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Focus

« Chanson d’amour » | Interview de Thibault Leonardis (Art et marges)

Vue d'exposition "Chanson d'amour" 3 ©Art et marges musée
À l’occasion du dixième anniversaire de Art et marges, le musée d’art brut situé au cœur des Marolles a décidé de mettre à l’honneur la création sonore outsider à travers une exposition autour des chansons d'amour.

Par le biais faussement naïf de ce sujet universel, la sélection d'artistes proposée au public fait la part belle aux univers singuliers de ces musicien·ne·s en mettant en avant des enregistrements divers et variés, des textes, des pochettes d’albums mais aussi le fan art et la lutherie sauvage. Pour en parler plus en détails, nous avons rencontré Thibault Leonardis, cheville ouvrière et véritable passionné qui travaille au sein d’Art et marges comme responsable des collections du musée et qui est aussi le curateur de cette exposition, qui sera visible jusqu'au 26 septembre prochain.


- David Mennessier (PointCulture) : Pourquoi avoir choisi comme thème principal les chansons d'amour dans l'art brut / outsider pour célébrer les dix ans du musée Art et marges ?

La dernière exposition présentant la musique brute chez nous datait d’il y a déjà dix ans. Il me paraissait juste de remettre cette catégorie souvent oubliée de l’art brut à l’honneur. — Thibault Leonardis (Art et marges musée)

Les chansons d’amour se sont imposées presque naturellement comme sujet. Le point de départ a été l’envie de présenter des travaux de Daniel Johnston et Jean-Luc Le Ténia en miroir. C’est ce qui a constitué la base de la réflexion et c’est d’ailleurs ce duo qui ouvre l’exposition. L’amour est un dénominateur commun dans l’immense œuvre de ces artistes.


- Comment s'est opéré le choix des artistes mis en avant pour cette exposition ?

- C’est un choix qui s’est opéré de proche en proche. Comme je le disais, j’ai rapidement eu envie de présenter Daniel Johnston et Jean-Luc Le Ténia. C’était important pour moi de mettre ces artistes côte à côte. L’un, américain, star de la folk lo-fi, et l’autre, français, encore peu connu. Les affinités qui les lient sont saisissantes, tant dans les thèmes abordés que dans la manière d’enregistrer, très dépouillée. Le fait aussi que Le Ténia soit un fan inconditionnel de Johnston a modelé la suite de l’exposition.

De là est apparue la volonté de mettre en avant le fan art à travers différentes productions. Il s’avère que l’on a des contacts avec bon nombres d’ateliers artistiques pour personnes porteuses de handicap en Belgique. Le fan art est quelque chose qui s’y pratique assez naturellement ; c’est comme ça que sont apparues les productions de l’Institut Bon pasteur et de chez Zone Art.

Pascal Roussel II - © Zone Art

Pascal Roussel II - © Zone Art

D’autres sont arrivé·e·s ensuite, plutôt dans une volonté de décloisonner le propos. On a pour habitude depuis quelques années de mêler des œuvres estampillées brutes à des productions issues du circuit officiel. Ce dialogue est toujours riche. Il nous permet d’interroger la perméabilité des catégories. C’est important pour nous. Les travaux de Petr Válek et Maître Selecto jouent notamment ce rôle.

Et puis il y a des artistes que j’avais en tête depuis un moment et pour qui « Chanson d’amour » résonne particulièrement bien. Je pense à Normand L’Amour, ce Québécois qui chante inlassablement (200 albums au compteur !) l’amour de Dieu ou Elayne Goodman qui dévoue sa production plastique à Elvis Presley.

Elayne Goodman - © La Pop Galerie

Elayne Goodman - © La Pop Galerie

- Il est assez fréquent de constater que les artistes outsider pratiquent d'autres disciplines que l'écriture de chansons. L'art du dessin et de l'illustration mais aussi une forme de lutherie sauvage font également partie de leurs univers respectifs. Qu'est-ce qui peut expliquer une telle diversité de modes d'expression chez ces artistes ?

- À mon avis, une des explications possibles réside dans la force des travaux que l’on présente : la singularité de chacun. Je veux dire par là que les œuvres présentées ne sont pas seulement le résultat d’un travail artistique, c’est bien souvent le travail d’une vie, c’est ce qui fait essence pour ces artistes. En découvrant ces œuvres, on accède en premier lieu à un univers très personnel, souvent intime. Je pense que c’est cette intimité qui fait la singularité.

Je ne crois pas au mythe de l’artiste brut reclus·e, indemne de toute culture ou influence ; c’est au contraire, je crois, la perméabilité au monde qui l’entoure qui donne cette force aux œuvres. — -

Je ne sais pas si je réponds complètement à votre question, mais je trouve primordial que l’on comprenne que ces œuvres représentent plus que le simple résultat d’un travail artistique. Il s’agit véritablement du miroir de la personne.

- Vous mettez en parallèle les parcours atypiques de deux figures importantes de l'art outsider, l'incontournable icône de l’enregistrement Do-It-Yourself Daniel Johnston et le chanteur français originaire du Mans, Jean-Luc Le Ténia qui, avant sa disparition précoce en 2011 à l'âge de trente-cinq ans, avait composé près de 2000 morceaux sur des centaines de cassettes. Qu'y a-t-il de commun entre ces deux artistes ?

- À mon sens, ils partagent beaucoup. Si l’on ne s’attache qu’à leurs œuvres respectives, on remarque très vite, comme je le disais plus haut, des similitudes dans les sujets abordés (l’amour, évidemment, souvent dans son expression douloureuse) comme le mode d’enregistrement dépouillé (guitare et voix enregistrées sur cassette ou MiniDisc), le côté brut et spontané et le fait de dessiner ses propres pochettes aussi. De fait, tout ceci les rapproche. Il y a aussi je crois quelque chose d’encore plus fort qui les relie : une profonde mélancolie amoureuse. L’amour toujours déçu que l’on poursuit pourtant sans relâche. C’est formidable de ne pas s’essouffler comme ils le font.

- La collection du musée s’est constituée dès le milieu des années 1980 auprès d’artistes autodidactes, d’ateliers artistiques pour personnes porteuses d’un handicap mental ou d’ateliers en milieu psychiatrique. Elle se compose aujourd’hui de plus de 4000 œuvres internationales produites en dehors des sentiers fréquentés de l’art. Comment faites-vous pour acquérir ces œuvres au fil des années ? Y a-t-il un travail de proximité qui s'opère avec ces artistes issu·e·s de milieux souvent fort différents et atypiques par leurs pratiques respectives ?

- Disons qu’il a deux modes d’acquisition. En premier lieu, une façon qui se rapproche d’un travail de fond. On est attentif·ive·s à ce que contient notre collection et on veille à compléter les ensembles d’œuvres existantes. C’est une façon relativement classique mais efficace de faire grandir la collection tout en gardant une cohérence. Dans cette approche-là, nous utilisons un carnet d’adresses et de relations bien étoffé : les ateliers pour personnes en situation de handicap jouent un rôle majeur, bien que nous gardons de bons contacts avec des artistes individuel·le·s.

Et puis il y a autre chose. De l’ordre de la découverte et de la surprise, qui constitue la facette la plus excitante. C’est un mélange de prospection, de bouche à oreille et bien sûr de chance ! Nous avons le privilège de pouvoir être ouvert à presque toutes les formes de propositions artistiques, ce qui est assez incroyable. C’est une approche peut-être plus sensible, en tout cas l’affect y joue un rôle certain. Je trouve toujours ça formidable de pouvoir être profondément touché·e·s par des travaux et de les intégrer à notre collection. C’est une subjectivité qui fait beaucoup de bien. — -

- Au programme de cette exposition il y a aussi un focus autour du musicien, peintre et bidouilleur tchèque Petr Válek, connu pour ses performances bruitistes et inspirées, et pour ses multiples instruments électroniques inventés et fabriqués à l’aide de matériaux de récupération. Comment avez-vous découvert cet artiste et comment avez-vous pu le convaincre de participer à cette exposition ?

- J’ai découvert Petr Válek, comme beaucoup, à travers sa chaîne YouTube et ses centaines de vidéos bruitistes. Au départ j’aimais beaucoup les petits modules sonores faits de matériaux de récupération, puis j’ai été fasciné par ses performances très proches de la noise. Petr Válek n’est pas vraiment un habitué des expositions, il a donc fallu lui présenter le projet du musée et surtout lui expliquer en quoi un artiste comme lui aurait toute sa place dans un musée d’art brut comme le nôtre. Ça n’a pas été facile au départ et ça a surtout été possible quand il a compris la sincérité de notre démarche.

- La visite s’achève avec un atelier artistique musical et plastique durant lequel les participant·e·s sont invité·e·s à la manipulation collective de Routourne, un instrument sur le modèle d’une gigantesque vielle à roue. Pouvez-vous nous en dire plus ?

- La Routourne est issue d’une collaboration entre l’asbl Axoso et le musicien Monolithe noir. Axoso est une association qui se trouve dans le quartier des Marolles et qui développe, entre autres, une pratique autour de la lutherie sauvage. De son côté, Monolithe noir est passionné par les vielles à roue et n’en était pas à sa première réalisation. La rencontre de ces deux univers nous offre cette vielle géante à trois roues (!), ce qui est assez unique. L’instrument a été pensé pour pouvoir se manipuler de façon collaborative, si bien que six 6 visiteur·euse·s peuvent y jouer simultanément. Chaque action déclenche l’enregistrement de ce qui est joué. Nous aimerions par la suite proposer des moments d’écoute de ce qui a été joué les semaines précédentes.

Un musée et une collection dans les Marolles

- En quoi consiste au jour le jour votre travail autour de la collection du musée ?

- L’essentiel de mes tâches concernant la collection est lié à l’inventorisation de celle-ci. Notre collection grandit petit à petit mais de façon assez régulière. Il me faut, presque chaque semaine, veiller à ce que les œuvres entrantes soient correctement inventoriées avec les informations nécessaires pour pouvoir les utiliser dans les futures expositions. Avant la crise sanitaire, une partie de mon temps était également consacrée aux prêts (et donc aussi aux retours d’œuvres) vers les institutions extérieures. Je suis content de constater que ça reprend doucement.

Depuis quelques années, je suis occupé à constituer un fonds dédié à la musique brute. C’est beaucoup de prospection, d’écoute et quelques belles trouvailles, comme des chansons inédites de Normand L’Amour ! — -

Une autre partie de mon temps est consacrée à la régie technique et à la coordination des montages d’expositions (coordination des moyens humains et logistiques). Avec trois expositions temporaires par an, c’est une mission assez récurrente mais qui change souvent, au gré des expositions.

- En quoi consiste le travail de vos collègues au sein du musée ? Le musée se doit-il de réaliser un travail social de proximité dans le quartier des Marolles ?

- Notre travail à tous·tes gravite autour des expositions temporaires. Nous en changeons tous les quatre mois, c’est donc un renouvellement permanent pour l’ensemble de l’équipe : à chaque fois un nouveau thème, de nouveaux artistes, une nouvelle scénographie, etc. Même si chacun·e est chargé·e d’une tâche bien précise, je dirais que nous contribuons tous·tes au bon déroulement des expositions et des activités qui y sont évidemment liées (publications, concerts, conférences, etc). Via différentes activités, nous établissons systématiquement un lien avec les habitant·e·s du quartier. Les écoles, le Centre culturel Bruegel, les associations qui nous entourent font partie du public que l’on accueille régulièrement. On s’efforce de maintenir un lien fort, c’est important pour nous.

Art et marges ne serait pas le même musée en dehors des Marolles, c’est quelque chose qui fait partie de notre identité. — -

Interview : David Mennessier (juin 2021)


Exposition collective
Chanson d'amour


Jusqu'au dimanche 26 septembre 2021
Art et marges musée
314 rue Haute
1000 Bruxelles

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