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Critique

« Un autre monde » : l'âme fait de plus belles flammes

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Après En Guerre et La Loi du marché, Stéphane Brizé poursuit son intense réflexion sur les ravages de l’ultralibéralisme à hauteur de l'individu de bonne volonté. Pour cette fable morale et politique, Vincent Lindon se met dans la peau d’un directeur d'usine en instance de divorce mis en demeure d’exécuter un plan de licenciement au profit d’un groupe à l’économie florissante.

Sommaire

La vie, la santé, l'amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? — Laurence Parisot, Figaro 30/08/05

Une belle réussite

Philippe Lemesle est désormais seul à ne pas s’être rendu compte que son monde s’est effondré. Un monde qu’il a voulu étincelant d’opportunités, de défis, un monde voué à la prospérité de son entreprise et au bonheur de ses proches. S’il a dérivé de sa trajectoire, c’est sans le vouloir, presque à son insu. On peut se figurer le décalage en considérant sa maison, une magnifique propriété « équipée de tout le confort moderne ». Aux yeux du propriétaire, elle représente l’accomplissement de ce qu’il a voulu atteindre en tant que bon père de famille salarié modèle d’une multinationale cotée en bourse. En vrai, l’endroit a autant d’éclat qu’une nature morte. Les cadres aux murs montrent une famille qui ne sourit que sur photos. Quelque part sur papier dort un patrimoine dont nul, à vrai dire, n’a le cœur de jouir. Le réel de Philippe Lemesle est d’être coupé de tous ceux qu’il aime.

Alors il s’enfile en douce des cachets qui l’aideront à tenir. Il répond présent à toutes les interpellations et pense sincèrement faire de son mieux, sur tous les fronts. En plus des désordres dans son foyer, de son couple qui se délite et de son fils adolescent partant à la dérive, un plan de licenciement, le second en cinq ans de mandat, vient peu à peu ébranler la confiance qu'il a mise dans ses choix de carrière.

Dans la foulée de ses deux films précédents, Stéphane Brizé construit son récit sur base d’un matériau rigoureusement documentaire. Le dispositif tend à synthétiser autant qu’à humaniser le paysage un peu abstrait que dessinent des entretiens réalisés avec des cadres, des ouvriers et des spécialistes de l’emploi. Épaulé par Olivier Gorce, coscénariste de ses deux précédents films et auteur d'une filmographie très politisée, le cinéaste ne sollicite la fiction qu’à la fin du processus d’enquête, empruntant alors à la fable sa forme resserrée autour d’un vécu emblématique révélé de l’intérieur.

Un homme de bonne volonté

C’est l'endroit victorieux de notre civilisation moderne, le lieu de la méritocratie, le lieu de ce qu'on appelle classiquement « une belle réussite ». Comment dire que l'on a mal quand on fait partie de l'élite sociale ? Se plaindre serait à la fois indécent au regard des plus modestes en même temps que le signe d'une faiblesse. Sentiment insupportable au regard de ses pairs. Sentiment insupportable au regard de soi-même. À cet endroit du monde, on ne peut pas, on ne doit pas être fragile. Interdit sous peine de déclassement et de remplacement par un plus jeune et plus dynamique que soi ou un autre qui ne discuterait pas ce qu'on lui demande de faire. Un endroit du monde de grande solitude où l'on n'a peut-être plus le choix. C'est la question de la liberté personnelle qui est aussi abordée. — Stéphane Brizé

Sa position privilégiée dans le récit ne fait pas de Philippe Lemesle un de ces héros modernes identifiés comme lanceurs d’alerte. Il est le prisme au travers duquel se perçoit le passage douloureux d’une situation d’aveuglement à un état de conscience. C’est l’homme ordinaire, honnête, bon citoyen. Sa droiture morale le situe dans la lignée des personnages incarnés par Gregory Peck, Henry Fonda ou James Stewart, des hommes dépourvus de cynisme, prompts à endosser leurs responsabilités lorsque les circonstances le demandent. Leur popularité signale que l’acte juste peut s’avérer plus nécessaire que l’acte héroïque. Ces louables dispositions se heurtent à une difficulté nouvelle pour Philippe Lemesle. Son rôle de directeur d’usine le désigne aussi bien victime que complice du système qui se retourne à présent contre lui.

Inversion des valeurs

Articulée sur le regard de cet homme progressivement gagné par le doute, la mise en scène s’organise en une succession de confrontations avec les différentes instances qui peuplent sa vie sociale et privée. Par la voix de l’épouse (Sandrine Kiberlain), du fils (Anthony Bajon), du directeur des ressources humaines, du représentant du syndicat, des ouvriers et de la directrice de la branche française du groupe (Marie Drucker), le film prend le parti de dénouer ce qui oppose un peu trop vite les dominants et les dominés pour mettre en évidence un problème systémique au sein duquel un individu isolé ne pèse pas grand-chose. Un des aspects les plus intéressants de la démonstration souligne comment opère la novlangue sur les esprits consciencieux. Une simple manipulation du langage aboutit en effet à l'inversion des valeurs grâce à laquelle le courage, par exemple, n’est pas pour un directeur d’œuvrer au mieux pour la production ainsi que pour les employés, mais bien au contraire d’être du côté des puissants, c’est-à-dire d’obéir aux injonctions des actionnaires.

Si l'on accepte de voir le film comme une allégorie du monde actuel dont le personnage interprété par Vincent Lindon serait l’âme damnée, on tient un beau récit de rédemption doublé d’un décryptage utile des mécanismes de soumission volontaire au sein de l'entreprise mondialisée. Cependant suivre le cheminement de cet homme, son retrait progressif hors d’un monde dont il reconnait désormais l’abjection, n’apporte aucune clé pour un quelconque changement de société. Il en reste, pour le spectateur, un malaise plus grand d’avoir été si profondément éclairé.


Texte : Catherine De Poortere

Crédits photos © Cinéart

Le titre est une citation de la chanson d'Anne Sylvestre J'aime les gens qui doutent, chanson qui clôt le film.

Films de Stéphane Brizé à PointCulture


Agenda des projections

Sortie en Belgique le 23 février 2022.

Distribution : Cinéart

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En Belgique francophone le film sera projeté dans les salles suivantes :

Bruxelles : Galeries, Stockel, UGC Toison d'Or

Wallonie : Ath Ecran, Charleroi Quai 10, Jodoigne L'Etoile, Liège Les Grignoux, Louvain-La-Neuve Cinéscope, Marche-en-Famenne Cinémarche, Mons Imagix, Mons Plaza-Art, Namur Caméo, Nivelles Cine4, Rixensart CinéCentre, Tournai Imagix, Waterloo Wellington

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