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Des révoltes qui font date #45

1903-1918 // Radicalisation de la lutte pour le droit de vote des femmes au Royaume-Uni

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Pierre d'angle de l'émancipation féminine, l'égalité juridique fut l'objet de luttes parfois brutales dans le monde entier. En Angleterre, on appelle suffragettes les militantes qui décidèrent de recourir à la manière forte. En s'intéressant à un sujet historique peu médiatisé, Sarah Gavron participe au questionnement actuel sur le statut des revendications collectives violentes des femmes au cinéma.

Sommaire

We do not want to be law-breakers. We want to be law-makers. — Emmeline Pankhurst

Casser des vitrines, lancer des bombes

Lorsqu’en 1903 Emmeline Pankhurst crée à Manchester l'Union politique et sociale des femmes (WSPU), cela fait déjà plus de soixante-dix ans que, toutes classes confondues, les féministes anglaises revendiquent le droit d’aller voter au même titre que les hommes. Âgée d’une quarantaine d’années, fille et épouse de politiciens appartenant à la bourgeoisie aisée, Emmeline Pankhurst estime qu’il n’est plus temps pour les femmes d’attendre le bon gré de la gent masculine pour occuper la place qui leur revient dans la vie politique et citoyenne de la nation.

Les pacifistes regroupées depuis 1897 autour de Millicent Fawcett n’ont-elles pas de leur côté suffisamment démontré l’inutilité de l’action non-violente ? Nul changement ne vient sans effroi. Pour se faire entendre, il faut faire du bruit : casser des vitrines, mettre le feu, lancer des bombes. Le mot d’ordre est de provoquer le désordre, tout en évitant, si possible, de faire des victimes.

La stratégie semble porter ses fruits, tout au moins sous l’angle médiatique. Les journaux se piquent de curiosité pour les audacieuses qu’ils ne se privent cependant pas de tourner en dérision. Par exemple, en usant à leur endroit du qualificatif suffragettes, distorsion moqueuse de suffragistes, comme on appelait alors les militantes de la première heure, plus légitimes car moins dérangeantes.

Prison d’État, prison chez soi

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Un geste de révolte dans lequel la moitié de la population peut se reconnaître ne laisse pas l’opinion publique indifférente. Mais l’État a d’autres intérêts à défendre, à commencer par une économie qui tire son parti du travail à moindre coût des femmes exploitées dès le plus jeune âge. L’oppression s’exerce à tout endroit, du foyer à l’usine et même chez les plus privilégiées. Là où la violence étatique perd toute équivoque, c’est dans le spectacle qu’offrent les manifestantes poussées à terre, rouées de coups, embarquées pour être jetées en prison. L’offensive continue puisque, à défaut de se voir reconnaître le statut de prisonnières politiques qu’elles méritent, les militantes refusent de s’alimenter. Pressentant le danger de produire des martyres, le gouvernement ordonne qu’elles soient nourries de force. Une stratégie à peine moins brutale que le gavage, qui consiste à leur offrir une liberté provisoire, le temps qu’elles se refassent une santé, pour les réincarcérer aussitôt après. (Cat and Mouse Act, 1913).

Ce qui est intéressant, c'est que c'est un groupe uniquement composé de femmes. En cela, elles réactivent le mythe des Amazones, autrement dit celui d'une violence féminine collective. Et ça, c'est pour le coup un tabou réel : une femme, un duo ou la constitution éphémère d'un groupe de femmes meurtrières et virulentes, c'est socialement digérable (sous le registre de l'exception qui confirme la règle), mais une violence féminine collective, organisée, préméditée, porteuse d'un discours politique et féministe, c'est franchir la ligne rouge. — Coline Cardi, "Penser la violence des femmes."

Franchir la ligne rouge : la violence féministe

Aussi universel que le suffrage devrait l’être, ce moment clé de l’Histoire ne figure pas au programme scolaire anglais. Un premier degré d’invisibilisation auquel s’en ajoute un second sur le plan cinématographique. Certes, les femmes sont loin d’être absentes des films d’époque. Mais combien de mouvements de femmes y voit-on représentés ? Quand il s’agit de s’émoustiller des frasques d’une courtisane, d’accompagner dans son désespoir une amoureuse délaissée ou de saluer l’intelligence matrimoniale de jeunes filles en dentelles, les financements pleuvent. En revanche, pour les projets directement engagés dans la sociologie et l’histoire des luttes féministes, il n’y a plus personne. Sur ce constat, Sarah Gavron tient à « faire la différence ». Après quelques années consacrées au documentaire politique, la cinéaste va défendre son female gaze, autrement dit son regard féminin, en trois longs métrages de fiction – Brick Lane (2007), Suffragette (2015) et Rocks (2009) –. En émulation avec ses consœurs Jane Campion, Andrea Arnold et Kathryn Bigelow, elle affiche sa volonté de raconter des histoires de femmes tout en veillant à féminiser au maximum ses équipes de travail. Choix utile dans un milieu où la parité reste un constant objet de lutte.

Maintenir les consciences en alerte

Tourné caméra à l’épaule comme nombre de fictions britanniques engagées, Suffragette parle avant tout au présent. Socialistes, bourgeoises conservatrices, libérales : elles ont toutes en commun de subir une dépendance économique qui les assujettit tant sur le plan social que privé. Fidèle à la réalité d’un mouvement d’ensemble rassemblant des visions politiques et sociétales possiblement antagonistes, le récit montre bien toutefois que c’est aux pauvres qu’il en coûte le plus de se rebeller. Un tableau complet de l’oppression masculine se dessine au travers des lignes de vie de quelques jeunes ouvrières dont se détache la figure emblématique de Maud Watts (Carey Mulligan). Sitôt entrée dans le militantisme, la jeune femme perd la garde de son enfant, mise à la rue par un mari qui ne souffre que son autorité soit remise en cause sous le regard des voisins. Pas davantage ne peut-il lui-même s’occuper de leur fils qu’il confie à l’adoption. C’est en montrant ce que Maud et ses consœurs ont dû sacrifier dans la lutte que Sarah Gavron entend maintenir les consciences en alerte.

Nous ne voulions pas raconter l'histoire de femmes extraordinaires dans une cause extraordinaire. Nous voulions montrer des femmes ordinaires, des ouvrières qui ont été à l'avant-garde du changement. — Sarah Gavron, Le Point, 18/12/15

En 1918, les femmes britanniques obtiennent un droit de vote restreint, fixé à l’âge de 30 ans et soumis à des conditions de fortune. Dix années supplémentaires seront nécessaires pour que l’égalité juridique soit atteinte. En Belgique, l’ouverture progressive du droit de vote commence en 1919 et s'achève en 1948. Les Françaises devront attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour aller voter.



Texte : Catherine De Poortere

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