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Critique

ESPRIT DE LA RUCHE (L')

publié le

« C’est difficile d’avoir de la nostalgie après ce que nous avons traversé ces dernières années. Mais parfois je regarde autour de moi et je vois toutes ces absences, tant de choses détruites, tant de tristesse; parfois je me dis qu’avec toutes ces […]

 

« C’est difficile d’avoir de la nostalgie après ce que nous avons traversé ces dernières années. Mais parfois je regarde autour de moi et je vois toutes ces absences, tant de choses détruites, tant de tristesse; parfois je me dis qu’avec toutes ces choses, nous avons aussi perdu notre capacité de sentir la vie. » Extrait d’une lettre lue dans le film.

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De grands yeux sombres et une lumière aux tons de miel: les deux éléments qui définissent l’atmosphère de L’Esprit de la Ruche tantôt s’opposent tantôt se fondent dans une troublante harmonie, et cela sans changer de nature, mais dans une douce dissolution de couleurs, comme si clarté et obscurité s’échangeaient continuellement leurs propriétés. L’austérité peut être chaleureuse, et accueillante; la joie porte également la mélancolie. Dans son très beau roman, A rebours, Huysmans théorise ces infimes variations de lumière qui imprègnent mystérieusement l’esprit, teintent l’humeur et la reflètent tout à la fois, par une réciprocité qui rend chaque instant de la vie à la fois créateur et création. Ou bien ne s’agit-il que d’une question d’époque, car L’Esprit de la Ruche se partage entre deux périodes particulièrement difficiles de l’histoire d’Espagne: tourné en 1973, deux ans avant la mort de Franco, son action remonte trente ans en arrière, à la fin de la guerre civile. La censure, intériorisée depuis longtemps, se révèle moins pesante que l’ambiance même du pays, la désolation des campagnes, de la population. Cet accablement, qui explique, d’une certaine manière, la morosité des personnages, n’est pourtant qu’un des multiples niveaux de lecture, sans doute le plus évident. Et si Ana, l’enfant au regard sombre, est devenue un symbole dans son pays, c’est parce qu’elle est porteuse d’un mystère infini, dont le pouvoir de fascination semble avoir triomphé de toute tentative d’épuisement.

Au fil de son travail, Victor Erice avoue s’être laissé guider par Ana – l’enfant plus que l’actrice – choisie pour elle-même, non pour «jouer». Puisque, d’un projet initial ambitieux, une adaptation nationale de Frankenstein, l’intrigue ne gardait qu’un souvenir, il fallait que la trace laissée par ce renoncement donne lieu, si possible, à une œuvre plus forte. Ana rendait cela possible, du fait qu’elle croyait littéralement en l’existence du monstre. Il suffisait de fonder le récit sur la foi de la petite fille. Le film commence ainsi, par la projection de l’autre film, Frankenstein. Lui-même impressionné, Erice raconte qu’il a tourné cette scène comme un documentaire, braquant la caméra sur le visage d’Ana, captant le moment crucial de la découverte, moment d’effroi authentique, scène originelle où déjà s’entrelacent fiction et réalité. Sur l’écran, Frankenstein s’approche d’une petite fille semblable à Ana; la scène suivante, elle est retrouvée morte. Bouleversée, Ana est trop jeune pour, dans son trouble, départir l’effroi de l’attirance.

Les lieux mêmes où grandit Ana prolongent son ambiguïté. Une maison perdue dans une plaine venteuse et désertée, une maison délabrée, vide, vestige d’un faste révolu… A sa place on imagine une demeure enchantée ou, au contraire, hantée, un espace symbolique et fantasmé, comme dans les contes. Il n’en est rien: réaliste, représentative de l’époque, cette maison ne matérialise pas le psychisme de ses habitants, elle le conditionne. Ana, trop petite, trop fine, porte le poids d’un passé qu’elle n’a pas vécu. Sa sœur ne lui ressemble pas, parce qu’elle ressemble davantage aux autres enfants qui aiment jouer et faire semblant, oublient aussitôt ce qui, l’instant d’avant, les a émus aux larmes, dorment la nuit et s’épuisent le jour. Ana ne fait pas semblant, elle n’oublie pas, la nuit, elle ne dort pas. Sa mère, femme discrètement fantasque, écrit des lettres à un amant peut-être imaginaire; son père, lui aussi absent, s’abîme dans d’étranges études entomologiques, qu’il tente de relier à celles de la société humaine, sur le modèle de Maeterlinck dans la Vie des Abeilles. Le récit se déploie par métaphores, sans caractérisation psychologique, presque sans paroles. On retrouve cette atmosphère dans les films du jeune réalisateur russe Zviaguintsev, avec ses personnages solitaires, muets, intenses mais hermétiques et comme grandis par une angoisse innommable. Dans l’histoire, ils flottent sans jamais s’incarner, comme s’ils appartenaient à quelque mythologie encore inconnue plutôt qu’à leur vie propre. Il y a de cela, dans l’Esprit de la Ruche, une spiritualité diffuse, immanente, des fantômes, des ombres, des portes successives que l’on ouvre les unes après les autres, un saut figé au-dessus du feu, un chat qui se défend lorsqu’une fillette tente de l’étrangler, des jeux de mort, du sang léché, des champignons vénéneux, des trains mortels, des maisons perdues en plein champ, et un mystérieux fugitif qui s’y cache…

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Surtout il y a la lumière. Il n’est pas si surprenant d’apprendre, vu la rareté des dialogues, qu’à l’origine, le réalisateur désirait tourner son film en noir et blanc: le mutisme et la subjectivité de sa palette confèrent à l’image une irréalité pareille à celle induite par l’absence de couleurs. Cinéaste-peintre, Erice compose ses plans comme des tableaux, se référant aux maîtres qui lui sont chers, Vermeer et Zurbaran, car ils lui semblent au mieux traduire l’atmosphère recherchée. Scènes d’intérieur calmes et reposées, baignées d’une lumière dense, onctueuse comme le miel, agencées dans une symétrie méditative par laquelle l’immense maison devient, aux yeux du spectateur, un espace spirituel - alignement des portes, découpage des fenêtres en carreaux minuscules pareils aux alvéoles d’une ruche… Par contraste, l’extérieur est filmé au naturel, tons froids, gris, une angoisse différente. Ainsi couleurs, lumières, sons, cadrages figurent-ils autant de langages distincts et simultanés, qui s’additionnent mais ne se complètent pas forcément. Leur rôle est de traduire, chacun par ses propriétés, la complexité du réel. La forme mime l’agencement des perceptions; elle les réfractent, sans qu’aucun élément n’en domine un autre, de sorte que la surface côtoie la profondeur. Cette composition, que caractérise l’absence de hiérarchie entre réel et imaginaire, nourrit la densité mythologique du film, parce qu’elle vise le vrai.

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L’Esprit de la Ruche est un film qui, de la mélancolie, reconnaît le caractère essentiellement ambigu, indéfinissable, ni triste ni tranquille, sans nostalgie et cependant reflet lointain de tout cela. Une façon adoucie d’évoquer des âges difficiles, l’enfance et la dictature, qui n’ont a priori rien à voir l’un avec l’autre, mais qui, rapprochés arbitrairement,entament un dialogue paradoxal, tout en ellipse, que chacun nourrit de sa propre histoire.
Catherine De Poortere

Liens supplémentaires: 

Lien 1 : Mourir à Madrid, Frédéric Rossif – guerre civile espagnole.
Lien2 : No Pasaran, Henri-François Imbert – guerre civile espagnole
Lien 3 : filmographie d’Ana Torrent

 

 

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