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Focus

« Chez jolie coiffure » : interview de Rosine Mbakam

Rosine Mbakam : "Chez jolie coiffure"
Il y a quelques mois nous avions rencontré la cinéaste bruxelloise d’origine camerounaise et l'avions interrogée à propos de ce portrait d'un minuscule salon de coiffure dans le quartier de Matonge à Ixelles.

Sommaire

photo de Rosine Mbakam

Enfant puis adolescente, du village de Tonga à Yaoundé, Rosine Mbakam rêve d’histoires et d’ailleurs en dévorant les articles des journaux servant à emballer le poisson au marché ou en regardant la télévision une fois par semaine. L’envie de raconter ses propres histoires et de faire du cinéma s’enracine là. Après avoir profité de la libéralisation de la télévision et appris certains savoir-faire audiovisuels (réalisation, image, production, etc.) sur le terrain au sein d’une des nouvelles chaines de télévision de Douala, elle décide à 27 ans de partir étudier le cinéma à l’Insas à Bruxelles.

À ce jour, depuis sa sortie de l’école de cinéma, elle a réalisé deux longs métrages documentaires, des portraits ou autoportraits de femmes, entre le Cameroun et la Belgique. Pour Les Deux Visages d’une femme bamiléké (2016), elle est repartie au pays, à la rencontre de sa mère et de ses tantes, tissant leurs lignes de vie si contrastées et profitant du tournage pour se raconter des choses jusque-là restées tapies dans l’obscurité. Dans Chez jolie coiffure (2018), autre film de libération de la parole, elle construit une complicité au long cours avec Sabine et ses collègues coiffeuses sans-papiers, camerounaises elles aussi, dans un minuscule salon d’une galerie commerçante du quartier ixellois de Matonge.


8 m²

- Philippe Delvosalle (PointCulture) : Je voudrais t’interroger à propos de la notion de lieux dans tes deux documentaires : une géographie très étendue, à l’échelle de dizaines de kilomètres carrés, pour Les Deux Visages d’une femme bamiléké, puis un espace très exigu, de quelques mètres carrés pour Chez jolie coiffure

- Rosine Mbakam : Pour Les Deux Visages d’une femme bamiléké, j’avais en effet envie de montrer l’étendue de mon histoire, l’étendue de mon pays. En même temps, j’avais envie de montrer ce qu’est une famille en Afrique : quelque chose de large et de ramifié à travers tout le territoire.

Pour "Chez jolie coiffure", l’idée était de montrer ce à quoi on est réduit en Europe : ces petits espaces où l’on peut s’octroyer quelques échanges, un peu de paroles. Alors que de l’autre côté, on vient d’un espace qui est tellement vaste, ici, en tant qu’Africaines, on est réduites à ce genre d’espaces de 8 m² où l’on peut réellement se permettre de dire ce qu’on pense, d’être réellement nous-mêmes. — Rosine Mbakam

Cinéma direct

- Mon intuition selon laquelle Les Deux Visages d’une femme bamiléké est plus écrit en amont du tournage et Chez jolie coiffure est plutôt écrit au montage correspond-elle à la réalité ?

- Les deux démarches sont fort différentes. Les Deux Visages d’une femme bamiléké est un film que j’ai longtemps rêvé, longtemps porté en moi. Il a commencé au moment où je suis arrivée à Bruxelles, dès le premier jour ! Sentir la nostalgie, l’absence de la famille m’a donné envie d’écrire sur ce manque. Donc oui, c’est un film très écrit.

Pour Chez jolie coiffure, j’avais également des envies que j’avais notées, mais elles se sont avérées un peu éloignées de la réalité que j’ai retrouvée sur place. Et j’ai abandonné ces envies pour suivre cette réalité. Même si les thèmes que je voulais aborder étaient présents, c’était plutôt du « cinéma direct ». Je me suis rendu compte que je devais attendre, lâcher prise et m’ouvrir à ce qui venait à moi.

Calendrier

- Un tournage beaucoup plus proche de ton nouveau lieu de vie (que dans le cas du tournage précédent au Cameroun) pouvait durer plus longtemps et te permettre de retourner plus facilement sur les lieux et de construire quelque chose selon une autre durée…

- C’était en effet un avantage de tourner en Belgique, près de chez moi, mais le calendrier était aussi lié au temps imposé par le projet lui-même. Les situations prenaient du temps à émerger, du fait que je devais construire une relation avec Sabine et les autres coiffeuses.

Le rythme venait de moi aussi parce que je voulais que cette relation aille au-delà de ce que je venais chercher. Car ce qu’on vient chercher n’est au mieux qu’une partie de la personne ou du lieu qu’on filme. J’essaie toujours de viser ce qu’il y a au-delà de ce que je viens filmer. — Rosine Mbakam

C’est pour ça que j’ai pris le temps d’y aller souvent, pendant un an. L'essentiel de ce que je venais chercher, je l’avais filmé au bout de quelques mois mais cela ne m’a pas empêchée d’y retourner. J’aurais pu m’arrêter là mais rester m’a permis de mieux comprendre ce que j’avais filmé. C’est ça que j’appelle aller « au-delà ».

Un cinéma à soi

- C’est peut-être aussi lié au fait que ces deux tournages ont été réalisés par toi seule, ou en équipe très réduite. Tu es réalisatrice mais tu t’es aussi occupée de l’image, parfois du son.

- C’était un choix profond qui résultait d’un questionnement qui date tant de la période où je vivais encore au Cameroun, que de mes études à l’Insas. Je suis venue à l’Insas pour apprendre mais j’y ai appris à faire un cinéma occidental. Avec ces projets-là, il fallait que j’apprenne à faire un cinéma à moi, qui me corresponde et qui corresponde aux gens que j’avais envie de filmer. L’Afrique a été beaucoup filmée mais aussi beaucoup enfermée dans le mode occidental de faire du cinéma. Cette Afrique correspond-elle à l’Afrique telle que les Africains la voient ? Je n’en sais rien…

J’avais envie de faire un cinéma à moi, sans intermédiaires entre les gens que je filme et moi-même. Je ne voulais pas d’un cameraman qui irait interpréter mes intentions. J’avais envie de confronter directement mes intentions à l’acte de filmer. Les gens que j’ai filmés dans ces deux films, c’était aussi un peu moi. Mon envie de cinéma vient du fait que je ne voyais pas assez ma réalité à l’image. Pour "Les Deux Visages d’une femme bamiléké", je ne suis pas derrière la caméra parce que c’est "un film plus intime". Cela va au-delà de ça. C’est une volonté de vraiment me décoloniser – de ce que j’ai appris, de ce que j’ai eu l’habitude de voir et, aussi, de la façon dont je vois ma propre réalité. — Rosine Mbakam

Cadres et strates

- J’ai l’impression que si, dans tes deux premiers longs métrages d’après l’Insas, la parole est très importante, il y a aussi déjà dans l’image, dans le cadre, dans la composition, une manière à toi de filmer qu’on reconnait. Par exemple, une manière d’inscrire des cadres dans le cadre, des images dans l’image… Dans Chez jolie coiffure, cela passe par un jeu de miroirs, de reflets, de transparences et d’opacités, de vitres, de miroirs, d’inscriptions et d’affichettes sur la vitrine…

- Déjà dans mes films à l’Insas, dans les exercices, je jouais beaucoup avec ça parce que j’avais l’impression que mon histoire, mon image était enfermée dans plusieurs strates et j’avais du mal à me démêler de ça… Dans ces choix de cadres, il y a la volonté de rechercher une image qui soit vraiment une image de moi, qui fasse écho à mon histoire à moi qui est encore enfermée dans des strates et des strates.

Sabine, dans le salon de coiffure, c’est pareil. Elle essaye de se libérer de tous les stéréotypes, mais il y a tout un travail pour en arriver à Sabine elle-même. J'enferme toujours ses témoignages dans quelque chose qui définit un cheminement, pour Sabine et pour les spectateurs. Et cette libération se fait par la confiance et par le regard que ceux qui vont regarder l’histoire de Sabine vont lui accorder. Et c’est ce regard qui va, je pense, libérer Sabine et lui permettre d’être réellement elle-même, et de vivre réellement son histoire.

- Si je peux t’interrompre un moment, par rapport à l’histoire de Sabine, il y a un élément très beau et très fort, je trouve : le fait que la première fois qu’elle raconte son passage très dur et compliqué au Liban, elle le raconte à la troisième personne mais d’une manière tellement émue qu’on se pose des questions. Et on comprend vraiment plus tard, qu’elle parlait d’elle-même mais comme si le contenu était tellement pesant qu’elle ne pouvait pas le raconter en « je » la première fois…

- Cela montre aussi l’évolution de la relation. Mais à ce moment-là, Sabine s’enferme dans l’idée de comment la société va recevoir et percevoir son histoire. Mais, ensuite, la relation a permis qu’elle se libère de ça. Mais, en même temps, sa situation fait aussi que beaucoup d’éléments de son histoire ne vont pas se révéler. Le cadre dans le cadre fait écho à l’enfermement de toutes ces choses. Quand on regarde Chez jolie coiffure, on se dit « dans cet espace, elles [les coiffeuses sans papiers] sont libres » mais, malgré tout, il y a quelque chose en elles qui reste prisonnier, qui les assigne juste à cette place-là.

Vitrine / Frontière

- Dans le film, la vitrine apparaît comme une séparation entre la galerie et le salon et possède une double fonction d’enfermement et de protection (même si cette protection est fragile). On le voit dans les scènes avec les touristes-voyeurs mais aussi dans celle de la rafle de sans-papiers. Aussi, par rapport à ton statut à toi, puisque lorsque tu filmes de l’autre côté, dans la galerie, on te fait sentir que tu n’y es pas la bienvenue, que tu dois retourner à l’intérieur du salon.

- À mes yeux, c’est une réelle séparation parce que l’extérieur, c’est le danger. Pour moi, mais surtout pour Sabine et les coiffeuses. Lors de l’intervention de la police, on voit que l’intérieur ne suffit plus à les protéger, qu’il faut partir, s’enfuir, quitter ce lieu. Il y a une ambiguïté dans cette frontière qui nous protège un temps, puis qui ne nous protège plus du tout.


- Tu as découvert cet aspect au tournage ?

- Oui, ce qui est drôle, c’est que quand je passe dans la galerie, je ne regarde pas à l’intérieur des magasins. Mais quand je suis passée de l’autre côté, j’ai vu… Je me suis dit: « Ah bon, c’est comme ça qu’on me regarde. » Je ne me suis pas dit: « C’est comme ça qu’on les regarde. »

C’était une découverte. Mais aussi une découverte de la manière dont les filles se positionnent : elles ne sont pas en résilience par rapport à ça mais en résistance ! Et en affrontement. Elles réagissent. Souvent on a une image de ces filles qui subissent une situation. Malgré le statut de Sabine, je n’ai pas vu quelqu’un qui subit. Elle est toujours en recherche de solutions, de failles pour se battre, s’en sortir. — Rosine Mbakam

Quand j’y suis allée, je ne suis pas partie filmer des sans-papiers. J’avais juste envie de filmer une Camerounaise qui coiffe dans la galerie, alors que moi j’étudiais en face, à l’Insas, de filmer cette différence de parcours.


- Dans
Chez jolie coiffure, clairement, tu es du côté de Sabine et des coiffeuses, alors que dans Les Deux Visages d’une femme bamiléké, tu avais une position plus intermédiaire, dans l’entre-deux de quelqu’un qui a un pied là, au Cameroun, mais l’autre pied ailleurs.

- Avec ma mère, j’ai toujours été « entre deux » parce que nos parcours étaient différents. J’allais à l’école, mais mes parents, mes tantes n’y étaient pas allés. Ce qui s’ouvrait à moi était différent, même au Cameroun. Ce n’est pas le fait d’être partie qui me met entre les deux. J’allais à l’école, je fréquentais d’autres gens... Parce qu’il y avait une volonté de mon père de nous donner autre chose. Mes sœurs, mes frères et moi, on est entre les deux. Quand j’allais à l’école, je revenais avec ce que j’y avais appris mais je faisais aussi ce que la famille, la tradition, exigeaient de moi. J’étais donc dans un entre-deux. Aussi dans le choix de mon métier, puis dans la rupture qu’implique le fait de ne pas épouser mon fiancé. Parce que ma mère, mes parents, me donnaient la liberté, l’espace pour procéder à cette rupture.

Ce « fais ce que tu veux, sois ce que tu veux », je le renvoie au rapport Nord-Sud qu’on a avec les Africains, en les aidant… Ce n’est pas ça qu’il faut, mais un rapport de confiance, regarder l’autre à l’égal de soi, pour lui permettre d’être authentiquement ce qu’il est.

Pour Chez jolie coiffure, oui, c’est totalement différent parce que j’aurais pu être une de ces filles-là. J’ai grandi avec elles, dans mon quartier. Sauf que mes parents m’ont donné d’autres possibilités. Mais quand je revenais dans mon quartier, je jouais avec ces filles, je me construisais avec elles. Dans "Chez jolie coiffure", je retrouve en quelque sorte mes copines d’enfance mais en étant "Rosine-la-timide" qui rit derrière sa caméra. — Rosine Mbakam


Entretien et retranscription : Philippe Delvosalle


Agenda des projections

Flagey (Bruxelles)

Encore 3 projections du Mercredi 30 septembre au Samedi 17 octobre 2020


Projections passées :

Le Festival de cinéma En ville ! se déroule à Bruxelles du 25 juillet au 7 août 2020.

> Site du festival

Chez jolie coiffure sera diffusé le 7 août à 21h45 au Kinograph (Ixelles).

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