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Focus

Arts, culture et confinement (8) : Claudio Bernardo (chorégraphe)

Claudio Bernardo - photo Jean-Luc Tanghe.jpeg
L’impact du Covid-19 sur la compagnie As Palavras s’ajoute à d’autres déboires, institutionnels et personnels, dont Claudio Bernardo tire une belle leçon de vie. L’important est que ses créations continuent à (faire) danser.

- PointCulture : Vous avez dû annuler ou postposer des représentations lors d'un festival. Pouvez-vous nous dire concrètement en quoi la pandémie du coronavirus a touché vos activités et vos projets artistiques et culturels ?

- Claudio Bernardo : Je suis en création depuis à peu près deux ans et demi, sur un projet autour des Troyennes d’Euripide ou, plus précisément, autour du thème de « l’exil ». Depuis le début de la production nous avons été obligés de postposer notre travail plusieurs fois suite à une série de facteurs, notamment les coupures budgétaires du gouvernement de la ministre Alda Greoli dans le cadre de son opération « Bouger les lignes ». Cela nous a conduit à gérer une production en plusieurs étapes, en entreprenant des démarches pour obtenir des moyens supplémentaires à chaque nouvelle phase : le tournage et le montage du film, l’écriture du texte, l’apprentissage des chants en grec ancien, le montage chorégraphique, les costumes et le décor de la pièce, la disponibilité des interprètes pour les répétitions.

Ces deux dernières années furent une longue épreuve pour moi, autant dans ma vie d’homme que dans ma vie d’artiste. La diminution du budget du fonctionnement de ma compagnie, Cie As Palavras (alors qu’un contrat programme et une augmentation budgétaire étaient promis par le gouvernement antérieur et sa commission de la danse) ont été un coup très dur pour mon moral et ma santé. J’ai perdu la confiance en mon travail comme artiste au sein de la Fédération de la Communauté française de la Belgique et, dans une géographie plus large, en ma place de danseur dans le monde. Mon fils a subi une intervention chirurgicale difficile, mon père est décédé, on a dû mettre en vente notre maison, je suis devenu séropositif avec une hépatite C… Tout cela m’a fait plonger dans une profonde dépression.

Le fait que Giovanni’s Club soit nommé par la critique en tant que meilleur spectacle de l’année, qu’un hommage ait été rendu au Brésil à l’ensemble de mes productions et de ma carrière et qu’un focus me soit consacré au Théâtre de Namur, tout cela n’a pu ni me consoler, ni soulager le sentiment d’humiliation. Sans compter que beaucoup de professionnels et collègues m’ont tourné le dos comme si cette diminution budgétaire altérait l’artiste que je suis et diminuait la fiabilité de mon travail.

Je vous dis cela pour témoigner de mon expérience parce que, d’un virus à l’autre, d’un ministère à un autre et d’une volonté de vie à une autre, mon point de vue s’est élargi et que j’ai récupéré toute ma confiance. Ce sont des épreuves qui m’ont forgé et aujourd’hui j’affronte la situation avec plus de courage et détermination. Après tout, ma condition d’immunodéprimé VIH est aujourd’hui sous contrôle et, en étant guéri de l’hépatite C, il ne me reste plus qu’à finaliser Après Les Troyennes, à accomplir d’autres créations ensuite et de voir mon fils heureux. C’est tout. Enfin, le moment dans lequel nous vivons mérite plus d’une réflexion sur l’intégrité et l’éthique de nos démarches vis à vis des autres et de nous-mêmes. — Claudio Bernardo

- Depuis combien de temps travailliez-vous / Quand aviez-vous commencé à travailler sur les événements qui devaient avoir lieu dans les derniers jours et/ou les semaines à venir ? Espérez-vous les postposer, les remettre à plus tard (quand ?) ou devez-vous malheureusement en partie les annuler complètement ?

- Claudio Bernardo : Comme déjà expliqué, cela va faire presque deux ans et demi que je travaille sur le projet Après les Troyennes. J’ai dû couper énormément dans le budget et m’impliquer dans plusieurs postes qui vont bien au-delà de la conception et de la chorégraphie (les costumes, le décor, l'éclairage, l’écriture, la réalisation du film, l’interprétation). Là, j’étais en train de travailler avec les ateliers du Théâtre de Liège sur la deuxième partie des costumes et sur le décor. C’est là, tout à coup, que tout s’arrête à cause de la propagation du virus (Covid-19). Alors que notre enthousiasme commun prenait forme. Heureusement certains artisans, que j’admire, continuent à travailler de chez eux.

Le festival de Syracuse en Italie n’a pas pu s’engager dans la coproduction immédiatement puisqu’il y a trop d’incertitude, et qu’il se concentre sur les impacts de cette année-ci où il doit accueillir Jan Fabre.

La saison prochaine (en novembre 2020) nous devrions normalement faire la première au Théâtre Varia, au Théâtre de Liège et ensuite être présents au festival de Syracuse en 2021, mais aujourd’hui on ne sait pas comment la situation va évoluer. J’ai envie de tout cœur de finir cette création entamée il y a si longtemps !

- Tout cela a un coût très certainement, implique des conséquences financières néfastes ? À quel point celles-ci sont-elles préoccupantes pour vous / pour votre structure ? Pensez-vous pouvoir vous en sortir sur vos propres moyens ou la situation risque-t-elle de nécessiter une aide extérieure extraordinaire ? (si oui à quel type d’aide pensez-vous) ?

Je pense que nous vivons un moment où le superflu, l’excessive consommation de tout, devrait être une fois pour toutes repensé; les programmations des théâtres en sont un clair exemple alors qu’une meilleure appréciation des productions, non dans la quantité mais dans la qualité, sur l’essentiel et pas sur la gourmandise et l’extrapolation, devrait prévaloir à l’origine des choix. — Claudio Bernardo

La proposition de Serge Rangoni du Théâtre de Liège me paraît une bonne voie pour sortir de tout cela :

L’idée serait que la Fédération assure un pourcentage de la recette prévue de chacun des spectacles programmés, avec l’obligation pour les théâtres d’honorer tous leurs contrats. — Serge Rangoni, directeur du Théâtre de Liège, "Le Soir", 17 mars 2020.

En ce qui me concerne, j’étais pendant 17 ans artiste résident à Mons, j’ai bâti des rencontres, des festivals, des cours, des créations, des formations publiques, des colloques, etc. Ces années ont été laborieuses, sans disposer de l’aide nécessaire pour faire un travail d’envergure, même si nous avons consolidé un public pour la danse dans un terrain peu favorable. Mais dans un anonymat presque total au niveau de diffusion. Et à quel prix aujourd’hui après la décision du ministère d’Alda Greoli ?

- D’autres franges de la population (sans domicile fixe, personnes âgées, personnes seules, etc.) vivent la crise actuelle de manière encore plus aiguë. Avez-vous pris vous-même ou avez-vous entendu parler d’initiatives du milieu artistique ou culturel pour venir en aide à ces groupes fragiles de la société ?

- Claudio Bernardo : Je vis depuis des années dans une sorte de communauté à Saint-Gilles et là nous avons entamé des gestes fortement indépendants du cadre de fonctionnement de la loi et de la société. Nous avons été parmi les premiers parents homosexuels en Belgique, nous avons défendu l’héritage d’un conjoint gay après la mort de son copain puisqu'il n’y avait aucune loi à ce moment-là pour le défendre. Nous avons accueilli des artistes en détresse et en déménagement, nous avons soigné et soutenu nos voisins et nous essayons chaque jour de mettre en œuvre cet esprit au-delà des frontières de notre porte.

Cette communauté a commencé avec quatre amis, a vécu un constant renouvellement de personnes et est devenue un modèle de savoir vivre entre différentes nationalités, orientations sexuelles et professionnelles.

Je crois qu’il ne faut pas commencer aujourd’hui à mettre en place des aides et des dons si on ne commence pas à le faire à l’intérieur de chez soi. Cela va de soi si on croit à la beauté des gestes depuis toujours : c’est dans le microcosme de notre vie que commence l’aide et cela se répand comme une vague qui revient vers nous ensuite. — Claudio Bernardo

- Au-delà de ses côtés handicapants ou inquiétants, pensez-vous que cette période de confinement forcé peut aussi déboucher dans votre cas sur des éléments positifs, par ex. dégager du temps pour prendre du recul, pour régler des chantiers en attente depuis très longtemps… ?

- Claudio Bernardo : Je peins en ce moment. Je ne savais pas que cela allait me procurer autant de plaisir et soulever autant de questions reliées à mon métier de chorégraphe. De temps en temps, maintenant, on offre autour de nous ce dont nous n’avons plus besoin, des objets, des vêtements, de la nourriture, et aussi un bonjour, un sourire, un merci… On ne veut pas être des moines ou des bonnes sœurs, nous avons chacun nos côtés transgressifs, mais nous essayons de respecter l’individu avec ce qu’il porte dans le contexte de la société et cela indépendamment du moral ressenti…

- Comment avez-vous occupé ces premiers jours de vie confinée, qu’avez-vous écouté, regardé, lu ? Êtes-vous jusqu’ici très dépendant d’Internet, des contenus en ligne ou arrivez-vous aussi « à décrocher », à écouter des disques, lire un livre, jouer d’un instrument…

- Claudio Bernardo : Je relis ou lis des ouvrages que je n’ai pas pu lire depuis vingt ans, j’écoute de vieux CD, je travaille sur mon prochain projet et d’autres, j’écris à mes amis, je regarde mes voisins et les caissières et caissiers au supermarché et à la pharmacie, avec émotion et pudeur, en espérant un demain dans le partage et dans le don, avec justesse.

L’écrivain mozambicain Mia Couto dit une belle chose sur la notion de maison :

Parce que l’important n’est pas la maison dans laquelle nous habitons mais où cette maison nous habite. — Mia Couto

Et là, aujourd’hui, je suis chez moi.

> site Cie As Palavras

Propos recueillis par Jean-Jacques Goffinon
photo de bannière : (c) Jean-Luc Tanghe / As palavras

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