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Focus

Éblouissements intacts de Chantal Akerman

Chantal Akerman

exposition, genre, Belgique, féminisme, Paris, cinéaste, Chantal Akerman, galerie Marian Goodman, lesbianisme

publié le par Pierre Hemptinne

« Je tu il elle, l’installation » est exposée à la Galerie Marian Goodman. Tirée d’un film de 1974, la relation aux « pronoms » et leur rôle dans la formation des identités genrées, à l’adolescence, y est d’une actualité radicale et bouleversante.

Sommaire

Du film à l’installation, du cinéma à la galerie d’art

“Je tu il elle” est exposé dans une galerie d’art. Le film dont cette installation est tirée était et peut encore être projeté dans des salles de cinéma. Le verbe « exposer » est donc préféré pour l’installation fixée au mur sous forme de triptyque. « Projeter » éveille l’idée d’un écoulement, d’un défilement, d’un déplacement d’un point à un autre. « Exposer », celle d’une durée stable, d’une certaine mise en révélation, d’un arrêt du temps. Ce sont trois grands écrans, juxtaposés selon un ordre réfléchi, chacun habité de morceaux de cinéma, des images qui bougent, indépendantes et en lien avec leurs voisines. Le dispositif évoque des triptyques de peintures, des retables. Le film « je tu il elle » est la matrice de cette installation. Il date de 1974, en noir et blanc, et illustre les commencements de l’œuvre de Chantal Akerman, son surgissement dans le réel de la vie, dans l’imaginaire des gens qui vont le voir, le regarder, le partager, l’aimer, le détester. Et plus spécifiquement, c’est aussi son surgissement irréversible dans l’histoire du cinéma. Le film a la force des « débuts », des naissances, où l’artiste articule en récit les problématiques qui stimulent son désir de filmer, de raconter, de dévoiler sa manière singulière de regarder le monde, la vie, à travers une syntaxe qui lui est propre. Syntaxe qui surgit là sous forme d’intuitions géniales, « jeunes », éblouissantes, et qu’elle va élaborer et formaliser au fil de ses films. Les deux, problématiques et syntaxe, sont organiquement complices, dialectiques.

Se libérer du linéaire

Le film a un déroulé linéaire : il est possible de le raconter avec un début et une fin, et une progression de scène en scène, de prise de vue en prise de vue, selon le sens de la projection. Cette linéarité offre des formes d’interprétation et traduction normalisantes, de mise en ordre des images pour fournir une explication ou grille de lecture simplificatrice. Néanmoins, Je tu il elle est déjà construit en trois parties distinctes. Voir l’installation plus de quarante ans après avoir découvert le film

La logique linéaire est rompue avec l’installation exposée en galerie d’art. Il y a trois écrans, trois scènes, les unes à côté des autres et leur place n’est probablement pas le fruit du hasard, elle organise le sens. Ces trois scènes ne se déroulent plus l’une après l’autre mais simultanément. Les choses se déroulent, agissent donc en même temps. Non plus comme dans le réel – où l’on ne peut être à la fois couchée dans son lit et assise dans la cabine d’un camion. -, mais comme dans la mémoire où les souvenirs d’expérience distincte s’agrègent, se mélangent, se ressassent, se répètent continuellement, s’enchevêtrent, forment une seule et même trame hétérogène qui façonne le personnage, son identité, où il puise ses mobiles de poursuivre ses expériences, à tâtons, par à-coups, impulsions.

Face à l’installation, le regard papillonne. Il essaie de suivre les trois fils narratifs, simultanément. Mais, fatalement, selon les rythmes propres à chaque scène, il s’absorbera complètement dans l’écran de droite, puis à gauche, puis au centre. Ou d’abord au centre, à gauche, puis à droite. La lecture de gauche à droite est vite désorientée. Les séquences sont en boucle. Cela permet de rentrer au cœur même de la répétition, de vérifier qu’à chaque fois, l’œil ne trace pas les mêmes cheminements entre les trois écrans, il butine autrement, il est capté différemment, il trace d’autres récits possibles ou une pluralité de micro-récits au sein de la narration principale (il est rare, dans une salle de cinéma, de rester pour assister à deux projections continues du même film).

Séquences enchevêtrées du triptyque

Sur un des écrans – c’est le premier que je regarde vraiment parce qu’au moment où je rentre dans la salle, j’y vois une jeune fille en train d’écrire, action qui me touche. Elle se trouve dans une petite chambre dépouillée, sommairement meublée. Dans les années 70, quand je rendais visite, en ville, à des amis désargentés, c’est dans ce genre de pièces, « bohèmes », que je les trouvais. Elle écrit avec concentration et rage, pour elle-même ou à l’adresse de quelqu’un, tout entière dans l’écriture. Elle est tourmentée, agitée, se projette dans ce qu’elle écrit, comme quand on espère que les formules écrites, une fois lues par le ou la destinataire, seront suivies d’effets attendus, modifieront la réalité. C’est la chambre à soi, minimale, où elle assimile les expériences, les transforme en chair à elle, et se projette vers d’autres possibles. Dans une autre séquence du triptyque, on la voit errer, faire de l’auto-stop, la nuit, dans des paysages autoroutiers impersonnels. Prise en charge par un camionneur, elle va continuer à errer dans ce monde étrange, exclusivement masculin et machiste, où elle est profondément étrangère, qu’elle observe parfois narquoise. Jeune fille égarée chez les routiers elle va aussi rencontrer la réalité du marchandage sexuel, protection, transport, restauration contre orgasme, marchandage parfaitement naturalisé dans ce contexte et qu’elle expérimente aussi assez naturellement (selon une certaine « liberté d’esprit » de l’époque d’une part et, d’autre part, en fonction de la fragilité d’une identité encore vagabonde). Enfin, la troisième scène, elle rend visite à une amie, on ne sait si elle est bienvenue, finalement elle s’attable, l’amie la nourrit, elle dévore des tartines comme quelqu’un qui n’a plus mangé depuis longtemps (ce qui renforce son image de marginale qui flotte dans le réel, déconnectée des contraintes matérielles). Il s’ensuite alors une séquence de séduction suivie d’une étreinte irrépressible, passionnée, les deux corps pris dans un ressac de don et possession, d’inassouvissement exacerbé et soif intense d’assouvissement, de tensions électriques et de tendresses lumineuses. Après la paix revenue et le repos, elle s’esquive en douceur. Sans doute pour aller écrire quelque chose à soi-même ou pour quelqu’un. Sans doute sera-t-elle amenée à faire de l’auto-stop pour se déplacer…

Pierre Hemptinne

Marian Goodman Gallery | Paris
09.12.2012 - 05.02.2022
Chantal Akerman
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Centre Pompidou | Paris
28.01.2022
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