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Focus

Gurshad Shaheman (Pt.1) Ӏ Rencontre avec le Caméléon magnifique

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Il y a peu, le franco-iranien Gurshad Shaheman présentait son spectacle Les Forteresses au Théâtre Les Tanneurs.

Un spectacle réaliste et pudique qui retrace la vie de trois sœurs iraniennes, de l’époque de la révolution, après l’exil du Shah, jusqu’à nos jours. Un spectacle qui confirme un auteur humble, orfèvre d’une sincérité troublante, dont les dispositifs scéniques originaux n’ont de cesse d’inviter à la réflexion sans obliger personne. Fait de créations puissantes, de récits factuels comme de compositions sonores aux tensions dramatiques intenses, Gurshad propose un nouveau théâtre évocateur, sans esbroufe ni fard, où la polyphonie devient la grille de lecture de notre monde pluriel. Rencontre avec ce caméléon magnifique sur le perron de sa mécanique de création.

Les Forteresses, Silent Disco, Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète, Pourama, Pourama, sont des spectacles construits par juxtapositions de fragments. Qu’est-ce qui préside le choix de ces fragments ? Comment se construit ton écriture ?

Le processus est différent pour chaque spectacle. Pour le projet participatif, Silent Disco, j’ai fait des ateliers d’écriture avec les jeunes pendant un an. Je leur ai ensuite demandé de choisir les cinq textes qu’ils voulaient garder. Sur les cinq, j’en ai sélectionné trois. La suite était un véritable travail de collage, comme celui d’un montage cinéma. J’ai les rushs et je réfléchis à un ordre et une cohérence. Cet ordre n’est jamais chronologique, je travaille principalement avec des associations d’idées.

Un autre aspect important, c’est que chaque texte, chaque fragment, doit être clos sur lui-même. Ce sont des mini-nouvelles comprenant un début, un climax, une fin. Tous doivent pouvoir être lus séparément. Parfois, des personnages reviennent, mais chaque morceau peut être isolé. Je les mets dans un certain ordre et ensuite, je travaille sur les transitions. Il faut que les associations d’idées fonctionnent bien afin que l’on puisse glisser d’une chose à une autre par un rapprochement thématique ou un détail qui permet une accroche.

Les Forteresses, c’est l’histoire de trois sœurs qui ont, par conséquent, une part de vécu commun. A partir du moment où interviennent les études, les mariages, les divorces, les récits se divisent. Un exemple, toutes les trois ont vécu la guerre Iran-Irak, mais je ne m’attarde pas sur les souvenirs de chacune. Je traverse l’histoire de l’Iran, mais en choisissant la vision de l’une ou de l’autre des sœurs. Jamais, il n’y a les trois points de vue sur un seul événement. La révolution, par exemple, est prise principalement en charge par le personnage qui est en réalité ma mère dans le spectacle. La scène des bombardements, est racontée par l’une de mes deux tantes. Je l’ai choisie car cette scène est la plus emblématique, c’est d’ailleurs la seule dans le spectacle qui raconte la guerre. Je n’ai aucune volonté d’exhaustivité, mais chaque fragment doit avoir sa propre cohérence et son intensité. Dans les blancs entre les fragments, je pense que c’est là où le spectateur se projette. Il remplit les trous et comme rien n’est chronologique, c’est un spectacle qui ressemble à une peinture impressionniste. Au bout d’un temps, le puzzle se constitue et bouge à vue.

Pour Pourama, Pourama, chaque texte est pensé pour un dispositif. Je suis parti d’une idée de scénographie, du rapport particulier au spectateur. Par exemple, pour la première partie, je savais que j’allais parler de mon père et je voulais que les spectateurs soient masqués - le masque représentant mon père. Je voulais aussi que l’on partage le même espace et qu’ils viennent me toucher. A partir de cette idée, j’ai écrit au kilomètre avec un grand fil rouge : le rapport au père à travers l’éducation qu’il m’a donnée. C’est toute la question de la pudeur et de l’impudeur, soit le rapport au corps, à travers le père qui en est le garant. Du coup, je vais rechercher toutes les anecdotes qui s’y rapportent pour ensuite les agencer dans un ordre non-linéaire.

Tes spectacles sont frontaux, toujours sincères et basés sur du vécu. Le tien ou ceux que tu empruntes aux autres. Parfois, on parle de ton travail en terme de distanciation. Parfois, en termes de pathos neutre. Pourtant, il n’y a ni l’un, ni l’autre.

Je n’aime pas le mot distance. Pour moi, c’est impossible de prendre de la distance par rapport à son vécu. Le vécu reste toujours marqué dans la chair. Je ne sais pas si on parle, ici, de distance en terme Brechtien, mais pour moi, c’est tout le contraire. De plus, je n’ai aucun problème avec le pathos. Mais une personne qui a vécu des choses dures n’est pas 24h/24 en train de pleurer. Tu peux raconter une scène de bombardement en riant. Ça nous est arrivé, en Iran, de devoir se réfugier pendant les bombardements à 3h du matin avec la voisine qui arrive en robe de chambre élimée, décoiffée parce qu’elle vient de se lever et on a un fou rire. Vouloir forcer le drame des situations dramatiques, c’est là que l’on met de la distance. Lorsqu’on vit ce genre de situation de l’intérieur, on est terrifié, on est triste et on rit quand même.

Au théâtre, au contraire, j’ai l’impression d’enlever toute la distance. Les Forteresses est le récit de la vie de ma mère et de mes deux tantes. Elles sont là sur scène. Présentes. Elles se donnent à regarder. Il y a des moments dans le spectacle où elles ne font presque rien. On raconte ce qu’il leur est arrivé et les spectateurs les regardent. Il n’y a rien de moins distancié que ça, je pense.

En même temps, jamais tu ne cherches à faire pleurer les gens, tu ne les incites pas à penser quelque chose, tu les laisses libres. Tu indiques sans obliger au jugement.

J’aime bien faire pleurer les gens, leur faire peur et aussi les faire rire. J’aime bien fabriquer des ascenseurs émotionnels, mais sur le rapport au jugement, c’est absolument vrai. Je ne veux pas dire aux gens ce qu’ils doivent penser. C’est pour cette raison que dans mon écriture, les actions ne sont jamais commentées. Je raconte les faits : il y avait ce bruit-là, j’ai senti cette odeur, nous avons croisé cette personne… Le narrateur dit rarement ce qu’il a ressenti. Par exemple, après la scène de violence conjugale, le personnage dit : « Je n’ai pas pu aller dormir. Comment veux-tu ? Je suis allée sur le balcon. J’ai regardé le lit du bébé à travers la fenêtre. J’avais peur qu’il le tue dans son sommeil ». Elle ne dit pas « J’étais triste ». Mais cette seule description de la situation ouvre un monde. Tout devient palpable.

Tu dis parfois que l’écrit ne représentait que 40 % de ton travail. Pourtant, lorsqu’on assiste aux spectacles, il y a un tel phrasé, un choix des mots, une rythmique particulière. Le travail de texte est conséquent, précis.

Je dis même que c’est 30 %. (Il rit.) Je n’ai pas de pratique de l’écriture au quotidien. Je ne tiens pas de journal, je ne prends pas de note. Je n’écris que lorsque j’ai un spectacle ou intervient la création d’un dispositif, la mise en présence. Les textes ne sont pas écrits pour être lus, mais pour être partagés avec les spectateurs. Des spectateurs qui sont parfois considérés comme des visiteurs, d’autres fois comme des invités. Dans Les Forteresses, l’émotion du spectacle tient énormément sur la présence des trois personnes qui ont véritablement vécu ce qui est raconté. On peut projeter les faits sur leur visage. Les imaginer jeunes, voir comment les rides traduisent une partie de leur vécu.

Mais c’est vrai que je me considère plus comme un auteur parce que je n’ai pas vraiment l’impression de faire de la mise en scène. Ce sont des dispositifs, des choses finalement assez simples. Ma découpe, c’est 30% d’écriture, 30% pour le dispositif et l’interprétation et 30% pour la musique qui est très importante. Comme mes textes sont très factuels, la musique prend en charge toute la ligne émotionnelle. C’est le travail de Lucien Gaudion avec qui je travaille depuis plus de 8 ans. Les 10% restant, c’est la réception du public. Le ressenti spectatoriel ne repose pas que sur le texte, mais sur un ensemble.

Gurshad Shaheman

Photo de Christophe Raynaud de Lage : "Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète"

Avec ce travail de mélange de récits fragmentés, tu es toujours dans du récit polyphonique. C’est la seule manière de représenter la réalité sur scène ?

(Un temps) Oui. Il n’y a pas d’autre manière de raconter des histoires. On vit dans un monde extrêmement complexe. De même, le « moi » n’est jamais unique. L’idée de se connaître soi-même, se découvrir, je n’y crois pas trop. Nous sommes des êtres contradictoires, nos vies sont contradictoires. Nos constitutions comme nos aspirations sont complexes. La seule manière de raconter ça, c’est de rendre compte de cette complexité de l’âme et du monde. C’est laisser des blancs pour que la personne qui lit, qui écoute, puisse se projeter à l’intérieur. Par conséquent, je construis toujours des plateaux où il se passe plusieurs choses en simultané pour que les spectateurs aient le choix, qu’il y ait de la parole perdue. On ne peut pas rendre compte d’une vie, quelle qu’elle soit, de façon exhaustive. Cette lacune, qu’il y a dans tout récit, je le mets toujours en scène. Ce serait malhonnête de dire, là maintenant, je vous dis tout…

Cette écriture par rapport au réel n’est donc pas documentaire…

Pas du tout ! Même si le genre documentaire est très divers et peut être aussi très poétique, il y a toujours une recherche de la vérité. Ce n’est pas mon intention. Je recherche le poème, le moment où ça devient sublime. Que ce soit la guerre, la violence, la rencontre amoureuse, que sais-je… A quel moment ça devient de l’or ? Quitte même à tricher un peu avec cette réalité-là.

Jean-Jacques Goffinon


Gusrchad Shaheman est artiste associé du Théâtre les Tanneurs.

(c) photo de couverture : Jérémy Meysen

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