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Focus

Révolte : le cinéma « anti-capituliste » de Benjamin Hennot

Gilbert Cardon - "La Jungle étroite" (Benjamin Hennot / Gsara)
« Céder un peu, c’est capituler beaucoup », déclare un intervenant d’un des documentaires du réalisateur. À l’occasion de la thématique « Révolte » de PointCulture, retour sur trois premiers films entre résistance armée, mobilisation villageoise et utopie douce et collective (celle de Gilbert Cardon qui vient de nous quitter et de son jardin des Fraternités ouvrières à Mouscron).

Sommaire

La Jungle étroite (2013)

Sur le rythme d’une musique (composée notamment par le cinéaste, lui-même ancien bassiste) qui incorpore dans le mix les sons de l’arrosage automatique sont montées les images de détails d’un jardin : végétation, feuilles, vigne, fruits sur les branches ou au sol, insectes, lombrics, etc. En voix off, un homme relie ses rêves d’enfant à ce petit bout d’utopie verte d’où il nous parle :

Quand j’étais petit, je m’en souviens, je rêvais du paradis terrestre. C’est ce que j’ai essayé de faire quand j’étais adulte. Il faudrait essayer de réaliser les rêves qu’on avait quand on était petits et adolescents. C’est possible ! Sinon, les gens abandonnent leurs rêves et deviennent malheureux comme tout. — Gilbert Cardon

La caméra fait un zoom arrière, prend de la hauteur, de la distance, et suit l’homme – comme plus tard elle suivra un enfant qui y trouve un terrain de jeux rêvé – dans le dédale des touffus couloirs végétaux de cet éden foisonnant et labyrinthique.

Dans ce double portrait d’un homme et d’un lieu, l’homme, c’est Gilbert Cardon, ancien ouvrier et syndicaliste. Le lieu, c’est le jardin-verger expérimental des Fraternités ouvrières, oasis de nature en plein tissu urbain de Mouscron. — Philippe Delvosalle

L’association, animée par Gilbert et sa femme Josine, y dispense gratuitement – « dans l’esprit de l’éducation populaire » – des cours de biodynamie et de permaculture à des centaines de curieux de tous âges, y vend des semences de plus de 80 000 variétés au vingtième du prix du marché, etc. Car pour Gilbert, l’observation attentive et fascinée des relations entre les plantes, le sol et les animaux n’est jamais déconnectée d’un regard, forcément moins attendri et émerveillé, de ce qui régit les relations entre les hommes. Ennemi déclaré des fachos, plus que suspicieux à l’égard des ingénieurs agronomes de la faculté de Gembloux, ulcéré par la part bureaucratique de contrôle du bio, Gilbert combine douceur, générosité et révolte. « J’ai vu à la télévision des carottes qui coûtent un mois de ma pension ! C’est inadmissible ! Les pauvres peuvent continuer à manger de la merde ! [...] Mais il faut aussi essayer de trouver des solutions, donc se regrouper. À partir du moment où les gens se mettent ensemble, tout est possible. » La dimension collective est centrale dans sa pensée, où comme il le dit un peu plus loin dans le film,

Je préfère manger de la merde ensemble, que manger du bon tout seul. — Gilbert Cardon

Phrase forte soulignée à l’écran par une animation typographique en lettres de branches coupées.

La Bataille de l’Eau noire (2015)

Si son premier film était centré sur un personnage principal – le troisième le sera sur un duo de protagonistes –, son second documentaire ne met personne à l’avant-plan, joue totalement la carte du portrait de groupe, en accord avec son sujet : la mobilisation collective, en 1978, des habitants de Couvin contre la construction d’un barrage sur l’Eau noire. Une association hétéroclite et étonnante – mais ô combien complémentaire et efficace – d’habitants osant s’opposer frontalement à l’État belge, à son ministère des Travaux publics, à sa gendarmerie, etc., au-delà de leurs divergences sociologiques, philosophiques et partisanes.

Dans une forme qui donne sa touche personnelle à ses deux films les plus récents, dans une esthétique du collage, de l’incrustation et de la superposition (articles de presse, archives sonores, audiovisuelles et iconographiques), Benjamin Hennot ravive – par entretiens et souvenirs interposés – l’excitation du passage de l’inaction à l’action et de l’apprentissage autodidacte de la lutte (« Personne parmi nous n’avait cette expérience », déclare un des intervenants ; « C’est le plus beau moment de ma vie », ajoute un autre.).

Cette inexpérience n’a pas empêché l’intelligence collective des « Irréductibles Couvinois » à les amener à se surpasser dans l’inventivité ou la radicalité de leurs actions : occupation déterminée du ministère à Bruxelles, transformation de milliers de billets de banque cachetés (« Pas de barrage à Couvin ») en flyers se répandant à travers tout le pays, création, au nez et à la barbe des services de renseignement, de la première radio libre (pirate) de Belgique, sortie d’un disque de soutien, propulsion balistique de fumier, sabotage des engins de chantier... évitant de justesse le kidnapping, la violence physique et l’utilisation des armes et explosifs, mais obtenant in fine l’abandon du projet !

Stan & Ulysse (2018)

Vivant désormais à Pesche, dans la région de Couvin, Benjamin Hennot suit pour son troisième film un fil – une mèche qui relie un détonateur à sa charge explosive – qui part d’une courte séquence de La Bataille de l’Eau noire au cours de laquelle les « anti-barragistes » viennent rendre hommage au groupe Hotton, unité de maquisards de la guerre 1939-1945 qui opéraient depuis les bois environnants.

Retrouvant deux résistants, Marcel Franckson et André Van Glabeke, nonagénaires au moment du tournage, âgés à peine d’une vingtaine d’années au moment des faits, le cinéaste ne tourne pas un film d’historien (même si le film aborde aussi, avec un certain sérieux méthodologique, une matière historique). Ce qui l’intéresse dans ces sept décennies passées depuis la guerre, dans ces mains de vieillards qui manipulent à nouveau les crosses et barillets des fusils de leur jeunesse, ce n’est pas la patine du passé, mais la convocation d’un présent par la magie de l’entretien, la puissance de la parole et, il faut bien le dire, une certaine aura des outils de la lutte (« ça, c’est vraiment un des explosifs que nous avons utilisé avec le plus de joie. »).

S’appuyant à la fois sur la présence parmi eux d’un aviateur américain d’origine indienne, recueilli par le groupe après avoir sauté en parachute de son avion endommagé, et sur les souvenirs cinématographiques des protagonistes (« On aimait tout ce qui était anti-gouvernement, tout ce qui s’opposait aux lois – qui à l’époque étaient des lois allemandes, il faut le rappeler. On avait vu beaucoup de westerns puis, après, on a opéré dans des westerns dans notre propre pays, nous-mêmes ! »), Hennot et son monteur ont recours à des extraits de films de cow-boys et d’indiens des premiers temps (1903-1926) et à leurs titres (The Battle of the Red Men, The Bridge, The Last Fight, etc.) pour rythmer le récit des opérations de sabotage des voies ferrées, de destruction des dépôts de carburant, de plasticage de locomotives ou de sectionnement du câble de communications Berlin-Paris opérées par le groupe Hotton.

Transmissions d’énergies

À travers ces trois documentaires, qui, de l’aveu de leur auteur, ne seront pas nécessairement suivis d’un quatrième opus (pas de film sans flamme, sans nécessité), se dégage une proposition de films « à la fois populaires et d’une certaine qualité formelle », « vus plus comme un outil de lutte et d’exploration d’alternatives » [que comme l’expression d’un ego de cinéaste] qui font particulièrement bien écho à la volonté de cet ancien romaniste, spécialiste de Dada, formé dans les ciné-clubs plutôt que dans une école de cinéma, de raconter les énergies qui ont porté les mouvements populaires.

Philippe Delvosalle

article écrit à l'origine pour le n°19 de Lectures.Cultures (septembre - octobre 2020)


En hommage à Gilbert Cardon, récemment disparu, le Gsara publie un texte de Benjamin Hennot et donne à voir L'Abécédaire de Gilbert (52') réalisé également en 2013 par le cinéaste.

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