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Critique

BLACKNUSS

publié le

Philippe ROBERT: «Great Black Music»

 

 

 

 

 

Philippe ROBERT: «Great Black Music»
(livre – éditions Le Mot et le reste, 2008)


Repérage discographique d'après le livre de Philippe Robert

 

« Now we gathered here on the universe at this time
this particular time to listen to the 36 black notes of the piano
There’s 36 black notes and 52 white notes.
We don’t mean to eliminate nothin but we gonna just hear
the black ones at this time if you don’t mind

Blacknuss

B – L – A – C – K
N – U – S – S
Blacknuss
Black
[repeat] »

Ainsi commence, sur fond de «lamellophone» (likembe, sanza… ou «piano à doigts», thumb pianoAfrican piano serait-on aussi tenté d’écrire), la onzième et dernière plage de l’album «Blacknuss» (1972) de Rashaan Roland Kirk… Les touches noires du piano blanc, les incantations de Kirk lui-même et de la chanteuse soul/gospel Cissy Houston prennent le relais et donnent corps - et force tranquille – à ce morceau poétiquement militant.

Au moment de l’enregistrement de ce disque, Roland Kirk a trente-six ans et cela fait trente-quatre ans qu’il a perdu la vue. Et presque aussi longtemps qu’il a consacré toute sa vie au monde des sons et de la musique, passant d’un bout de tuyau d’arrosage au bugle, à la clarinette, à la trompette, au saxophone droit… Vers 1953 et ses dix-sept ans, il fait un premier rêve qui va bouleverser sa pratique et sa carrière musicales: il se voit jouer de trois saxophones en même temps. La légende veut que dès le lendemain il s’emploie à concrétiser cette vision nocturne prémonitoire. En tout cas, aujourd’hui en 2008, Roland Kirk reste pour beaucoup - fans, amateurs, observateurs lointains et même détracteurs – «le-gars-qui-joue-de-trois-sax-simultanément». Une petite dizaine d'années plus tard, il mettra au point une autre de ces techniques qui forgent à la fois sa musique et sa légende: le «chant flûté» (comme la dénomination l'indique: chant et jeu de flûte simultanés). Lorsque Kirk enregistre «Blacknuss» en 1972, il se prénomme Rashaan depuis trois ans (au cours d'un autre rêve important pour le déploiement de son identité, Dieu s'était adressé à lui sous ce nouveau nom). Socio-politiquement, c'est aussi en 1969 qu'il fonde le «Jazz and People's Movement» en compagnie entre autres d'Archie Shepp, Andrew Cyrille, Elvin Jones, Pharoah Sanders, Cecil Taylor et quelques dizaines d'autres… Blessés par le peu de place laissé par les chaînes de télévision au jazz et aux autres musiques noires, le collectif passe à l'action en août1970 en s'infiltrant sur les plateaux de télévision de deux talk-shows diffusés en direct et pour y exprimer avec moult banderoles et sifflets leur profond mécontentement. «Pour éviter d'être à son tour victime d'un tohu-bohu, Ed Sullivan, présentateur d'une émission parmi les plus importantes de la télévision américaine, décide de négocier avec le collectif. Un Quartet, composé de Roland Kirk, Charles Mingus, Archie Shepp et Roy

Haynes, est invité, le 28janvier 1971, à interpréter «My Cherie Amour» de Stevie Wonder… Ils jouent finalement une version particulièrement «libre» de «Haitian Fight Song» de Charles Mingus, devant un Ed Sullivan pâle comme la mort...» (http://neospheres.free.fr/jazz/kirk.htm). Vers la même époque, Kirk rencontre Huey Newton et Bobby Seale, deux leaders des Black Panthers et se retrouve dans le collimateur du F.B.I. qui, sous prétexte d'un projet de détournement d'avion, l'emprisonne deux jours à l'aéroport de Cleveland…

Certains lecteurs se demanderont peut-être ce qui pousse ce musicien très engagé à consacrer à peine deux ans plus tard quasiment tout un album à une entreprise d'incarnation/réappropriation de morceaux soul – a priori plus sentimentaux que politiques – piochés chez Marvin Gaye (un débridé medley de What's Goin' On et Mercy Mercy Me [The Ecology]) ou Bill Withers (Ain't No Sunshine – cf. ci-dessous) ou écrits spécialement pour l'occasion (Take Me Girl, I'm Ready coécrit pour lui e.a. par la Gloria Jones de la version originale de Tainted Love)? Si l'on examine avec un peu d'attention le parcours créatif de Roland Kirk, on ose répondre à sa place que cela lui semblait naturel et ne lui posait pas problème. En effet, si du hard bop et du soul jazz au free, en passant par des flirts plus fugaces avec le classique, la bossa-nova (aux côtés de Quincy Jones) ou le rock (des jams avec Frank Zappa ou Jimmy Hendrix), Kirk a trempé dans différents bains stylistiques, il n'y a jamais été inféodé, ne s'y est jamais senti enfermé. Quand Kirk partait en tournée, il emportait toujours quelques dizaines de «plaques» de son imposante et hétéroclite collection de disques (à la fin de sa vie, en 1977, elle comptera six mille pièces) dont il écoutait, réécoutait, décortiquait, déconstruisait et reconstruisait certains morceaux pour en faire les greffons qui venaient faire évoluer son propre répertoire. On y retrouvait tant des standards anciens que le souffleur considérait comme les «classiques» de la musique noire (Sydney Bechet, Fats Waller, Scott Joplin…) que les dernières trouvailles de ses contemporains (Thelonius Monk, Charles Mingus, John Coltrane…). Avant que les Jamaïcains n'inventent au début des années septante une forme de réagencement en studio de la musique des autres qu'on appellerait bientôt remixes, c'était la reprise qui permettait ce passage de témoin rapide d'un musicien - consentant ou non - à son prochain.

Il n'est donc pas si étonnant qu'à l'autre bout de «Blacknuss», trente-huit minutes plus tôt, en premier morceau de la face A, Roland Kirk et les siens proposent leur vision à la fois très habitée, très respectueuse et au centre de gravité clairement déplacé (élagage vocal quasi intégral, enluminures de flûte, accélération subtile…) de Ain't No Sunshine, ce hit sorti par Bill Withers moins de six mois auparavant - en single et en ouverture de son premier album «Just as I Am». À l’époque, pour les chantres les plus actifs - à la fois musiciens, activistes, théoriciens et historiens de terrain - de la «Great Black Music», il y avait moins de différences entre les musiques populaires nées dans les quartiers et les musiques apparemment plus avant-gardistes qui en découlaient que dans les oreilles de certains d'entre nous, parfois encore stylistiquement ségrégationnistes.

Et pourtant, tant sur le plan de leur musique que sur le plan de l'incarnation physique de leur univers sonore, Bill Withers et Roland Kirk paraissent tellement éloignés l'un de l'autre… Là où Kirk est excentrique, débordant, volcanique, «bigger than life», point d'exclamation, Withers est discrétion, fausse superficialité, effacement, «just as he is», points de suspension. La pochette du petit bijou musical qu'est son premier album le montre souriant, en jean et T-shirt passe-partout, adossé à un mur de briques tout aussi banal, une boîte à outils d'ouvrier dans la main droite (quand sort «Just as I Am», Bill travaille encore dans une usine… de lunettes de WC pour Boeing 747). Rien de très flamboyant ou de très glamour. Aujourd'hui encore, l'homme est occulté par l'œuvre, par l'aura de ses chansons. Beaucoup d'amateurs de musique n'ont pas son nom en tête alors qu'ils reconnaissent pourtant, dès les premières mesures, la demi-douzaine de hits qu'il a écrits au début des années septante. Pour ne prendre que l'exemple de Ain't No Sunshine, on recense sur Internet, hormis la version de Roland Kirk, plus de cent reprises dues notamment à Michael Jackson (aussi en 1972), Sting, Paul Mc Cartney, Mark Eitzel, Ladysmith Black Mambazo… sans compter les samples par Tupac Shakur, Kid Frost ou DMX.

Tout l'album, produit par l'organiste Booker T.Jones, marie avec subtilité une simplicité apparente dans l'éclat de la voix de Withers (une fraction de seconde et c'est comme si elle emplissait tout le volume de la pièce, nous rappelant indirectement les racines de la soul dans cette autre musique de voix ascendantes qu'est le gospel) et un travail d'orfèvre dans les détails d'arrangements discrets dont la plus grande qualité est d'être si bien dosés et charpentés qu'on en vient à ne plus les remarquer. Un grand disque «artisanal» et «amateur» dans le sens le plus noble de ces deux termes, porté d'un bout à l'autre par le simple souci de bien faire («If you read the album cover by now, you know my name is… what my name is. When I came in here to… trying… to do this – something I never done before -, Mister Jones - Booker T.- said to me… 'Don't worry about it. Just do what you do. And

do it good'» - récitatif de Do it Good). Au-delà des dominantes rondes, douces et soyeuses de la smooth soul de Withers, se cachent - presque - des paroles parfois inattendues, souvent plus dures et plus sombres, veinées de blues ou faisant écho à de squelettiques arpèges acoustiques d'un folk désabusé. L'homme chante les mains de sa grand-mère, les rues d'Harlem, la prostitution, l'alcoolisme et - surtout, surtout - l'infidélité, la séparation amoureuse. Et là encore, dans la ballade Hope She'll Be Happier qui représente le sommet artistique de cette thématique (un sommet en forme de fil tendu au-dessus d'un gouffre, c'est vrai), c'est l'effacement qui l'emporte. «Maybe the lateness of the hour / Makes me seem bluer than I am / But in my heart there is a shower / I hope she'll be happier with him / Maybe the darkness of the hour / Makes me seem lonelier than I am / But over the darkness I have no power / Hope she'll be happier with him». Un retrait de l'homme frappé par le désamour vis-à-vis de son rival temporairement victorieux qui, pour nous, fait lointainement écho au film muet soviétique «Le Cadavre vivant» de Fedor Ozep, d'après une pièce de Tolstoï, dans lequel un mari trompé (excellemment «non-joué», là aussi dans la retenue et l'underacting, par le réalisateur Vsevolod Poudovkine) simule son suicide pour permettre à sa femme de se remarier. La palette des émotions quitte là les dominantes black pour toucher à une universalité des sentiments colorée par le bleu des vagues à l'âme et décolorée par le blanc, voire la transparence, des visages livides d'hommes en sursis, fantomatiques jusqu'à leur éventuelle résurrection. Un retour à la vie qui peut passer par la musique, à la fois exutoire et onguent de cicatrisation. En cela, sur son premier album, Bill Withers tutoie d'autres musiciens fraîchement «plaqués», gagnant en inspiration et en force créatrice ce qu'ils viennent de perdre en amour et en réconfort, comme le Lee Hazlewood de «Requiem for an Almost Lady» (encore 1971).

Mais ce n'est pas parce qu'il est mis en sourdine ou entre parenthèses que le facteur racial ou communautaire a disparu. Dans une interview de 2007 pour une télévision locale de West Virginia, un Bill Withers de soixante-neuf ans se souvient de son enfance, de l'époque de Grandma's Hands: «My family lived right beside that railroad track. And so all the white people lived on one side of the railroad track and all the black people lived on the other side of the railroad track. My mother bought a house that was just on the side she wasn't supposed to buy it on. There were just two houses, two families, who were allowed over there. But when I was growing up, where I heard noise that's were I went. To play. (…) There was always a certain kind of interaction [between white and black people] here. It think more than in other southern states». À l’exception de la nuance de la dernière phrase, on croit entendre presque mot à mot ce que le pianiste noir Cecil Taylor racontait en 1968 à Luc Ferrari et Gérard Patris qui le filmaient pour leur série «Les grandes répétitions» (une édition DVD de toute la série serait un acte culturel de salubrité publique): Jean-Sébastien Bach, John Cage ou Karlheinz Stockhausen n'étaient et ne sont pas de sa communauté, ils étaient liés à un autre monde, le monde des Conservatoires et des Académies. «The studies have to be divided in two categories: those of the Academy and those of the areas that are usually located across the railroad tracks. In this case, the railroad tracks were located outside of Boston, in a town called West Medford. And there I heard other musics». Les lignes de chemin de fer tout en divisant socialement et racialement le territoire américain ont fini par relier, de manière à la fois métaphorique et très concrète, les musiciens noirs qui sont nés sur ses bas-côtés.

Les deux disques ci-dessus sont repris dans l'ouvrage de référence «Great Black Music – Un parcours en 110 albums essentiels» publié au début de cette année par Philippe Robert aux éditions Le Mot et le reste. Laissant de côté le blues rural des années vingt et le rock'n roll des années cinquante pour commencer son parcours en 1954 avec «Lady Sings the Blues» de Billie Holiday et provisoirement l'arrêter du côté de Madvillain en 2004, l'auteur coud une histoire en pointillés de la «grande musique noire» déroulant le fil de plusieurs bobines expressives, différentes, mais complémentaires: blues, jazz, soul, funk, disco, hip-hop, reggae, spoken word, pop, rock… Un itinéraire essentiellement américain, mais ne s'interdisant pas deux ou trois petits détours par l'Afrique ou la Jamaïque. Un complément idéal à deux ouvrages de référence des années soixante, disponibles en français et proposant un fil plus suivi (une thèse) et une vision plus politique de la question: «Le Peuple du blues» [Blues People – Negro Music in White America] de LeRoi Jones (1963 – traduit et réédité en poche chez Folio) et «Free Jazz Black Power» de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli (1971 – aussi disponible chez Folio).

Philippe Delvosalle
novembre2008

Selec

 

 

 

 

 

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