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Focus

Aimé Césaire, la poésie comme engagement

Colonies Héritage et tabous

publié le par Françoise Vandenwouwer

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : "Embrassez-moi sans crainte... Et si je ne sais que parler, c'est pour vous que je parlerai."

Aimé Césaire est né à Basse Pointe en Martinique le 26 juin 1913.
Après ses études au lycée de Fort-de-France, en 1931, il obtient une bourse afin de poursuivre ses études à Paris. Il entre en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand où il se lie d’amitié avec Léopold Sédar Senghor. Il prend alors pleinement conscience de la situation dans laquelle se trouve le peuple antillais, déraciné, arraché à sa culture africaine originelle par l’esclavage et la colonisation. Avec leurs amis africains, ils fondent en 1934 un journal,  L’étudiant noir. Ils s’emploient dans leurs écrits à dénoncer la colonisation et le racisme, l’asservissement économique, culturel et identitaire dans lequel leurs peuples sont enfermés. Ils fondent alors le concept de la négritude et se feront les promoteurs d’une identité africaine et de sa culture en même temps que les défenseurs de tous les opprimés de la terre. Ils deviennent acteurs de la décolonisation.

Agrégé de lettres, Césaire retourne aux Antilles en1939, pour enseigner. En 1941, en réaction à la situation culturelle déplorable de son pays a-culturé par le déracinement et aliéné à la France coloniale, il  fonde avec  sa femme et d’autres intellectuels martiniquais la revue Tropiques.  Elle sera le creuset d’une prise de conscience par le peuple antillais de son histoire, de la nécessité de reconstruire sa propre culture,  de bâtir son identité et l’espoir d’une émancipation. La revue sera censurée durant la seconde guerre mondiale, l’île étant alors sous l’autorité d’un gouvernement pétainiste. En 1945, sollicité par le parti communiste qui voit en lui l’espoir d’un solide renouveau politique, il sera élu maire de Fort de France et député. En 1958 il fonde le Parti Progressiste Martiniquais. Il exercera sa fonction de député jusqu’en 1993 et de maire jusqu’en 2001.

Tout en construisant une œuvre poétique libre, vigoureuse et flamboyante, Césaire édifie par d’autres écrits sa pensée politique anticoloniale.  En 1955 il publie son Discours sur le colonialisme, en 1962 un essai, Toussaint Louverture (figure héroïque des mouvements d’émancipation des noirs, chef de la révolte des esclaves en Haïti et premier gouverneur noir de l’île à la fin du XVIIIème siècle), en 1963, il crée la pièce de théâtre La Tragédie du roi Christophe (premier roi d’Haïti en 1811), et en 1966 Une saison au Congo, pièce consacrée à Patrice Lumumba.

 

Cahier d’un retour au pays natal*

La poésie comme engagement

Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace

Première œuvre poétique, texte fondateur publié pour la première version dans la revue Volonté en 1939, par lequel Césaire se libère du carcan européen, s’engage pour son peuple et souligne cette double mission qu’il  se donne de lutter à la fois pour son pays, pour sa race et d’étendre cette lutte contre la misère et l’asservissement, à l’universel :

 

faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes

voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme

 

 «Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir.»

 

ce que je veux

c’est pour la faim universelle

pour la soif universelle

 

la sommer libre enfin

de produire de son intimité close

la succulence des fruits

 

Un homme engagé, de total accomplissement dira de lui André Breton dans sa préface à une nouvelle édition du Cahier (1947). Cet engagement sera pleinement réalisé par son célèbre et terrible Discours sur le colonialisme (1955).

La poésie comme insurrection

Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ; que les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la négrerie ; que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous vendait sur les places et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes.

C’est en tant que poète que Césaire s’adresse à son pays. Flamboyant, incantatoire  et libre, le discours poétique trouve sa fougue dans la révolte et le cœur du poète bat la chamade, les mots sont pulsés, visionnaires et métaphoriques, en assemblages complexes qui fouettent le sens et inventent une forme poétique comme une esthétique de la pensée politique.

 

Et loin de la mer de palais qui déferle sous la syzygie suppurante des ampoules, merveilleusement couché le corps de mon pays dans le désespoir de mes bras, ses os ébranlés et, dans ses veines, le sang qui hésite comme la goutte de lait végétal à la pointe blessée du bulbe…

   Et voici soudain que force et vie m’assaillent comme un taureau et l’onde de vie circonvient la papille du morne, et voilà toutes les veines et veinules qui s’affairent au sang neuf et l’énorme poumon des cyclones qui respire et le feu thésaurisé des volcans et le gigantesque pouls sismique qui bat maintenant la mesure d’un corps vivant en mon ferme embrasement.

Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique. Et la voix prononce que l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences,

car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie

que nous n’avons rien à faire au monde

que nous parasitions le monde

qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde

mais l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer

et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur

et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force

et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite

 

Césaire, l’écrivain, le poète, l’homme politique disait « je ne m’appréhende qu’à travers un mot, qu’à travers le mot »

… des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes…

 

Françoise Vandenwouwer

*Tous les extraits du Cahier d’un retour au pays natal cités sont tirés de l’édition de Présence Africaine – 1983

 

 

 

 

 

 

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