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Focus

"Au nom de la terre", bien seuls sont les paysans

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Huit ans après "Les Fils de la terre", film documentaire s’immergeant dans le quotidien d’un agriculteur basé dans le sud-ouest de la France, Edouard Bergeon signe avec "Au nom de la terre" sa première fiction, inspirée de son histoire familiale. Le film, s’il ne peut se targuer de constituer une œuvre cinématographique à part entière, entretient d’évidents parallèles avec son pendant documentaire et, par conséquent, a le mérite de se faire le porte-voix d’une problématique cruciale, intimement liée à l’avenir de nos modes de production alimentaire.

C’est de retour du Wyoming que Pierre Jarjeau, incarné par un Guillaume Canet de vingt ans l’aîné du personnage qu’il entend interpréter, retrouve Claire (Veerle Baetens), aussi bien pour l’épouser que racheter avec elle l’exploitation agricole de son père, Jacques Jarjeau (Rufus). C’est donc en présence d’un notaire, austère au possible, que se transmet la propriété de la ferme familiale, moyennant l’endettement inévitable des jeunes époux, et conditionnant ainsi leur existence future, en tant que chefs d’entreprise, mais aussi en tant qu’individus. Par la retenue des protagonistes, leur enthousiasme paré d’un voile, Edouard Bergeon retranscrit habilement l’atmosphère étouffante de cet événement, censé être une fête, mais finalement gâté par l’inflexibilité du père qui, s’il semble se féliciter que l’entreprise demeure dans le giron familial, exclut formellement d’en faire simplement don à sa progéniture.

Vingt années passent et la famille compte deux nouveaux membres : Emma (Yona Kervern) et Thomas (Anthony Bajon). Ce dernier, alter ego du réalisateur, déterminé à marcher dans les pas de son père, et de son père avant lui, est une aide précieuse pour Pierre, à la ferme. On déplorera l’insipidité du personnage d’Emma qui, bien qu’il soit présent à l’image tout au long du film, en qualité de membre de la famille Jarjeau, n’est dépositaire d’aucun rôle déterminant. Si cela est peut-être à mettre sur le compte du caractère effacé de la sœur du réalisateur, puisqu’on le rappelle, le film se veut largement autobiographique, la transposition de sa personne à son personnage aurait mérité une adaptation afin de pallier une faiblesse scénaristique des plus criantes. Il en va de même des séquences, trop nombreuses, mettant en scène l'amourette que Thomas entretient avec Sarah (Mélanie Raffin), personnage presque aussi mutique qu'Emma, et qui ne font en rien avancer l'action, ni n'en disent davantage sur les protagonistes, si ce n'est que Thomas est hétérosexuel, manifestement.


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Qu’à cela ne tienne, l’histoire s’achemine, d’une tranquillité toute relative, vers le premier pivot du film, à savoir l’irruption de la coopérative Poulavie dans le quotidien des Jarjeau. Ces derniers, déjà endettés, voient en l’opportunité d’agrandissement et de modernisation suggérée par Poulavie, une façon de sortir la tête de l’eau. Par cette mise en situation, Edouard Bergeon illustre efficacement comment l’industrie agro-alimentaire, en leur assurant les "débouchés", exhorte des paysans de taille modeste à contracter des emprunts toujours plus lourds, en vue de changer d’échelle, de ne pas demeurer de "simples" agriculteurs, mais bien des entrepreneurs, les amenant à oublier l’objet social de leur travail, leur responsabilité vis-à-vis du consommateur.

Cette décision sera donc à l’origine d’une descente aux enfers qui, abrupte, aurait pu bénéficier d’un traitement moins nébuleux. En effet, d’un contretemps mécanique pour lequel Poulavie ne volera littéralement pas au secours de Pierre, l’obligeant à nourrir plusieurs milliers de poulets à la main, à son évanouissement subit au beau milieu de ces derniers, les chainons manquent. Certes, le réalisateur tente bien de suggérer, en s’appuyant sur une mise en scène vue et revue et mâtinée d’un pathos que la bande originale ne laisse pas d’exacerber, les affres de cet agriculteur-entrepreneur aux prises avec la fatigue et la pression, mais ne parvient pas à éclairer le spectateur profane, celui qui n’a pas grandi dans une ferme, sur les causes fondamentales de la défaillance d’un système. Peut-être était-ce précisément là le film qu’il aurait fallu faire, celui qui déconstruit et rend visibles les difficultés quotidiennes de certains paysans, plutôt que celui axé sur leurs conséquences, aussi funestes soient-elles, et qui, d’une certaine façon, était écrit d’avance.


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Si le réalisateur semble être passé à côté de son sujet, c’est peut-être parce que, désireux de rendre hommage à sa famille et la tragédie qui l’a frappée, il en a oublié d’universaliser son propos suffisamment pour que chacun puisse saisir les tenants et aboutissants d’une industrie qui, non contente de rendre malades les consommateurs, fait de la figure de l’agriculteur le bouc émissaire idéal. A défaut d’avoir su expliquer le "comment", Edouard Bergeon, en mettant en scène la déchéance de son père, parvient tout de même à brosser le portrait touchant d’un homme juste et travailleur mais qui, finalement pris en tenaille entre les industries du tabac, de l’alcool et des anxiolytiques, devient l’homme de toutes les addictions, celui qui sommeille en chacun de nous.

C’est peut-être en cela que réside la qualité de son film, en ce qu’il réussit à esquisser l’archétype de l’être humain exposé à des forces qui le dépassent et devant lesquelles il choisit de reculer car, seul et laissé pour compte, il n’est pas en mesure de lutter. En cela, et par la portée médiatique dont jouit son film, Edouard Bergeon réussira peut-être à intéresser le grand public à l’isolement critique dont est victime la paysannerie et, ce faisant, à suggérer un rassemblement citoyen nécessaire autour d’un enjeu crucial pour le futur du contenu de nos assiettes.


Simon Delwart

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