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Critique

TAMBURITZA ! HOT STRING BAND MUSIC FROM THE BALKANS TO AMER.

publié le

SÉLECTION DU MOIS DE NOVEMBRE 2007 CD du mois : Ricardo Tété The La Drivers Union Por Por Group "Tamburitza ! Hot String Music from The Balkans to America" La femme, la tradition et la transmission CD DU MOIS

Ce double disque documente l’extraordinaire survie d’un genre musical originaire des Balkans, des premiers enregistrements du début du XXesiècle aux 78 tours gravés aux États-Unis dès les années 1920 au sein des communautés immigrées serbo-croates. Le genre est caractérisé principalement par son instrumentation. Le Tamburitza est un instrument à cordes dérivé du luth commun à tout le Moyen-Orient et importé dans la région par les occupants ottomans dès le XIVe siècle. L’instrument lui-même a évolué, d’un dérivé du saz turc ou du baglama grec, pour devenir après quelques transformations le tamburitza standard des années 1880, aussi appelé instruments Farkas, du nom du musicien Milutin Farkas, directeur de l’ensemble de tamburitza de l’université de Zagreb. Il sera encore modifié vers 1920 pour adopter le système Sremski, qui permettait un accordage à l’occidental, remplaçant le jeu traditionnel, oriental, des instruments Farkas.
À l’origine principalement répandue à travers une grand partie des Balkans, des plaines de la Voïvodine serbe à la Slavonie croate, la musique des orchestres de tamburitza a suivi les vicissitudes géopolitiques de ces contrées. Intégrées à l’Empire austro-hongrois jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, les populations slaves de la région y voyaient une forme de résistance à l’hégémonie culturelle magyare et autrichienne, permettant de préserver leurs différentes langues natales et leurs nombreux dialectes locaux privés de reconnaissance par le pouvoir impérial. Bien avant l’éclatement de l’Empire et la formation de la Yougoslavie, une grande vague d’émigration s’est embarquée pour l’Amérique, afin d’échapper aux guerres récurrentes ou à la pauvreté. Ré-acclimatée dans le circuit des vaudevilles et des music-halls américains, les orchestres de tamburitza se sont révélés extrêmement populaires auprès des communautés immigrées. Quoique de plus en plus proches stylistiquement des orchestres de swing-westerns populaires à l’époque, ces orchestres conserveront un répertoire traditionnel qui en fera les invités indispensables à tout bal, pique-nique ou mariage croate ou serbe du Midwest, de Chicago jusqu’au Minnesota. L’anthologie présente en deux disques un choix varié de ces combos, ainsi que quelques exemples rares de leurs prédécesseurs européens. [retour]
Benoît Deuxant

 

LA FEMME, LA TRADITION ET LA TRANSMISSION

La femme est d’une importance capitale dans de très nombreuses traditions à travers le monde. Elle est donc souvent l’instrument de la tradition, artisan indispensable de son prolongement et de son évolution, gardienne d’un savoir ancestral et responsable de sa transmission. Elle est souvent également responsable d’un renouveau, voire d’un chambardement des codes stricts d’un ensemble de pratiques qui jusqu’alors semblaient immuables.
Qu’elle joue d’un instrument de musique, ce qui n’est pas rare, ou qu’elle se serve exclusivement de sa voix, palliant au manque d’instrument de musique, elle est là encore lien direct, contact étroit avec l’instrumentarium traditionnel d’une communauté. Elle est ce chaînon indispensable qui, très souvent, opère le tri nécessaire entre ce qui devient obsolète et ce qui est essentiel à la communauté c’est-à-dire la culture du groupe, culture dynamique, vivante, qui se transforme constamment entre les dimensions locale et globale, soit une culture localisée, socialisée, qui remplit sa fonction d’identification (et donc d’identité mais identité relationnelle) qu’on peut aussi appeler « fonction des appartenances individuelles et collectives » (comme le disait José Marin dans sa communication « Mondialisation et diversité culturelle » dans le livre collectif « Culture & cultures » InFolio / Musée d’ethnographie de Genève, 2007).

La femme s’impose souvent comme la mémoire du monde, en tout cas de son monde. Elle est celle qui remet cette mémoire en marche dès qu’elle la sent en danger, exactement comme elle surveille et rallume la flamme du foyer sans lequel chaque habitat serait en péril.

Une question de statut et de fonction: femmes et sociétés.
La place que peut occuper la femme dans les pratiques musicales liées aux traditions d’une société est directement dictée par le statut réservé aux femmes dans ladite société. C’est une question de statut et l’on sait que la répartition des tâches est aussi celle de certains pouvoirs au sein de chaque société. Il est des ouvrages entiers qui vous parleront du genre et de la musique tant il est vrai que les musiques des femmes et celles des hommes peuvent être très différentes. Mais il faut retenir un principe immuable: aucune tradition n’est figée dans l’immobilisme. Tout change, tout évolue. De sorte qu’il est possible que les femmes s’emparent soudain d’un instrument jusque là réservé aux hommes et que cette démarche contribue à sauvegarder la tradition de cet instrument, voire l’instrument lui-même, tout en apportant à cette même tradition un souffle nouveau ou en tout cas différent.
Il est de nombreux pays d’Europe où il aura fallu attendre des années pour voir apparaître de nombreuses instrumentistes capables de rivaliser avec les hommes sur n’importe quel instrument.
Bien sûr, en certaines sociétés, une série de rôles parfois très importants peuvent être dévolus sans distinction de sexe. Le cas le plus parlant est certainement celui des chamans. Au Chili, en Sibérie, dans l’Arctique, en Mongolie…, les femmes peuvent être chamans et donc pratiquer instruments, chants, incantations et autres «exercices musicaux» liés directement aux cérémonies chamaniques et aux séances de guérison. Ce « métier » essentiel d’intercesseur entre hommes et esprits dépend essentiellement d’aptitudes particulières qui relèvent plutôt de l’ordre psychique que du genre.
En d’autres sociétés, les femmes ont accès au statut de musicien professionnel ou officiel. C’est le cas des djelimoussa, griotes d’Afrique occidentale, des iggiw, griots de Mauritanie, des femmes touareg… Parfois le rôle n’est pas aussi officiel mais la femme tient une place importante dans le bon déroulement des expressions traditionnelles.
Si les chants à tambours ou chants dits personnels étaient réservés aux hommes dans les communautés inuit, par contre les femmes aidaient leurs maris à retenir le chant. Elles chantaient donc en général avec lui, le secondant et lui soufflant en quelque sorte les paroles qu’il avait composées. Ce qui fit dire à Rasmussen que chez les Inuits « la femme est la mémoire de l’homme ». Elle ne jouait pas le tambour, elle ne composait qu’exceptionnellement, mais elle chantait et intervenait dans l’exécution du chant.

Bien sûr, les cas les plus fréquents montrent une division très précise entre les tâches musicales comme entre les tâches quotidiennes. Chacun, homme et femme, tient un rôle précis fait de fonctions diverses, et la conjonction de ces différentes fonctions, soit masculines soit féminines, fait en principe fonctionner la société de manière optimale. En musique, les règles sont les mêmes. La femme a traditionnellement son terrain, celui qui lui est réservé, celui dont elle ne s’éloignera pas pour ne pas empiétersur celui de l’homme.
En de nombreuses sociétés, les femmes sont confinées aux activités les plus domestiques et les plus familiales. Elles ont donc dans leurs attributions le rôle de chanter les berceuses, les chants et les jeux pour enfants. Elles ont une série d’activités journalières auxquelles elles associent des chants ou sortes de jeux musicaux qu’elles pratiquent entre elles.
Les femmes inuit ont développé leurs techniques de chants de gorge que ne pratiquent jamais les hommes. On peut en dire autant des femmes Xhosa d’Afrique du Sud et de leurs étonnants chants harmoniques. À cela, il faut ajouter une série de pratiques sociales, rites ou cérémonies, dans lesquelles les femmes ont une place à tenir, y compris musicalement. Elles ont alors le devoir d’exprimer, selon des codifications précises, une socialisation féminine, c’est-à-dire représentant cette partie de la société, du moment à vivre et à partager ensemble. L‘exemple le plus évident vient de la place importante des rites funéraires dans de nombreuses sociétés. Les lamentations sont très souvent le propre des femmes.
Parfois, et de plus en plus souvent pourrait-on dire, le rôle de la femme et sa fonction de gardienne de la tradition prennent des proportions importantes du fait d’absences plus fréquentes des hommes. En Russie, par exemple, les hommes étaient souvent appelés à travailler ailleurs, à louer leurs services en ville, à servir 25 années dans les armées du Tsar (sous Pierre le Grand au XVIIe siècle). Les femmes restaient attachées à leurs traditions comme à leurs terres. Elles en ont conservé, aujourd’hui encore, un répertoire très ancien qui parle comme une mémoire tenace lorsque l’histoire est cruelle.
L’histoire étant un perpétuel recommencement, il est de très nombreux endroits où les hommes quittent la communauté pour s’en aller travailler au loin, laissant femmes et enfants de très longs mois au village. Il n’est pas rare alors que les femmes empoignent tel ou tel instrument ou tel type de tradition ou de répertoire chanté, jadis apanage du sexe masculin, pour que la vie continue d’être accompagnée de ces expressions qui leur sont ancestralement vrillées au corps. Pendant ce temps-là, de leur côté, les hommes inventent une musique nouvelle, expression d’un déracinement, témoignage d’un autre lieu de vie dans la multiculturalité et dans l’échange entre travailleurs venus d’horizons différents.

Un statut en question.
Aujourd’hui le monde change à une vitesse incontrôlable. Industrialisation, urbanisation, soi-disant progrès, développement des communications, récession économique, apparition d’un monde post-industriel, déplacements de populations, développement du tourisme et du goût pour un exotisme touristique, catastrophes naturelles… sont autant de phénomènes conjugués au présent dans les moindres recoins de la planète. Tout est bousculé de plus en plus vite. Plus aucune société, à de très faibles exceptions près (peut-être en Papouasie Nouvelle-Guinée), n’est protégée d’un déferlement extérieur qui la catapulte dans un monde hybride où se toisent tous les contraires possibles.
Des changement de société de plus en plus rapides et fréquents entraînent donc immanquablement des changements profonds dans les pratiques musicales et dans le rôle qu’y jouent les femmes. Les nouvelles conceptions de sociétés et les nouvelles mentalités qui les accompagnent sont maintenant largement diffusées et atteignent les sociétés rurales. Prenez les pays européens, comme la France, la Grande-Bretagne, surtout l’Écosse et l’Irlande, où certaines traditions ont persisté plus longtemps dans les campagnes. C’est un regain d’intérêt international, ce sont les mouvements de revival, c’est aujourd’hui une certaine mode world music, qui ont ramené ces musiques sur le devant de la scène (d’une certaine scène du moins). C’est aussi bien sûr le travail acharné de quelques grands artistes, chercheurs, groupements, etc.
Le résultat est, en tout cas, extrêmement tangible aujourd’hui. Les musiques traditionnelles ou ce qu’on peut appeler nouvelles musiques traditionnelles sont revenues dans les discographies, dans les concerts et les festivals.
Maintenant, ce patrimoine fait partie de l’ensemble des musiques accessibles et disponibles, chacun, y compris les femmes, peut y puiser à l’aise et s’en servir à sa façon. Les musiques de tradition font partie de la mémoire musicale commune, au même titre que le rock, le blues, le classique ou le jazz et tout(e) instrumentiste peut s’y essayer.
Le phénomène va plus loin encore lorsque la tradition est plus enracinée dans un concept de société qui donne à la femme une place précise. Au Turkménistan, les bakhshi sont des bardes, poètes-musiciens, chantant les poésies classiques et grandes épopées, en s’accompagnant au luth dutâr. Jusqu’il y a peu, cette fonction était exclusivement masculine. Petit à petit, du fait de la sédentarisation, d’une certaine laïcisation de la société et bien sûr de l’évolution de la condition féminine, les femmes se sont intéressées à ce répertoire, au point que le pays compte aujourd’hui de grandes bakhshi dont la réputation est nationale. De la même manière, en Ouzbékistan, Monadjat Yulchieva chante la tradition classique d’inspiration soufie. Elle y interprète des chants jusque là réservés aux seuls hommes. On apprend également que Malika Ziaeva a été longtemps la seule femme d’Ouzbékistan à jouer du dutâr et qu’elle a créé une école de dutâr pour femmes parce que jadis celles-ci pouvaient jouer de cet instrument mais dont la pratique était tombée en désuétude
Ce n’est pas l’avènement d’une mode de la world music qui a contribué à ces évolutions, c’est plus souvent le contraire. C’est parce que partout dans le monde il est des musiciens, hommes et femmes, qui ont maintenu la flamme allumée ou qui l’ont ravivée que ces musiques ont conservé un dynamisme leur permettant d’être encore là aujourd’hui et de correspondre encore et toujours à une image vivante de la réalité culturelle de nombreuses communautés de notre monde.

Musiques et instruments en voie de disparition.
Pourtant, rien n’est gagné. S’il est vrai que des langues disparaissent quasi chaque jour dans une sorte d’indifférence générale. S’il est vrai qu’il est des endroits où les jeunes générations n’ont plus de langue maternelle mais sont contraintes à baragouiner une ou plusieurs langues qui leur sont imposées par les circonstances, il est vrai aussi que des expressions musicales, des répertoires de chants et des instruments de musique disparaissent ici et là au fil des ans. Pour les mêmes raisons. Parce que les populations ne vivent plus dans le même environnement géographique, politique, social, économique. Parce que le monde nouveau dans lequel elles vivent a quasi soudainement rendu obsolètes plus d’une tradition jusque là évidente. Parce que les attraits exercés par les cultures dominantes (on peut certainement dire la culture dominante) sont tels que des pans entiers des traditions anciennes passent aux oubliettes au profit d’expressions hybrides calquées sur ce qui se fait sur le marché mondial de la musique.
Et l’on aurait tendance à croire, à penser, à craindre que les traditions du monde entier sont en péril, que seule une musique globalisée, plus ou moins adroitement teintée d’un exotisme inspiré de quelques cultures emblématiques, restera et transformera la multiplicité des oreilles humaines en une seule et même oreille formatée. Ce serait oublier que la diversité culturelle existe encore et que, enfin, elle est reconnue comme indispensable tant par des organismes comme l’Unesco que par de nombreux pouvoirs publics. Bien sûr le discours est encore souvent celui de la bonne conscience et du politiquement correct. Quel est le politicien qui aurait intérêt à éluder la question de la diversité culturelle dans des sociétés comme la nôtre, sinon celui des partis nationalistes? Et que dire alors des sociétés où la diversité culturelle se pratique au quotidien depuis toujours parce que s’y côtoient depuis la nuit des temps une foule de langues, de parlers, de cultures, de façons de voir et de dire?

Pourtant le problème est crucial depuis longtemps, y compris dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui, à savoir celui des traditions musicales. En 1972, Pete Seeger tirait déjà la sonnette d’alarme, en s’adressant aux jeunes du monde entier pour leur dire de ne pas tous copier la musique américaine mais de s’intéresser à ce que leurs sociétés respectives leur transmettent et de voir comment ces pratiques peuvent évoluer en leurs mains. Ce faisant, ce grand folksinger, né en 1919, insistait sur le fait que cette diversité culturelle était aussi importante que la biodiversité. Les deux combats sont enfin au cœur des préoccupations « politiques », plus de trente ans plus tard, un retard qui de toute façon aura fait des dégâts !
Mais la diversité culturelle est enfin reconnue comme étant une des richesses essentielles de l’humanité.
Et les premiers à en avoir été conscients ont toujours été tous ceux qui, à l’instar de Pete Seeger, ont travaillé dans leur coin, à petite ou à grande échelle, pour que chaque pratique importante soit transmise et utilisée au gré des urgences et des besoins des populations en mouvement. Les femmes du monde ont joué leur rôle dans ce fantastique processus populaire. Elles ont continué leur rôle de transmission, d’éducation, d’intervention. Elles ont sauvé l’essentiel, elles ont rappelé le sens des répertoires, elles ont convaincu les jeunes du pouvoir de leur tradition. On a vu des femmes inuit organiser des soirées de cours de chants de gorge pour leurs filles, nièces ou petites filles. On a vu les femmes touareg reprendre la vièle imzad et former les jeunes à son répertoire féminin. On a vu les chanteuses des Hébrides refuser d’oublier leurs chants de foulage du tweed alors que celui-ci se fait mécaniquement sans besoin de phases de travail chantées. On a vu les femmes d’Afrique du Sud prendre la vie musicale de leur village en mains parce que les hommes étaient partis fournir de la main-d’œuvre aux mines lointaines.
C’est que les sauveurs de cultures ne seront jamais les décideurs, même s’ils affirment cette préoccupation sur leurs affiches, ce seront toujours les gens de terrain ceux qui savent le sens profond de leur propre culture et appréhendent les conséquences d’une disparition éventuelle de certaines expressions. Ceux-là, alors, deviendront peut-être des décideurs: Luzmila Carpio, Gilberto Gil, Zulfu Livaneli…

Ceux-là aussi se placeront volontairement dans la chaîne de l’éducation, de la formation, de l’enseignement, de la transmission, du témoignage, de la médiatisation… parce qu’ils chercheront à donner à leurs cultures un maximum d’exposition saine. C’est dans ce contexte que ces artistes se groupent alors avec d’autres gens de terrain, ceux qui ont compris qu’il est indispensable de créer des outils de transmission et d’exposition de ces cultures toutes aussi indispensables les unes que les autres. C’est là qu’on se rend compte que l’on a à notre disposition une foule d’outils de défense de la diversité culturelle. Le festival Voix de femmes en est un, la Médiathèque en est un autre. Et pourtant, l’un comme l’autre sont toujours en danger, en difficulté, en négociation… Il y a là d’ailleurs une contradiction politique de plus. Comment peut-on accepter d’entendre constamment des discours politiques se gargariser de leitmotivs somme toute facile tels que l’importance de bien vivre dans une société multiculturelle et donc de respecter et préserver la diversité culturelle? Il ne s’agit souvent que d’un alibi de type électoral sinon des outils essentiels comme ceux cités, et de nombreux autres aussi d’ailleurs, ne seraient jamais en danger !

Un autre exemple me frappe. Le disque se vend mal, le marché du disque s’écroule. Et tout le monde s’en plaint. Personne, pourtant, n’analyse correctement ce qu’est devenu le disque en question et, par voie de conséquence d’ailleurs, ce qu’est devenue la musique. Un produit de consommation comme un autre, sans plus. Et le disque n’est plus, depuis trop longtemps, qu’un objet parmi d’autres. Un objet destiné à être acheté sous la pression de soi-disant coups de cœur, savamment orchestrés, puis aussi vite oublié dans la course au coup de cœur suivant. Pourquoi continuer à acheter de tels objets dans une telle logique alors que le net permet de consommer plus vite encore, moins cher et avec une nettement moins grande impression de gâchis? Il est plus facile de vider un fichier informatique que de jeter un disque ou de le regarder sans plus avoir envie d’y toucher. Il devient encombrant, il incarne le passage de l’envie à l’ennui, il est synonyme de regret. Parce qu’il a coûté cher, trop cher! Parce que le disque et la musique kleenex sont beaucoup trop chers, depuis très longtemps. Mais derrière, loin derrière cette masse de produits de consommation à rotation rapide, il existe depuis toujours un nombre incroyable de disques qui revendiquent et méritent le statut de produits culturels. On les voit de moins en moins. Ils ne se vendent pas nous dit-on. C’est-à-dire que rares sont les vendeurs capables de les vendre parce que trop rares sont les vendeurs de disques qui tentent vraiment l’aventure de la diversité culturelle. Probablement que 99% de ce qui se vend sur le marché de la musique appartient à la même culture, une culture de la globalisation du son et des styles.
Mais le reste mérite aussi une attention des décideurs; il doit bénéficier d’un statut équivalent à celui du livre; il est là pour nous rappeler le patrimoine de l’humanité, notre patrimoine. Ce reste est le fruit du travail acharné, passionné et courageux d’hommes et de femmes dont le métier est un réel engagement. Mais de ces disques, personne ne parle lorsqu’on s’inquiète de la chute vertigineuse du marché du disque. Nous ne pouvons pourtant pas accepter qu’ils disparaissent aussi parce qu’ils ne font pas partie de la même logique, du même marché !

Prenons quelques exemples : la chanteuse Charlesia a été découverte grâce au travail formidable du label Takamba et de son directeur Alain Courbis. Sans eux, personne n’aurait jamais entendu parler des îles Chagos. Personne ne saurait que cet archipel a été phagocyté pour servir de base militaire et que tous ses habitants ont été déplacés vers l’île Maurice ou les Seychelles, soit à des milliers de kilomètres de chez soi, un chez soi à tout jamais fermé. Il a fallu la voix de Charlesia, il a fallu ses chansons nues et rocailleuses, puissantes et lancinantes, pour faire comprendre ce qui s’était passé, pour avoir un témoignage, pour entendre le chant de la vie, la tradition dans le déchirement. Pour faire entendre, oui, mais à qui ? Aux seuls amateurs de musiques dites traditionnelles, dites pointues. De ces musiques qui dérangent ceux qui n’écoutent que pour se flatter les oreilles ou la sono ou pour se rassurer sur leurs bons goûts musicaux. Vous en connaissez beaucoup, vous, des gens qui parcourent le net avidement à la recherche de chansons de ce genre, dans l’espoir de les télécharger gratuitement si possible ?
Un autre exemple me vient à l’esprit. Celui de Marie-Aline Lagadic et Klervi Rivière, deux chanteuses bretonnes, mère et fille. Elles viennent de sortir un disque aussi important qu’inaperçu sinon par l’Académie Charles Cros qui leur a attribué un prix. Ce disque intitulé « Le chant des sardinières » rappelle les combats sociaux des travailleuses des usines de sardines de la région de Douarnenez et du pays Bigouden. Il s’agit de ces chants qu’entonnaient les sardinières pour tenir le coup face à la dureté de leur tâche; il s’agit aussi de leurs chants de lutte. Il ne faut pas oublier que d’après guerre à 1960, il était interdit aux femmes de chanter dans les usines. Les deux chanteuses ne veulent pas oublier ce qu’elles partagent avec leur famille et leur entourage. C’est que Klervi Rivière, la plus jeune de ces deux chanteuses, travaille aussi dans une usine de sardines en Bretagne; elle représente la cinquième génération de femmes de la même famille qui fait le même boulot! Le chant prend alors toute sa dimension tant historique que sociale, tant humaine que féminine, tant ressentie que vécue. Encore une fois, si ce disque n’existait pas, si cette démarche de mémoire et d’action en mouvement n’était aucunement confiée à un tel outil de transmission et d’archivage vivant, qui pourrait avoir accès à un tel répertoire et au-delà à une telle histoire, qui sinon les proches des deux chanteuses? Le disque peut être un outil de combat, comme peut l’être le concert.
Les chanteuses et musiciennes du monde l’ont compris. C’est pourquoi on peut entendre, dans un festival comme Voix de femmes, tant d’exemples aussi éloquents que ceux cités à l’instant. Les voix et la vièle imzad des femmes touareg devraient suffire pour vous en convaincre. Voilà un instrument qui a été menacé par la raréfaction des joueuses et qui, par conséquent, aurait pu disparaître. Mais certaines associations ont recensé les musiciennes encore en activité et ont lancé des programmes de formation afin d’assurer une nouvelle transmission auprès des jeunes musiciennes. L’Unesco a d’ailleurs suivi ces initiatives. Ici encore, un disque est nécessaire. Il n’existe pas en tant que tel mais il viendra et le monde entier pourra prendre conscience de ce répertoire, de sa pérennité difficile, de son importance, de son rôle emblématique dans l’histoire des diversités culturelles. Et le disque viendra en tout cas grossir les collections des médiathèques dignes de ce nom, comme cette musique vient nourrir le programme d’un festival digne de ce nom…

Alors les curieux de tous bords peuvent découvrir et apprécier les multiples interventions des femmes du monde dans le maintien de la diversité culturelle au jour le jour, une sorte de lutte ininterrompue pour que demeurent les différences sans lesquelles nous ne serions plus des humains mais des robots du consumérisme. [retour]
Étienne Bours

(On peut lire d’autres développements sur le rôle des femmes dans les musiques traditionnelles dans un article intitulé « La femme, instrument de la tradition », du même auteur, sur le site de la Médiathèque.)

 

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