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Focus

Carte blanche à Laurent d'Ursel : Deux poids, démesure

Carte blanche à Laurent d'Ursel - bannière
Bruxelles est aussi une ville inégalitaire où vivent plus de 2500 sans-abris permanents et où 10% des familles ne disposent pas d'installations sanitaires. Nous avons dès lors décidé de confier une carte blanche à Laurent d'Ursel, artiste et cofondateur du précieux projet DoucheFLUX (des douches pour les précaires mais aussi des machines à laver, des consignes, des consultations médico-psychologiques, une bibliothèque, un cinéclub, etc.). Le tout en refusant très clairement de faire la distinction entre Bruxellois de longue date et d'hier, entre "SDF" et "migrants".

La ptokhophobie à l’œuvre : #balancetonpauvre

Quand l’opposition droite / gauche s’estompe, la hiérarchie haut / bas reprend le dessus et affecte la dynamique de la société, ou − pour mieux dire sans sacrifier au mouvisme de l’époque [1] − sa mécanique, laquelle se réduit, sauf miracle d’ascension sociale ou fatal accident de la vie, à une implacable statique.

Cette statique sociale est régie par trois lois, une fois admis qu’une échelle sociale préside au fonctionnement du système (quelle que soit la manière dont on définit ces deux mots). Il y a les gens plus ou moins nettement d’« en haut » et ceux plus ou moins nettement d’« en bas ». Et personne n’en est inconscient.

Loi 1.

Plus une personne est « en bas », plus ceux d’« en haut » ont l’irrépressible sentiment, voire la certitude spontanée, de savoir ce qui est bon pour elle, voire ce qui se passe dans sa tête.

D’où l’impératif que se répète le travailleur social consciencieux, tant l’infantilisation des gens d’« en bas » est naturelle : être (vraiment) à l’écoute. Cap d’autant plus ardu à tenir que les besoins exprimés par une personne précaire peuvent varier d’un jour à l’autre.

D’où la quasi-impossibilité de donner sans en même temps prescrire, sermonner, réguler.

D’où la priorité accordée aux besoins dits primaires, les autres besoins étant considérés un luxe que les gens d’« en bas » seraient incapables de goûter à sa juste mesure, quand bien même le sel de la vie des gens d’« en haut » réside dans la satisfaction des besoins non primaires. Tel manteau fera l’affaire s’il est fonctionnel, dira-t-on, inutile qu’il soit beau, seyant ou à la mode. La tentation d’animaliser les gens d’« en bas » est difficile à enrayer.

De là, aussi, que le don le plus spontané aux SDF est alimentaire, d’autant que le contre-don est alors presque immédiat : le plaisir de voir le plaisir causé (même si celui-ci est souvent feint).

De là, enfin, que les gens d’« en haut » scrupuleux – il y en a − parlent de dignité (à restaurer) à propos des gens d’« en bas », alors que ceux-ci n’ont à la bouche que le mot de respect (à exiger). Les uns pensent « qualité de la vie », les autres « conditions de survie ».


Loi 2.

Plus une personne est « en bas », plus son éventuel dysfonctionnement (mensonge, fraude, mystification, magouille, délit) fait tache d’huile dans la tête des gens d’« en haut » sur l’ensemble des autres personnes d’« en bas ».

Un dysfonctionnement « en haut » est aussitôt localisé, circonscrit à l’une ou l’autre personne et, par là, neutralisé : il ne remet pas le système en question. À l’inverse, les dysfonctionnements de ceux qui pâtissent le plus du système interrogent la légitimité de leur place, voire de leur existence, dans le système, et risquent de provoquer des représailles législatives, disciplinaires et/ou sécuritaires qui impacteront l’ensemble des gens d’« en bas ».

Autre retombée : plus une personne est « en bas », plus elle estimera que le mot utilisé pour la désigner la stigmatise et, en plus, l’associe à l’ensemble des gens d’« en bas ». En réaction, le gentil bobo s’interdira de dire des évidences du type : « Il y a des SDF qui sont de vrais salauds ».

Loi 3.

Plus une personne est « en bas », moins elle est en capacité d’échapper au système.

L’injonction droitière d’intégration et de (ré)insertion − ou le rêve bobo d’une société inclusive − est paradoxalement portée par ceux qui peuvent 1) changer d’air, décompresser voire s’oublier à la faveur de week-ends récréatifs, d’activités divertissantes ou de vacances dépaysantes, et 2) s’évader, que ce soit culturellement ou fiscalement. Rien de tel, ou si peu, n’est possible pour ceux d’« en bas » qui sont englués dans le système, 24h/24 et 7j/7. L’inconscience chez les gens d’« en haut » de leur propre propension à s’évader de mille façons les conduit à condamner avec un souverain mépris les tentatives d’évasion des gens d’« en bas », jugées – cfr la Loi 1 − pathétiques, irrationnelles et irresponsables, comme le fait de boire plus que de raison ou de claquer son revenu mensuel en 3 jours de grand train, par exemple. Tout le monde aspire à « s’en sortir » mais certains en ont davantage les armes (moyens, atouts, leviers…) que d’autres. Si les gens d’« en haut» peuvent connaître des burn-out, c’est un burn-off qui menace ceux d’« en bas ».

Conclusion 1.

La présomption d’irresponsabilité attachée aux gens d’« en bas » se répercute sur leur droit à être aidés, assimilé par ceux d’« en haut » à une faveur concédée à des assistés déguisés en ayant-droits s’affichant comme des victimes pour mieux faire pitié, alors que les aides que les gens d’« en haut » s’octroient sont vécues comme des privilèges mérités. Tout le monde profite d’où il est du système, mais le verbe, dans un cas, flirte avec l’immoralité ou l’incivisme, et dans l’autre, atteste d’une ingénierie sophistiquée. Les uns sont des profiteurs toujours à activer, les autres des malins fussent-ils oisifs. Et en cas d’abus, les sanctions seront de nature différente : plus humiliante pour les uns, plus accommodante ou négociée pour les autres.

Positifs s’ils sont attachés à d’honorables chefs d’entreprise, les mots réseau, filière et organisation sont négatifs dès qu’il s’agit, pour prendre le cas extrême, de Roms. « En bas », c’est toujours la déchéance qui guette. « En haut », seule la faillite craint. Appel à la charité d’un côté, crowdfunding de l’autre. On redoute ici des formes de communautarisme qui, là, s’appellent joliment l’entre-soi. Redoutables appels d’air versus fenêtres d’opportunité. etc. Selon votre place dans l’échelle sociale, vos stratégies d’optimisation en tous genres (montages, niches, primes, relais…) et les attitudes qui vont avec (esbroufe, culot, maquillage, cynisme…) seront a priori acceptées ou suspectes.

Conclusion 2.

Tout ce qui contribue à pérenniser, dans les faits et les têtes, l’échelle sociale 1) conforte ceux d’« en haut » dans leur conviction plus ou moins avouable que quelque dysfonctionnement individuel – une faute − justifie l’existence de personnes « en bas » mais 2) convainc ces derniers qu’une injustice d’ordre politique explique leur existence au bas de l’échelle.

Conclusion 3.

Ne parlons plus des discriminations subies par les gens d’« en bas », parce que cela induit qu’une autre attitude, moins culpabilisante, animalisante ou infantilisante, suffirait pour les remettre à niveau. Seul le terme de racisme et ses corollaires (ségrégation, déconsidération, désaffiliation, déclassement) disent la violence de la double peine qu’ils endurent. Leur différence est naturalisée et leur ressemblance, déniée. Ce racisme anti-pauvre, qui ne date pas d’hier, mérite un nom propre : la ptokhophobie (du grec ptokhos, « miséreux »).


Laurent d'Ursel


[1] Sur cette question appliquée aux cas des Roms (qui bougent trop) et des SDF (qui ne bougent pas assez) et le délirant « sentiment d’insécurité » par là généré, voir notre article « Critique de la raison mouviste » in Même pas peur, juin 2016.


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