situation à sa façon. Ça dépendait aussi où avaient vécu les gens avant – à la ville / à la campagne, etc. –, combien de temps avait duré leur voyage, etc.

Mais je ne suis pas non plus un spécialiste des camps. Il y a des gens qui pensent vraiment les camps comme lieux d’empêchement, comme lieux d’injustice, comme lieux de gestion de cette masse de gens qui arrivent en Europe à la recherche d’une vie meilleure. Comme lieux de business, aussi. À un moment à Calais, il y avait tous ces fabricants de containers habitables, de logements d’urgence, qui débarquaient. À Bruxelles, les centres de Fedasil sont aussi réfléchis comme des lieux de gestion de ces populations. Moi, dans mon travail, je m’y intéresse comme à des réceptacles. Quand je suis devant le Petit-Château, je suis plutôt impuissant.

- Je me demandais si, quand tu y vivais de l’intérieur, tu sentais dans ces lieux qui ont souvent eu une « autre vie » au préalable, la mémoire de l’ancienne caserne, de l’ancienne école, de l’ancien centre de vacances, etc. ?

- Je crois très fort à cette mémoire de lieux. Ça m’intéressait beaucoup de savoir que le Petit-Château a été une caserne, une sorte d’hospice, une sorte de couvent, une sorte d’asile… Les gens qui passent là laissent aussi des traces. Et cette mémoire est intéressante parce que quand on vit là-bas, à un moment on perd les boules… On est loin de chez soi, il fait gris, il pleut, on vit avec 5 autres personnes inconnues dans la chambre, on est complètement dépendant de l’assistante sociale pour avoir un billet de train pour aller en ville… Il y a beaucoup de gens qui ont eu des problèmes psychologiques ou psychiatriques. Mais savoir que ces lieux ont servi à beaucoup d’autres choses est très intéressant. D’ailleurs, j’avais un projet sur les différentes vies du Petit-Château. Les époques changent mais peut-être qu’on a toujours besoin d’avoir des sortes de boucs émissaires, de procéder à la désignation d’une population.

Interview et retranscription : Philippe Delvosalle

Explication du titre : Il n’est de frontière qu’on n'outrepasse est le titre d’un texte de l’écrivain, poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant (1928-2011) dont Hamedine Kane s’approprie un extrait pour la voix off de son film Habiter le monde (2016).


Agenda - Infos pratiques

Hamedine Kane : exposition Inhabitable | Ré-imaginer les devenirs

Du Mercredi 27 Novembre 2019 au Samedi 18 Janvier 2020

PointCulture Bruxelles

Avec le soutien d'Africalia et de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

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