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Focus

"Comment pensent les forêts" - L’homme ne pense pas seul

Comment pensent les forêts - Eduardo Kohn
En étudiant des indiens d’Amazonie, un ethnologue explore l’enchevêtrement des pensées, animales, végétales, humaines et pose les jalons d’une anthropologie au-delà de l’humain.

Pour esquisser une écologie de tous les êtres, et non pas une écologie au service de l’homme. Au passage, il rencontre les traces du colonialisme et leur impact sur l’imaginaire de ce peuple.


Comment pensent les forêts - Eduardo Kohn - couvertureLe titre, intriguant ou accrocheur, déclenche une série d’interrogations : « avec quel cerveau pensent-elles, les forêts, et où se cache-t-il ce cerveau sylvestre, en quoi consiste-t-il exactement ? » Aborder la chose ainsi révèle le poids de l’anthropocentrisme qui ramène tout à la configuration humaine, laissant entendre qu’il n’y a de pensée qu’au niveau de l’espèce humaine. C’est exactement ce qu’entreprend de déconstruire cette étude avant tout ethnologique qui questionne tout autant la manière dont pensent les humains. La pensée n’est pas le privilège des individus humains, il y a de la pensée partout, chez les animaux, et il y a création de formes de représentation chez les plantes, voire dans les configurations inanimées de nos environnements. Le langage humain et son système symbolique est une forme parmi d’autres, nourrie de cette pluralité de pensées et de représentations qui l’entourent, il en tire des échanges stimulants, il en a besoin pour rester en prise avec le réel, c’est de cet ensemble qu’il tire du sens. Au lieu de le reconnaître et d’en faire une force, basée sur le principe d’ouverture et d’accueil des systèmes de représentation du réel non-humain, l’homme a voulu construire un langage excluant, qui serait le seul capable de dire la réalité et prétendre à l’universel. Cela, qui se situe par rapport aux expressions non-humaines, s’est exporté, à l’intérieur même du langage, entre les différentes langues où il s’agissait toujours d’en imposer une qui soit plus humaine, plus universelle en son essence, et qui constitue la base des nationalismes. Avoir un soi, être soi, considéré comme le propre de l’homme, étant lié à l’exigence d’avoir une âme et une conscience de celle-ci, Eduardo Kohn le met d’emblée au pluriel : il y a des sois, générant différents systèmes de représentation du réel, et qui interagissent. Il faut s’habituer à penser le lieu où l’on vit comme une écologie de sois de natures différentes. Cette conception vise à déminer cette erreur qui « consiste à voir le soi comme une sorte de boîte noire (une petite personne à l’intérieur de nous, un homoncule) qui serait l’interprète de ces signes sans être elle-même le produit de ces signes ». Cette erreur détermine nos systèmes culturels depuis très longtemps. En lieu et place de la confiscation du signe et du symbolique par l’homme, Kohn décrit des formes vivantes et ouvertes qui évoluent dans des contextes qui se croisent – au présent, au passé et au futur – et forment ce qu’il appelle une sémiose. Il n’y a donc pas de monopole du sens et de la vérité. Le non-humain y joue à égalité avec l’homme, les interprétations que les uns et les autres êtres produisent pour tracer leur cheminement, mener à bien leurs activités, s’influencent mutuellement au sein de mêmes territoires. Tout le monde doit être attentif aux autres, chercher à se comprendre, se traduire. C’est une sorte d’animisme qu’il décrit de la sorte, rappelant que « le monde dans lequel nous vivons dépasse le symbolique » et que les « touts ouverts » qui en découlent et qu’il s’agit d’étudier, « s’étendent au-delà de l’humain ». C’est pour cela qu’il met son travail d’ethnologue au service de l’émergence d’une « anthropologie au-delà de l’humain ».

Il le fait en restituant les enseignements qu’il tire de ses années de vie partagée avec les Runas d’Amazonie. Cela concerne la perméabilité entre les différents états, d’abord entre celui de veille et de sommeil. Ensuite, entre les humains et leurs animaux domestiques, surtout les chiens, et les autres animaux de la forêt, qu’ils doivent chasser pour se nourrir. Il n’y a aucune certitude qui s’installe, mais plutôt un langage en constante recherche, intégrant absence et confusion des choses. Notamment pour établir un véritable langage qui permettent aux hommes et aux chiens de se comprendre, ce que l’auteur appelle un pidgin trans-espèces. (L’émergence de pidgin est souvent liée aux contextes coloniaux et précisément, les Runa transposeraient aux relations avec leurs chiens, la posture coloniale des Blancs à l’égard des Runa eux-mêmes ! Une trace parmi d’autres de l’histoire coloniale amazonienne ayant trait à l’exploitation du caoutchouc. Les autres étant la similarité de certain chamanisme avec la hiérarchie imposée par le pouvoir colonial, et la conception de Maîtres de la forêt ressemblant aux dominants blancs). Ensuite, sans cesse, une interprétation des signes produits par les animaux sauvages, sonores ou visuels. Le langage Runa intègre des sons qui permettent de se représenter comment pensent les animaux, de comprendre comment ils agissent et réagissent. C’est une langue qui est toujours entre plusieurs formes et manières de rendre compte du réel. Les formes, fluides, sont les consistances invisibles par lesquelles l’évolution d’un milieu est le résultat de la co-évolution de toutes les espèces qui le constituent, et cela, pour l’ensemble de ces espèces se décline en régularités, en habitudes, en pratiques par lesquelles chaque espèce se représente son environnement, la manière dont il agit sur elle, et la façon dont elle y forge sa place. C’est de là que découle la sémiose. Et la forêt tropicale, lieu extraordinaire de proliférations de formes portées par de multiples sois qui interagissent, est idéale pour prendre conscience de ces interactions. A cela bien entendu s’ajoute au fil du temps, l’intégration de l’histoire, des siècles d’expérience, le monde de l’au-delà, l’influence des morts, la tentative de penser le futur, de le préparer. Toutes choses que l’on connaît par ici aussi. Le livre Comment pensent les forêts n’apporte pas d’explication finale ni de solution, il indique une direction dans laquelle il convient de chercher pour sortir de l’impasse écologique dans laquelle se trouvent nos sociétés modernes. Cela passe par une anthropologie au-delà de l’humain. Ce que cette orientation peut engendrer comme pistes concrètes, nouvelles régularités et habitudes, nouvelles formes de vie, cela ne peut se dégager qu’à force de s’y engager, de prospecter cette voie, d’y investir notre intelligence collective. Comment favoriser une écologie des sois, pas seulement des humains, mais de tous les sois ? Les Runas ne sont pas angéliques, ce sont des prédateurs, ils tuent des sois non-humains pour se nourrir. Ils essaient de le faire en ménageant la chèvre et le chou, si je puis dire, en respectant un équilibre, en ouvrant leur esprit à un « nous » plus large qu’eux-mêmes et c’est à quoi l’auteur nous invite à importer dans notre réflexion prospective :

Réaliser un plus grand Nous, un Nous qui ne prospérerait pas seulement dans nos vies, mais aussi dans les vies de ceux qui vivent au-delà de nous. Ce serait là notre don, si modeste qu’il soit, au futur vivant. — -
Ce n’est pas simple. Nos esprits n’y sont pas préparés, cela implique une décolonisation de nos systèmes symboliques. C’est donc un livre à ruminer pour entrevoir ce que signifie de se penser en « touts ouverts », qu’est-ce que ça dégage comme possible, comme autre politique ?

Toutes questions au cœur de la thématique Nature Culture qu’explore PointCulture au cours de sa saison d’octobre 2016 à juin 2017 et qui resteront en veille active dans la rubrique « Environnement » de son magazine sur le web.


Pierre Hemptinne


Eduardo Kohn: Comment pensent les forêts - Vers une anthropologie au-delà de l'humain
(ed. Zones sensibles, 2017)

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